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qu'ils n'ofent l'humilier, en le fecourant: il faudroit l'honorer malgré fon indigence; & ils rougiroient de la comparaifon qu'ils feroient obligés de faire avec lui. Voilà pourquoi mon père avoit été fi délaiffè; ainfi il n'y avoit perfonne qui s'intéreffât à nous, quand nous reftâmes feuls ma fœur & moi.

Dans un fi grand abandon, je ne favois que devenir, il me fembloit que nous ne tenions plus à rien & j'étois prefque dans le défefpoir. Ma fœur eut plus de fermeté que moi, fa raifon rappella la mienne; & fes fages confeils me décidèrent à paffer ma vie avec elle. Nous don~ nons tous les jours des larmes à la mort de nos respectables parens. Ils ne nous ont point laiffé de fortune; mais il nous ont appris à la méprifer, & cela vaut mieux. Le fouvenir de leurs vertus nous donne la force de cultiver le champ qu'ils nous ont laiffé; notre modération regle nos befoins & ils font fatisfaits par notre fage économie. Nous jouiffons de la douceur & des charmes de l'amitié, & nous vivons heureux, parce que nous avons appris de bonne heure à favoir l'être.

CHAPITRE

VII.

Tableau de la Vertu indigente & leçon

d'humanité.

J'AI rencontré dans le détour d'une rue une jeune fille qui m'a demandé l'aumône : elle pleuroit à chaudes larmes : fon affliction m'a touché ; je l'ai regardée avec attention; je lui ai trouvé de la douceur & des graces dans la phyfionomie ; beaucoup d'abbatement, avec un air confus & embarraffé. Son habit, quoique mauvais, marquoit une condition honnête. Pourquoi pleurezvous, lui ai-je dit? Hélas! Monfieur, c'est que je fuis dans un état affreux, m'a-t-elle répondu : mais d'un ton qui m'a faiti, & qui marquoit une défolation profonde.

Là-deffus j'ai été tenté de la laiffer, fans lui en demander davantage, pour me fauver de l'intérêt douloureux qu'elle commençoit à m'infpirer pour elle; mais je n'ai pu me débarraffer de la pitié qu'elle m'avoit faite : il auroit fallu prendre trop fur moi, & le ménagement pour moimême m'auroit mis plus mal à mon aife, que la plus trifte fenfibilité pour fes malheurs.

Je l'ai donc tiré à quartier, & dans un endroit où je pouvois l'écouter paifiblement . . . . Mademoiselle, vous me paroiffez dans une grande peine, lui ai-je dit, en lui donnant quelque argent; que vous eft-il arrivé . . . ? Elle ne m'a répondu d'abord que par des fanglots fes larmes ont coulé avec plus d'abondance; enfin s'étant un peu remife, puisque vous avez la bonté de prendre part à mon affliction, m'a-t-elle dit, je vais vous en inftruire.

:

Je fuis une fille de famille; mon père avoit une charge affez confidérable en province; il mourut il y a trois ans ; le jeu avoit dérangé : fes affaires, & ma mère eft reftée veuve, chargée de trois filles, dont je fuis l'ainée. Nous fommes venues à Paris, ma mère & moi, après avoir vendu tout ce qui nous reftoit, pour hâter la décision d'un procès dont le gain nous rétabliroit. Il y a dix-huit mois que nous fommes ici. Notre partie, qui eft puiflante, & qui prévoit qu'un arrêt ne lui peut être favorable, a eu affez de crédit pour le reculer ces longueurs ont confommé ce que nous avions. Dans cette extrêmité nous avons tenté de nous jetter aux pieds de nos juges, pour implorer leur justice; mais au palais nous les avons toujours trouvé entourés de clients, parmi lefquels nous n'ofions nous mêler, mal vêtues comme nous fommes; chez eux, foit que notre figure n'attirât pas l'attention de leurs domeftiques, ou que nous vinssions à des heures incommodes, on nous a toujours dit que ces Meffieurs étoient abfens ou occupés ; de forte que nous n'avons nul appui. On néglige de travailler pour nous, parce que nous n'avons point de quoi payer; enfin, Monfieur, la misère où nous fommes tombées, le chagrin, le mauvais air & l'obscurité du lieu où nous logeons, la douleur de me voir fouffrir moi même & le grand âge ont entièrement abbatu ma mère : elle eft malade, & tout lui manque; je fuis au défefpoir de la voir dans cet état, il faut Monfieur , que je combatte encore mon amour & ma compaffion pour elle. Si je les écoute, je fuis perdue: un riche bourgeois m'offre tous les fecours poffibles; mais quels fecours, Monfieur! ils fauveroient la vie à ma mère, ils deshono

