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a pas un qui n'ait un nez, une bouche & des yeux; mais auffi pas un qui n'ait tout ce que je dis-là, avec des différences & des fingularités qui l'empêchent de reffembler exactement à tout autre vifage.

Mais revenons à ces efprits supérieurs de notre Nation, qui firent de mauvais ouvrages dans les fiècles paflés.

J'ai dit qu'ils y trouvèrent plus d'idées, qu'il n'y en avoit dans les précédens, mais malheureulement ils n'y trouvèrent point de goût: de forte qu'ils n'en eurent que plus d'espace pour s'égarer.

La quantité d'idées en pareil cas, Monfieur eft un inconvénient & non pas un secours; elle empêche d'être timple, & fournit abondamment les moyens d'être ridicule.

Mettez beaucoup de richeffes entre les mains d'un homme qui ne fait pas s'en fervir, toutes fes dépenfes ne feront que des folies.

Et les anciens n'avoient pas de quoi être auffi fous, auffi ridiculês qu'il ne tient qu'à vous de l'être.

En revanche, jamais ils n'ont été fimples avec autant de magnificence que nous; il en faut convenir. C'eft du moins le fentiment de la glace. qui, en louant la fimplicité des anciens,.dit qu'elle eft plus littérale que la nôtre, & que la nôtre eft plus riche : c'eft fimplicité de grand Seigneur.

Attendez, me direz-vous encore, vous parlez de fiècles où il n'y avoit point de goût, quoiqu'il y eût plus d'efprit & plus d'idées que jamais : cela n'implique-t-il pas quelque contradiction?

Non, Monfieur, fi j'en crois la glace, une grande quantité d'idées & une grande difette de

goût

goût dans les ouvrages d'efprit, peuyent fort bien fe rencontrer ensemble, & ne font point du tout incompatibles.

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L'augmentation des idées eft une fuite infaillible de la durée du monde la fuite de cette augmentation ne tarit point tant qu'il y a des hommes qui fe fuccédent, & des aventures qui leur arrivent.

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Mais l'art d'employer les idées pour les ouvrages d'efprit peut le perdre les Lettres tombent, la critique & le goût difparoiffent, les Auteurs deviennent ridicules ou groffiers, pendant que le fond de l'esprit humain va toujours croiffant parmi les hommes.

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CHAPITRE VI.

Les avantages de la Vertu.

Ouvrage de fentiment.

E fuis, né dans les Gaules, d'une famille aflez médiocre, & de parens, qui pour tout héritage ne me laiffèrent que des exemples de vertu à fuivre. Mon père, par fa conduite,. étoit parvenu à des emplois qu'il exerça avec beaucoup d'honneur, & qui avoient déja rendu fa fortune affez brillante, quand une longue maladie, qui le rendit très-infirme, l'obligea de les quitter dans un âge peu avancé.

A peine s'en fut-il défait, qu'une banqueroute fubite lui enleva les deux tiers de ce qu'il avoit acquis; il ne lui resta pour toute reffource qu'un

L

bien de campagne d'un très-modique rapport, où il alla vivre, ou plutôt languir " avec fa petite famille, composée de ma mère, de ma foeur, qui avoit dix - fept ans, de moi qui en avoit près de feize, & qui fortois de mes claffes.

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Ma mère, qui avoit une extrême tendreffe pour fes enfans, & qui les voyoit pauvres, foutint d'abord notre malheur avec moins de force que mon père. Toute vertueufe qu'elle étoit fon efprit parut entièrement fuccomber fous le coup qui venoit de nous frapper. Dès qu'elle fut à la campagne, la grande économie qu'il falloit y garder pour y vivre, le retranchement total de mille petites délicateffes qu'elle nous avoit laiffé prendre, & dont elle nous voyoit privés; le shagrin de voir fes enfans devenus fes domeftiques, & changés, pour ainfi dire, en valets de campagne; enfin, je ne fais quelle trifteffe muette & honteufe qu'elle voyoit en nous, que la mifère peint fur le vifage des honnêtes gens qu'elle humilie, & qui fait plus de peine à voir aux perfonnes qui ont du fentiment, que la douleur la plus déclarée : tout cela jettoit ma mère dans une affliction dont elle n'étoit pas la maîtreffe. Elle ne pouvoit nous regarder fans pleurer mon père qui l'aimoit, & à qui nous tions chers, s'enfuyoit quelquefois à ses pleurs, & quelquefois ne pouvoit à fon tour s'empêcher de joindre fes larmes aux fiennes.

