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à ce sujet une anecdote curieuse qui confirme l'opinion de ces auteurs contemporains.

« Le cardinal était éperdument amoureux, et ne << s'en cachait point, d'une grande princesse. Le <«< respect que je dois à sa mémoire m'empêchera « de la nommer. Le cardinal avait eu la pensée << de mettre un terme à sa stérilité; mais on l'en <«< remercia civilement, dit la chronique d'où je <«< tire ce fait. La princesse et sa confidente, ma« dame de Chevreuse, avaient en ce temps-là l'es«prit tourné à la joie au moins autant qu'à l'in<«trigue. Un jour qu'elles causaient ensemble et «qu'elles ne pensaient qu'à rire aux dépens de <«<l'amoureux cardinal, il est passionnément épris, Madame, dit la confidente; je ne sache <«< rien qu'il ne fit pour plaire à votre majesté. << Voulez-vous que je vous l'envoie le soir dans << votre chambre, vêtu en baladin, que je l'oblige << à danser ainsi une sarabande? le voulez-vous ? «< il y viendra. Quelle folie!» dit la princesse : <«< elle était jeune, elle était femme, elle était vive <«<et gaie; l'idée d'un pareil spectacle lui parut << divertissante. Elle prit au mot sa confidente, qui fut du même pas trouver le cardinal.

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<«< Ce grand ministre, quoiqu'il eût dans sa tête <<< toutes les affaires de l'Europe, ne laissait pas en << même temps de livrer son cœur à l'amour. Il ac

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cepta ce singulier rendez-vous : il se croyait déjà

<< mattre de sa conquête, mais il en arriva autre«< ment. Boccau, qui était le Baptiste d'alors et jouait admirablement du violon, fut appelé; << on lui recommanda le secret. De tels secrets se « gardent-ils? C'est donc de lui qu'on a tout su.

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<< Richelieu était vêtu d'un pantalon de ve«<lours vert; il avait à ses jarretières des sonnettes d'argent; il tenait en main des castagnettes et <«< dansa la sarabande, que joua Boccau. Les spectatrices et le violon étaient cachés, avec « Vautier et Beringhen, derrière un paravent d'où « l'on voyait les gestes du danseur; on riait à « gorge déployée; et qui pourrait s'en empêcher, puisqu'après cinquante ans j'en ris encore << moi-même?

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<< On fit retirer Boccau, et la déclaration fut << faite dans toutes les formes. La princesse la <<< traita toujours de pantalonade; et ses dédains, <«< assaisonnés du sel de la plaisanterie, aigrirent << tellement ce prélat orgueilleux, que depuis << son amour se changea en haine; la princesse « ne paya que trop cher le plaisir qu'elle avait « eu de voir danser une éminence 1. >>

La vengeance de Richelieu fut implacable; elle se manifesta en toutes occasions, soit dans

que

Mémoires de Brienne, recueillis avec autant de goût d'intérêt par M. Barrière.

l'affaire de Chalais, où il descendit lui-même dans les cachots pour solliciter du prisonnier des aveux qui pouvaient compromettre Anne d'Autriche; soit lors de la découverte de la correspondance de cette princesse avec le roi d'Espagne, où il ordonna au chancelier Séguier d'aller au Val-de-Grâce pour saisir cette correspondance sur la reine même.

Cette haine se signala encore dans une circonstance moins solennelle. Ce fut à l'occasion de l'ouverture du grand théâtre du PalaisCardinal. La pièce d'inauguration était cette tragi-comédie de Mirame, dont nous venons de parler elle avait été composée par le cardinal et par Desmarets 1, son confident et son premier commis au département des affaires

1 Desmaretz, un des premiers membres de l'Académie française, la prit sous son nom, et signa la dédicace qui en fut faite au roi Louis XIII, en ces termes :

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Mirame, que je présente avec respect à Votre Majesté, « n'a servi que d'un essai avant de chanter ses louanges, et si <«< mon travail a été suivi de quelque heureux succès en un sujet inventé, elle jugera, s'il lui plaît, de ce que je pourrai « faire en parlant de ses exploits véritables. Bien que l'usage <«< des triomphes publics semble être aboli par toute la terre, «la France a maintenant un lieu où j'espère que Votre

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Majesté triomphera souvent par les vers et les beaux specta<«cles que votre grand ministre y fera faire pour célébrer vos « conquêtes,>>

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poétiques. Richelieu dépensa des sommes énormes pour cette mise en scène.

La représentation eut lieu en 1639, en présence du roi, de la reine, et de toute la cour. Chacun savait, comme le dit Pelisson, que le premier ministre << témoignait des tendresses de père à <«< cette Mirame, qui lui coûtait deux ou trois <«< cent mille écus et pour laquelle il avait fait «< bâtir cette grande salle de spectacle dans son palais; aussi l'on s'attendait à des acclamations. « J'ai ouï dire que les applaudissements que l'on <«< donnait à cette pièce, ou plutôt à celui qui y prenait beaucoup d'intérêt, transportaient le <«< cardinal hors de lui-même; que tantôt il se <«<levait et se tirait à moitié du corps hors de sa loge pour se montrer à l'assemblée, tantôt il im

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posait silence pour faire entendre les endroits << encore plus beaux. »

Ce triomphe ne flattait pas seulement l'amourpropre de l'auteur, il satisfaisait les ressentiments de l'homme. La pièce était remplie d'allusions amères sur la conduite d'Anne d'Autriche et sur ses rapports secrets avec l'Espagne. Le roi, père de Mirame, disait à son confident :

Celle qui vous paraît un céleste flambeau,
Est un flambeau funeste à toute ma famille,
Et peut-être à l'État..

Acaste, il est trop vrai, par différents efforts,
On sape mon État et dedans et dehors;

On corrompt mes sujets, on conspire ma perte,
Tantôt couvertement, tantôt à force ouverte.

Deux vers surtout durent cruellement blesser la reine. On pensait généralement que le duc de Buckingham avait,' en 1627, fait déclarer la guerre à la France, parce qu'il lui avait été défendu d'y rentrer, à cause de l'éclat de sa passion insensée pour Anne d'Autriche. Le prélat vindicatif donnait clairement à entendre que cette princesse n'avait pas été insensible aux amou reuses folies du duc, en mettant dans la bouche de Mirame ces deux vers:

Je me sens criminelle, aimant un étranger,
Qui met pour mon amour cet État en danger.

Ce théâtre fut également témoin d'une fête que Richelieu donna en 1641, pour célébrer les fiançailles de sa nièce, Claire Clémence de Maillé, avec le duc d'Enghien, depuis le grand Condé.

1 Le duc de Buckingham se présenta à un bal de la reine avec un manteau couvert d'or et garni de perles d'un grand prix. Ces perles mal attachées tombèrent au milieu des danseuses, qui s'empressèrent de les ramasser et de les accepter, aux galantes sollicitations du duc. Le lendemain, la reine lui fit remettre des bijoux enrichis des plus beaux diamants, pour l'indemniser de ses fastueuses libéralités.

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