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reroient éternellement la mienne : voilà mon état; en est-il de plus terrible ? J'aime ma mère & je lui fuis chère; elle meurt, cela me fait trembler pour nous deux. Dans mon affliction je lui ai dit les offres de l'homme dont je vous parle. A mon récit, j'ai cru qu'elle alloit expirer entre mes bras; elle m'a baigné de fes larmes ; elle a jetté fur moi des yeux tout égarés, & s'eft retournée de l'autre côté, fans me dire une feule parole. Je ne fais pourquoi je ne l'ai point preffée de me parler : il femble que cette femme vertueufe ait perdu tout courage, & fuccombe fous notre malheur ; pour moi, je voudrois mourir pour être délivrée du péril de la voir.

Tout honnête homme fentira combien les difcours de cette fille ont dû me toucher. Je lui ai donné ce que j'ai pu ; j'ai joint à cela des confeils que j'ai cru les plus convenables, & me fuis retiré chez moi prefqu'auffi affligé qu'elle.

Qu'il eft trifte de voir fouffrir quelqu'un, quand on n'est point en état de le secourir, & qu'on a reçu de la nature une ame fenfible qui pénétre toute l'affliction des malheureux, qui l'approfondit involontairement, pour qui c'eft comme une néceffité de la comprendre, & de ne rien perdre de la douleur qui en peut rejaillir fur ellemême.

Jufte ciel! quels font donc les deffeins de la providence dans le partage mystérieux qu'elle fait des richesses? Pourquoi les prodigue-t-elle à des hommes fans fentimens, nés durs & impitoyables, pendant qu'elle en eft avare pour les hommes généreux & compatiffans, & qu'à peine leur a-t-elle accordé le nécéffaire? Que peuvent après cela devenir les malheureux, qui par-là n'ont de recours, ni dans l'abondance des uns, ni

dans la compaffion des autres! mais les réflexions qui naiffent de mon impuiffante médiocrité, m'écartent de celles que me fournit l'aventure de la jeune fille en queftion.

Homme riche, vous qui voulez triompher de fa vertu par sa misère, de grace, prêtez - moi votre attention. Ce n'est point une exhortation pieufe, ce ne font point des fentimens dévots que vous allez entendre: non, je vais feulement tâcher de vous tenir les difcours d'un galant homme, fujet à fes fens auffi bien que vous, foible, & fi vous voulez vicieux, mais chez qui les vices & les foibleffes ne font point féroces, & ne fubfiftent qu'avec l'aveu d'une humanité généreuse. Oui, vicieux encore une fois, mais en honnête homme dont le cœur eft heureufement forcé, quand il le faut, de ménager les intérêts d'autrui dans les fiens, & ne peut vouloir d'un plaifir qui feroit la douleur d'un autre.

Je vous fuppofe jaloux de l'eftime des hommes & du droit de vous estimer vous-même. Si vous n'êtes, comme je le dis, ce n'eft plus à vous à qui je parle ; vous n'êtes que la moitié d'une créature humaine ; vous en avez la figure & le penchant animal, mais vous n'en avez ni la dignité ni la nobleffe ; & pour lors, je m'adreffe à d'honnêtes gens, qui, dans une aventure comme la vôtre, pourroient fe démentir, & fe livrer à l'amour d'un vice odieux, préférablement au goût de la vertu & de la générofité qu'ils ont en eux; goût fecourable, qu'ils feroient peut-être avorter dans leur ame; qui cependant les prefferoit, qui les pourfuivroit, qu'ils écarteroient qui reviendroit à la charge; enfin qu'ils étoufferoient, crainte de l'aimer, d'y céder, de devenir vertueux, & d'y perdre.

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