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venoit de le quitter, & puis qu'on y retournât après qu'on l'avoit vu; & puis qu'on l'envoyât prier de revenir, quand on ne pouvoit l'aller chercher cela ne me plaifoit point, je trouvois beaucoup d'imperfection, dans le befoin éternel qu'on avoit de la créature pour aimer le créateur. Je croyois voir là-dedans que la chair étoit plus dévote que l'efprit, & il me paroiffoit enfin que le violent amour pour Dieu pouvoit fort bien ne fervir au cœur que de prétexte pour une autre paffion.

Un de ces Directeurs mourut, & la Dame à qui il appartenoit en penfa devenir folle. Son pieux défelpoir me fcandalifa. Dieu qui lui reftoit, ne lui fuffifoit pas pour la confoler : je quittai tout-à-fait ces compagnes, qui ne pouvoient s'accommoder de fes volontés, pour me retirer à la campagne, où je fais mon féjour ordinaire, & où mon Curé prend foin de ma conscience, fans avoir rien à démêler avec mon cœur.

CHAPITRE V.

Le Miroir.

Si vous aimez, Monfieur, les aventures un peu fingulières, en voici une qui a de quoi vous c ntenter. Je ne vous prefferai point de la croire; vous pouvez la regarder comme un pur jeu d'efprit, elle a l'air de cela; cependant c'eft à moi qu'elle eft arrivée.

Je ne vous dirai point au reste dans quel endroit de la terre j'ai vu ce que je vais vous dire.

K

C'eft un pays dont les Géographes n'ont jamais fait mention; non qu'il ne foit très-fréquenté; tout le monde y va, vous y avez fouvent voyagé vous-même, & c'eft l'envie de m'y amuser qui m'y a infenfiblement conduit. Commençons.

Il y avoit trois ou quatre jours que j'étois à ma campagne quand je m'avifai un matin de me promener dans une allée de mon parc; retenez bien cette allée, car c'est delà d'où je fuis parti pour le voyage dont j'ai à vous entretenir.

Dans cette allée je lifois un livre qui me jetta dans de profondes réflexions fur les hommes.

Et de réflexions en réflexions, toujours marchant toujours allant, je marchai tant, j'allai tant, je réfléchis tant, & fi diversement, que fans prendre garde à ce que je devenois, fans obferver par où je paffois, je me trouvai infenfiblement dans le pays dont je parlois tout à l'heure, où j'achevai de m'oublier, pour me livrer tout entier au plaifir d'examiner ce, qui s'offroit à mes regards, & en effet, le spectacle étoit curieux. Il me fembla donc mais je dis mal, il ne me fembla point; je vis fûrement une infinité de fourneaux plus ou moins ardents, dont le feu ne m'incommodoit point, quoique j'en approchaffe de fort près.

Je ne vous dirai pas à préfent à quoi ils fervoient; il n'eft pas encore tems.

Ce n'eft pas là tout; j'ai bien d'autres chofes à vous raconter. Au milieu de tous les fourneaux étoit une perfonne, où fi vous voulez une divinité, dont il me feroit inutile d'entreprendre le portrait; auffi n'y tâcherai-je point.

Qu'il vous futfile de favoir que cette perfonne, ou cette divinité, qui en gros me parut avoir l'air

jeune, & cependant antique, étoit dans un mouvement perpétuel, & en même-tems fi rapide, qu'il me fut impoffible de la confidérer en face.

Ce qui eft de certain, c'est que dans le mouvement qui l'agitoit, je la vis fous tant d'afpects, que je crus voir fucceffivement pafler toutes les phyfionomies du monde, fans pouvoir faifir la fienne, qui apparemment les contenoit toutes.

Ce que je démêlai le mieux, & ce que je ne perdis jamais de vue, malgré fon agitation continuelle, ce fut une efpèce de bandeau, ou de diadême, qui lui ceignoit le front, & fur lequel on voyoit écrit la nature.

Ce bandeau étoit large, élevé, & comme partagé en deux miroirs éclatans, dans l'un defquels on voyoit une représentation inexplicable de l'étendue en général, & de tous les mystères; je veux dire des vertus occultes de la matière, de l'efpace qu'elle occupe, du reffort qui la meut, de fa divisibilité à l'infini ; en un mot, de tous fes attributs dont nous ne connoiffons qu'une partie.

