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ceux que vous venez de nommer, je paffe le tems, ou à me tenir fur mes gardes avec eux ou à m'en faire craindre, ou à m'en divertir: mais vous, vous n'êtes qu'aimable : & quoi encore? Aimable : & en vérité cela n'anime point; car on vous aime, & puis c'est tout.

Il alloit continuer; mais moi, faifi de fureur à la vue de l'iniquité des hommes, je dis à tous ces indignes de fortir; ce qu'ils firent en se moquant de moi. Le lendemain je vendis le refte de mon bien; & m'éloignant de ma patrie, auffi bien que des hommes qui m'étoient odieux, je fis bâtir cette maifon dans ce défert, où je vis de ce que me rapportent quelques arpens de terre que j'y cultive.

CHAPITRE II I. Mémoires d'une Coquette retirée du monde.

J'AI foixante-quatorze ans passés, quand j'écris ceci il y a donc bien long-tems que je vis; bien long-tems, hélas ! je me trompe à proprement parler, je vis feulement dans cet instantci qui paffe; il en revient un autre qui n'eft déjà plus, où j'ai vécu, il est vrai; mais où je ne fuis plus; & c'eft comme fi je n'avois pas été : ainfi, ne pourrois-je pas dire que ma vie ne dure pas; qu'elle commence toujours ? Ainfi jeunes & vieux nous ferions tous du même âge. Un enfant naît en ce moment où j'écris ; & dans mon fens, toute vieille que je fuis, il eft déjà

auffi ancien que moi. Voilà ce qui me femble, & fur ce pied-là, qu'eft-ce que la vie? Un rêve perpétuel, à l'inftant près dont on jouit, & qui devient rêve à fon tour. Je cónnois un pauvre homme qui a beaucoup fouffert depuis trente ans je connois un grand Seigneur qui a paflé tout ce tems-là dans la joie : lequel aimeriezvous mieux avoir été, ou le pauvre, ou le grand Seigneur ? Quelque choix que vous faffiez, vous n'en ferez ni mieux, ni plus mal: voilà pourtant à quoi aboutiffent le bonheur ou le malheur de cette vie; peines paffées, plaifirs paffés tout fe confond, tout eft égal : les Rois n'ont qu'à profiter de l'inftant dont ils jouiffent, ils ne font heureux que cet inftant; & de ce court bonheur qu'ils ont, c'eft à eux à en bien choisir l'efpace, tant court qu'il eft, il a d'éternelles conféquences.

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Je fuis vieille, ceux qui liront ceci doivent me pardonner les réflexions par où je commence réfléchir fur ces matières-là, eft, je crois un tribut qu'il faut payer une fois en fa vie il vaudroit mieux le payer quand on eft jeune, cela procureroit un vie plus tranquille & plus innocente, & diminueroit beaucoup de la valeur que nous trouvons à je ne fais com→ bien de petites doctrines hardies dont nous nous gâtons les uns les autres, & qui nous paroîtroient bien foibles, fi nous n'avions pas un intérêt préfent à les trouver fortes, ou fi nous n'avions pas le fang trop chaud.

Quoi qu'il en foit, voilà mon exorde ce qui me reste à dire va m'engager d'abord à des détails plus amufans, & me ramenera enfuite aux réflexions les plus férieuses.

On me maria à dix-huit ans je dis qu'on

me maria; car je n'eus point de part à cela : mon père & ma mère me promirent à mon mari, que je ne connoiffois pas : mon mari me prit fans me connoître ; & nous n'avons point fait d'autres connoiffances ensemble que celle de nous trouver mariés, & d'aller notre train fans nous demander ce que nous en penfions; de forte que j'aurois dit volontiers: quel eft donc cet étranger dont je fuis la femme.

avec

Cet étranger cependant étoit un fort honnête homme, de trente-cinq à quarante ans, qui j'ai vécu comme avec le meilleur ami du monde; car je n'eus jamais pour lui ce qu'on appelle amour; il ne m'en demanda jamais : nous n'y fongeâmes ni l'un ni l'autre, & nous nous fommes très-tendrement aimés fans cela.