Un jour que je revenois fur le foir de cueillir quelques fruits dans un petit verger que nous avions, je furpris mon père & ma mère qui fe parloient auprès de notre maison, & je les écoutai à la faveur d'une haie qui me couvroit. J'entendis que ma mère foupiroit, & que mon père s'ef forçoit de calmer fa douleur.

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Dans les premiers jours de notre infortune, lui difoit-il, je n'ai point condamné l'excès de votre affliction. Vous vous y êtes abandonnée ; je ne vous ai rien dit ; il n'eft pas étonnant que la raifon ne plie pas d'abord fous de certains revers : les mouvemens naturels doivent avoir leur cours; mais on fe retrouve après cela, on revient à soimême, on s'appaife, & vous ne vous appaisez point. J'ai dévoré mes chagrins autant que j'ai pu, de peur d'augmenter les vôtres. Pour vous, vous ne me ménagez point; vous m'accablez, vous me faites mourir, & vous ne vous en fouciez pas. J'aime nos enfans autant que vous les aimés j'ai été auffi fenfible que vous au malheur qui leur ôte ce que jefpérois leur laiffer. D'ailleurs je fuis infirme, fuivant toute apparence vous me furvivrez, vous ferez à plaindre, & vous aurez de la peine à vivre. Que croyez. vous qu'il fe paffe dans mon cœur, quand j'envifage tout ce que je vous dis-là? Depuis trente ans que je vis avec vous dans une fi grande union, n'ai - je pas appris à m'intéreffer à ce qui vous regarde? N'avez-vous pas eu le tems de me devenir chère? Mes chagrins tels qu'ils font ne me fuffifent-il pas ? Voulez-vous toujours en redoubler l'amertume? Mes forces diminuent tous les jours, la fin de ma vie n'eft que trop perfécutée, ne contribuez point à la rendre plus trifte. Vous avez toujours eu de la religion; j'efpérois que vous me confoleriez, que nous nous confolerions l'un l'autre mais tout me manque à la fois. Dieu veut apparemment que je meure environné de trouble & de défolation. Il m'a ôté mes biens, ma fanté ; & vous m'ôtez la fatisfaction de vous voir foumife à fa volonté. C'estlà le feul bien qui pouvoit me refter, la feule

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paix que mon cœur pouvoit goûter; votre vertu me la promettoit; mais tout m'eft refufé: il faut que l'affliction me fuive jufqu'au tombeau, & que Dieu m'éprouve jufqu'au dernier moment de ma vie.

Je n'entendis après ces mots qu'un mêlange confus de foupirs qui me glacèrent le cœur : enfuite ils recommencèrent à fe parler, mais très-bas, & comme en fe promenant; ce qui me fit perdre ce qu'ils difoient. J'allois donc me retirer, quand mon père hauffant un peu plus la voix, m'arrêta.

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Ne vous embarraffez point de nos enfans, dit-il, mon fils a des fentimens d'honneur, & fa fœur eft née vertueufe: ne fongeons qu'à cultiver ces heureufes difpofitions depuis le malheur qui nous eft arrivé, j'ai découvert en eux un cara&ère qui me charme. Ils vous ont vu pleurer pour le peu de fortune que nous leur laifferons; ils m'en ont vu affligé moi-même. Vos pleurs & mes chagrins ne font pas demeurés fans reconnoiffance leur cœur y a répondu, & notre affliction pour eux a réchauffé leur tendreffe pour nous je l'ai remarquée dans mille petites chofes ; & je vous avoue que cela me donne une grande idée d'eux. Mettons à profit ces attendriffemens où notre amour les a mis pour nous. Voici l'inftant de leur donner des leçons jamais leur cœur n'y fera plus docile : ils font infortunés & attendris; il n'y a point de fituation plus amie de la vertu, que celle où ils fe trouvent.

Mon père & ma mère, après s'être encore entretenus quelque tems, rentrèrent dans la maifon je m'y retirois moi-même, quand je rencontrai ma fœur qui venoit d'un autre côté ; comme elle me vit fort trifte, elle me demanda

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