Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE II I.

Le Philofophe Solitaire.

Conté moral.

E fameux Scythe Anacharfis, un jour furpris par une nuit obscure, apperçut une maison bâtie au bas d'une montagne. Il vint y demander l'hofpitalité, & ce fut le maître même de la maifon à qui il parla... Entrez, dit-il à Anacharsis, d'un ton fevère. Les hommes en général ne méritent pas qu'on les oblige; mais ce feroit être auffi méchant qu'eux que de les traiter comme ils le méritent. Venez : les vices de leurs cœurs m'ont valu des exemples de vertu.

La fingularité de ce difcours eût peut-être étourdi tout autre homme qu'Anacharfis ; mais ce Scythe, qui étoit un amateur de la fageffe, & qui voyageoit pour en acquérir, fe fentit au contraire piqué d'une curiofité de Philofophe : il regarda cet accueil, comme la matière d'un éclairciffement qui ne manqueroit pas d'être inftructif; il s'en promit tout d'un coup quelques nouvelles leçons de fageffe, il lui tarda de voir le dénouement d'une aventure qui, suivant ses vues, commençoit d'une façon fi intéreflante.

Il fuivit donc fon hôte, qui le prit par la main, & le conduifit dans un appartement commode, dont la propreté faifoit tout l'ornement. Ana charfis, qui étoit bon connoiffeur, vit bien alors qu'il étoit logé chez un fage; & cela étant, il fe trouvoit lui, une bonne fortune pour fon hôte;

tout comme fon hôte en étoit une pour lui: il ne s'agiffoit plus que d'une chofe; c'étoit que chacun fentit le mérite de l'autre, & que la découverte de ce qu'ils valoient fût entre eux réciproque.

[ocr errors]

Pour cet effet, voilà Anacharfis qui prend le maintien d'un fage, attitude grave, difcours fentencieux & filence attentif.

Notre Mifanthrope remarqua ces façons-là, & fur cette étiquette, il examine Anacharfis : celui-ci tient bon : déjà l'autre s'intrigue, s'arrange fur fes conjectures, prend lui-même une contenance moins diftraite, & foupçonnant qu'il eft devenu un fage, ne veux pas manquer le petit profit qui fe préfente; c'eft d'être auffi pris pour tel.

Cependant on fervit, ils fe mirent à table; & dans la conversation, fi je ne craignois de vous paroître trop curieux, dit-il, je vous prierois de me dire à qui j'ai fait le plaifir de donner aujourd'hui retraite. Si j'en crois les apparences, je dois vous diftinguer des autres hommes pour qui je n'ai pu m'empêcher de vous montrer tant de mépris. Quand vous me confondriez encore avec eux, reprit Anacharfis, vous ne feriez point injufte tous les hommes en effet font méprifables; les uns plus, les autres moins : voilà toute la différence qu'on peut mettre entre eux. Vous fouhaitez de favoir qui je fuis, & je vous ai trop d'obligation pour refufer de vous fatisfaire. Je fuis né Scythe, & je m'appelle Anacharfis. Votre nom & votre amour pour la fageffe, me font connus, Seigneur, répondit le Solitaire; je fais même votre rang que vous oubliez de me dire; vous êtes Prince de la famille royale de Scythie, & je vous demande

1

:

rois pardon de la manière dont je vous ai reçu d'abord, fi je ne croyois devoir épargner au Philofophe Anacharfis les excufes & les refpects que je dois au Prince cependant, Seigneur, fouffrez que je vous dife d'où me vient cette haine que j'ai prise pour les hommes. J'allois vous prier de m'en inftruire, reprit Anacharfis, & j'attends votre récit avec impatience. Je vais, dit le Solitaire, vous expofer toute l'histoire de ma vie; cela pourra vous amuser, & je ne serai pas long.

Je m'appelle Hermocrate, & je fuis iffu de parens qui furent autrefois Sénateurs dans Athènes. Mon père répara la médiocrité des biens qu'il avoit à me laiffer par une bonne éducation. J'étois dans la fleur de mon âge, quand il mourut; je crus, après fa mort, ne devoir rien négliger de tout ce qui pouvoit augmenter ma fortune j'avois l'ame généreufe, & de tous les plaifirs auxquels j'étois fenfible, je n'en connoiffois point de plus grand, de plus cher, ni qui me fût plus néceffaire, que le plaifir d'obliger les autres. Quand je pouvois rendre un service à quelqu'un, je n'avois pas befoin d'étudier mes façons, pour fauver aux gens la petite confufion qu'on a fouvent d'être obligé dans bien des choses; j'étois là-deffus tout fentiment; je n'avois qu'à laiffer faire mon cœur, il n'y avoit rien à ajouter à fon induftrie naturelle non plus qu'au talent qu'il avoit de cacher fon induftrie même.