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Sept ou huit mois après notre mariage, un aimable homme de notre fociété s'avifa de prendre du goût pour moi : dès que je m'en apperçus, je le condamnai à foupirer en vain car j'étois fage; mais nous autres femmes, lorfqu'un homme nous aime, il n'y a pas moyen que nous le congédiions fans retour; la vertu nous dit il ne faut point avoir d'amant; & là-deffus nous renvoyons celui qui nous vient : mais il ne s'en retourne pas fi vite; car notre vanité lui fait figne d'attendre : & il attend, comme fit le mien, que je traitois avec froideur & que j'agaçois par mille petites bagatelles dont il ne dépendoit pas de moi de m'abftenir, parce que j'étois femme, & qu'on ne peut être femme fans être coquette; il n'y a que dans les romans qu'on en voit d'autres; mais dans la nature, c'est chimère, & les véritables font toutes comme j'étois par exemple, lorf que je me fentois dans un jour de beauté

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que j'étois avantageusement parée, j'étois bien aife que l'amant dont je parle me vit alors; je l'en rebutois de meilleur courage, parce que je favois bien qu'il n'y avoit point de danger à le faire je l'aurois défié de me quitter, j'étois trop belle pour lors: ainfi, je laiffois ma fageffe fe donner carrière, j'affligeois hardiment mon homme, quand mes agrémens pouvoient foutenir tout ce fracas-là: mais j'allois plus doucement, quand je me fentois moins forte.

Et qu'on n'aille pas dire que c'eft-là une grande coquetterie ; car c'eft la moindre de toutes celles qu'une femme peut avoir ce n'eft encore-là qu'une coquetterie machinale. Vraiment quand la réflexion s'en mêle c'est bien autre chose.

Cependant l'époufe de cet honnête homme connut, à n'en pouvoir douter, qu'il m'aimoit : elle s'en allarma, comme de raison, & vint me rendre vilite un jour qu'il étoit avec moi; ils parurent déconcertés en fe voyant ; un moment après il fortit, & j'allois continuer la converfation avec elle, quand elle me dit en fouriant mon mari vous aime, Madame, & vous méritez d'être aimée plus que perfonne au monde : ainsi je n'entreprends point de le détacher de vous, j'y perdrois mes efforts; il vaut mieux que j'aie recours à vous même, & que je remette mes intérêts entre vos mains. C'est donc à vous, votre amitié pour moi, que je redemande mon mari : j'ai de l'attachement pour lui, & il le mérite, au penchant près qu'il fent, & qu'il eft bien difficile de ne pas fentir pour une femme auffi bienfaite que vous l'êtes je fuis fûre que ce penchant vous eft à charge, & il m'afflige; je ne lui ai rien dit encore: j'ai cru

que

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&

que vous le rameneriez mieux que moi qu'il feroit plus touché du chagrin qu'il me donne fi vous l'y rendiez fenfible. Il m'aimoit autrefois; difpofez-donc fon cœur à plaindre du moins le mien l'eftime & le respect qu'il a pour vous donneront du poids à ce que vous lui direz en ma faveur; feignez que je fuis aimable, & il vous croira vous l'en perfuaderez encore mieux que ne feroient mes reproches.

:

A peine eut-elle achevé de parler que je l'embraffai de tout mon cœur, je me jettai dans fes bras, je crois même que nous pleurâmes ; & le moyen à mon égard que je ne me fuffe pas attendrie, que je n'euffe pas été remplie de zèle pour les intérêts d'une femme qui venoit me dire que j'étois plus aimable qu'elle, & qui demandoit quartier à mes charmes : le tour étoit trop adroit. Auffi je n'y réfiftai pas, je l'embraffai encore, & puis je recommençai, je l'accablai de careffes, je la trouvai adorable, cent fois plus belle que moi; car l'amour propre, quand il a fon compte, eft fi tendre, fi reconnoiffant fi modefte; il rend tout ce qu'on lui donne.

Je ne rapporterai point les difcours que nous nous tînmes; notre attendriffement rendit la fcène affez muette, je l'affurai qu'elle feroit contente & elle me quitta.

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Son mari rentra qu'il n'y avoit pas un demiquart d'heure qu'elle étoit fortie ; la joie étoit peinte fur fon vifage. Madame, me dit-il, voilà qui eft fini, je ne vous ferai plus importun; je viens vous demander pardon de l'avoir été : je vous admire, vous êtes la vertu même : ( & je me ferois bien paffée de ces éloges-là ; ils me déplurent par preffentiment. ) J'écoutois à la porte de votre chambre lorfque ma femme vous

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