L'autre miroir qui n'étoit féparé du premier que d'une ligne extrêmement déliée, représentoit un être encore plus indéfiniffable.

C'étoit comme une image de l'ame ou de la pensée en général; car j'y vis toutes les façons poffibles de penfer & de fentir des hommes, avec la fubdivifion de tous les degrés d'efprit & de fentiment, de vices & de vertus, de courage & de foibleffe, de malice & de bonté, de vanité & de fimplicité que nous pouvons a voir.

Enfin tout ce que les hommes font tout ce qu'ils peuvent être, & tout ce qu'ils ont

été, se trouvoit dans ce tableau des grandeurs & des mifères de l'ame humaine.

J'y vis, je ne fais comment, tout ce qu'en fait d'ouvrages, l'efprit de l'homme avoit jufqu'ici produit ou rêvé; j'y vis depuis le plus mauvais conte de Fée jufqu'aux fyftêmes anciens & modernes le plus ingénieusement imaginés; depuis le plus plat écrivain jusqu'à l'auteur des mondes: c'étoit y trouver les deux extrémités. J'y remarquai l'obfcure philofophie d'Ariftote; & malgré fon obfcurité, j'en admirai l'Auteur dont l'efprit n'a point eu d'autres bornes que celles que l'efprit humain avoit de fon tems; il me fembla même qu'il les avoit paffées.

J'y obfervai l'incompréhenfible & merveilleux tour d'imagination de ceux qui, durant tant de fiècles, ont cru non-feulement qu'Ariflote avoit tout connu, tout expliqué, tout entendu; mais qui ont encore cru tout comprendre eux-mêmes, & ne pouvoir rendre raifon de tout d'après lui.

J'y trouvai cette idée du P. Mallebranche, ou fi vous voulez, cette vifion auffi raifonnée que fubtile & fingulière, & qui n'a pu s'arranger qu'avec tant d'efprit, qui eft que nous voyons tout en Dieu.

Le fyftême du fameux Defcartes, cet homme unique, à qui tous les hommes des fiècles à venir auront l'éternelle obligation de favoir penfer, & de penfer mieux que lui; cet homme qui a éclairé la terre, qui a détruit cette ancienne idole de l'ignorance; je veux dire le tiffu de fuppofitions, refpecté depuis fi long-tems, qu'on appelloit philofophie, & qui n'en étoit pas moins l'ouvrage des meilleurs génies de. l'antiquité;

cet homme enfin, qui, même en s'écartant quelquefois de la vérité, ne s'en écartoit plus en enfant, comme on faifoit avant lui, mais en homme, mais en philofophe, qui nous a appris à remarquer quand il s'en écarte; qui nous a laiffé le fecret de nous redreffer nous-mêmes; qui d'enfans que nous étions, nous a changés en hommes à notre tour : & qui, n'eût-il fait qu'un excellent roman, comme quelques uns le difent, nous a du moins mis en état de n'en plus faire.

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Le systême du célèbre, du grand Newton, & par la fagacité de fes découvertes, peut-être plus grand que Defcartes même, s'il n'avoit pas été bien plus aifé d'être Newton après Defcartes, que d'être Defcartes fans le fecours de perfonne, & fi ce n'étoit pas avec les forces que ce dernier a données à l'efprit humain, qu'on peut aujourd'hui furpaffer Defcartes même. Auffi vois je qu'il y a des génies admirables, pourvu qu'ils viennent après d'autres, & qu'il y en a de faits pour venir les premiers. Les uns changent l'état de l'efprit humain; ils caufent une révolution dans les idées : les autres, pour être à leur place, ont befoin de trouver cette révolution toute arrivée; ils en corrigent, les Auteurs, & cependant ils ne l'auroient pas faite.

J'observai tous les Poëmes qu'on appelle épiques. Celui de l'Iliade dont je ne juge point, parce que je n'en fuis pas digne, attendu que je ne l'ai lu qu'en françois, & que ce n'eft pas là, le connoître, mais qu'on met le premier de tous; & qui auroit bien de la peine à ne pas l'être, parce qu'il eft grec & le plus ancien. Celui de 'Enéide, qui a tort de n'être venu que le fecond,

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