Né avec de pareilles difpofitions, j'envisageois avec volupté toutes les fortes de partages que je ferois de ma fortune aux autres. Quand je ferois riche, je ne puis fubfifter avec mon bien, difois-je en moi-même; car il ne fuffit que pour

moi ; & mon cœur, pour ainfi dire, n'a pas le néceffaire. Etre né bon & ne pouvoir exercer fa bonté, n'est-ce pas vraiment n'avoir pas de quoi vivre; quoi voir les befoins d'un honnête→ homme, & n'être point en état de les foulager, n'eft-ce pas les avoir foi même ? Je ferai donc pauvre avec les indigens, ruiné avec ceux qui font ruinés, & je manquerai de tout ce qui leur manquera; tâchons de me mettre à l'abri d'une vie fi trifte.

Dans ce projet je me reffouvins qu'il y avoit un Philofophe qui s'étoit entièrement retiré du monde, & qui demeuroit à un quart de lieue de ma ville. Il cultivoit les fciences dans fa retraite, & beaucoup de perfonnes l'alloient fouvent confulter fur une infinité de matières : fes réponses & fes confeils avoient été utiles à tout le monde, & fon étude lui avoit même acquis des fecrets qui le faifoient paffer pour un Magicien dans l'efprit du peuple : il falloit l'interro ger en peu de paroles, & il répondoit de même.

[ocr errors]

J'allai donc le trouver; je n'avois qu'une queftion fort courte à lui faire. Comment faut-il s'y prendre lui dis-je, pour avoir l'amitié des hommes? Car je comptois qu'avec leur amitié il n'y avoit rien dont je ne vinsse à bout. Etre bon avec eux, & dans fes difcours & dans fes actions, me répondit-il; & puis il fe retira. Sur ce pied là, ils m'aimeront, dis-je en me retirant auffi; car, pour être bon, je n'ai qu'à refter comme je fuis.

Je revins chez moi avec cet oracle qui s'ajuftoit fi bien à mon caractère ; & dès ce moment je me mis en befogne. Vous concevez bien que je n'eus pas de peine à donner des témoignages

[ocr errors]

de cette bonté qu'on m'avoit recommandée, dont mon cœur ne refpiroit que la pratique. Le Philofophe ne s'étoit point trompé, & en effet je fus bientôt regardé comme le meilleur garçon du monde ; je ne voyois perfonne qui ne fit mon éloge; on s'attendriffoit en me louant; on fe répandoit en careffes; tous les difcours qui rouloient fur mon compte étoient affectueux ; & ce qu'on me difoit, il eft certain qu'on le fentoit. Sur le rapport de ceux qui me connoiffoient, j'avois pour amis tous ceux qui ne me connoiffoient pas ; & je vous l'avoue, les espérances de crédit & de fortune que j'avois conçues me pa rurent alors infaillibles au point où je voyois les chofes. Je comptois en homme fenfible, que mes amis me feroient obligés des fervices que j'exigerois d'eux; ils feront charmés de m'être utiles, me difois-je, ils m'aiment ; & les requerir de quelques graces, c'eft un bonheur que leur doit ma reconnoiffance; il eft vrai que je n'ai pas le talent de demander pour moi, & qu'affurément je m'y prendrois mal; mais à cet égardlà leur amitié leur épargnera bien des frais de complimens: & d'ailleurs c'eft un titre de bon cœur, que de ne favoir pas parler pour foi; l'homme généreux, quand il prie fon ami de le fervir, s'imagine prefqu'à caufe de cela être un mauvais ami lui-même.

C'étoit ainfi que je m'entretenai avec moi, quand un pofte honorable & qui me convenoit fe préfenta. Je témoignai à différentes perfonnes que j'avois envie de l'avoir. Remarquez que ceux à qui je m'adreffois me fembloient les plus touchés de mon caractère : j'en avois reçu en toutes occafions de ces tendres ferremens de main, par lefquels on femble dire à un homme qu'il eft doux

[ocr errors]
« PreviousContinue »