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CHAPITRE XIV.

Réflexions diverses.

Réflexions fur l'efprit humain, à l'occafion. de Corneille & Racine *.

IL y a deux fortes de grands hommes à qui l'humanité doit fes connoiflances & fes mœurs & fans qui le paffage de tant de conquérants auroit condamné la terre à refter ignorante & féroce; deux fortes de grands hommes qu'on peut appeller les bienfaiteurs du monde & les réparateurs de ses vraies pertes.

J'entends par les uns, les hommes immortels qui ont pénétré dans la connoiffance de la vé rité, & dont les erreurs même ont fouvent conduit à la lumière ; ces Philofophes, tant ceux de l'antiquité, dont les noms font affez connus que ceux de notre âge, tels que Defcartes Newton, Mallebranche, Locke, &c.

J'entends par les autres, ces grands génies qu'on appelle quelquefois beaux Efprits; ces critiques férieux ou badins; ces peintres fublimes

* Ces Réflexions fur l'efprit humain font auffi précieuses pour le fond des chofes que par le tour délicat & réfléchi qui étoit propre à M. de Marivaux. Cet Quyrage contenoit un parallele fublime de Corneille & de Racine qu'il avoit lu à l'Académie Françoife, qui s'eft fans doute perdu, & nous regardons la privation de ce morceau comme une grande perte pour la Littérature. Nos recherches pour le retrouver ont été infinies & malheureufement inutiles,

des grandeurs & des misères de l'ame humaine, qui, en nous inftruifant dans leurs ouvrages, nous perfuadent à force de plaifirs, qu'ils n'ont pour objet que de nous plaire & de charmer notre loifir; je mets Corneille & Racine dans ce qu'il y a de plus refpectable dans l'ordre de ceux-ci, fans. parler de ceux de nos jours, qu'il n'eft pas tems de nommer en public, que la postérité dédommagera du filence qu'il faut qu'on obferve aujourd'hui fur eux, & dont l'envie contemporaine. qui les loue à fa manière, les dédommage dèsà-préfent en s'irritant contre eux.

Communément dans le monde, ce n'eft qu'avec une certaine admiration qu'on parle de ceux que je nomme Philofophes; on va jufqu'à la vénération pour eux, c'eft un hommage qui leur eft dû,

On ne va pas fi loin pour ces génies, parmi lefquels j'ai compté Carneille & Racine; on leur donne cependant de très grands éloges; on a auffi de l'admiration pour eux mais une admiration bien moins férieuse, bien plus familière, qui les honore beaucoup moins que celle dont on eft pénétré pour les Philofophes.

Ce n'eft pas là leur rendre justice; s'il n'y avoit que la raifon qui fe mêlât de nos jugemens, elle défavoueroit cette inégalité de partage que les Philofophes même, tout Philofophes qu'ils font, ne rejettent pas, qu'il leur. fiéroit pourtant de rejetter, & qu'on ne peut attribuer qu'à l'ignorance du commun des hommes.

Ces hommes en général ne cultivent pas les sciences; ils n'en connoiffent que le nom qui leur en impofe, & leur imagination refpectueufement étonnée des grandes matières qu'ils

traitent, acheve de leur rendre ces matières encore plus inacceffibles.

De-là vient qu'ils regardent les Philofophes comme des intelligences qui ont approfondi des mystères, & à qui feuls il appartient de nous donner le merveilleux fpectacle des forces & de la dignité de l'efprit humain.

A l'égard des autres grands génies, pourquoi les met on dans un ordre inférieur ? Pourquoi n'a-t-on pas la même idée de la capacité dont ils ont befoin?

C'eft que leurs ouvrages ne font une énigme pour perfonne; c'eft que le fujet fur lequel ils travaillent a le défaut d'être à la portée de tous les hommes.

Toutes les ames, depuis la plus foible jufqu'à la plus forte, depuis la plus vile jufqu'à la plus noble, toutes les ames ont une reffemblance générale; il y a de tout dans chacune d'elles : nous avons tous des commencemens de ce qui nous manque, par où nous fommes plus ou moins en état de fentir & d'entendre les différences qui nous diftinguent.

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Et c'eft-là ce qui nous procurant quelques lumières communes, avec les génies dont je parle nous mene à penfer que leur fcience n'eft pas un mystère, & n'eft dans le fond que la fcience de tout le monde.

Il est vrai qu'on n'a pas comme eux l'heureux talent d'écrire ce qu'on fait; mais à ce talent près, qui n'eft qu'une manière d'avoir de l'efprit, rien n'empêche qu'on en fache autant qu'eux, & on voit combien ils perdent à cette opinion-là.

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Auffi tout lecteur ou tout spectateur avant qu'il les admire, commence-t-il par être leur

juge, & prefque toujours leur critique; de pareilles fonctions ne difpofent pas l'admirateur à bien fentir la fupériorité qu'ils ont fur lui; il a fait trop de comparaifon avec eux pour être étonné de ce qu'ils valent; & d'ailleurs, de quoi les loue-t-il? Ce n'eft pas de l'inftrution qu'il en tire; elle paffe en lui fans qu'il s'en apperçoive: c'eft de l'extrême plaifir qu'ils lui font, & il eft fûr que ce plaifir - là leur nuit encore; ils en paroiffent moins importans; il n'y a point de dignité à plaire : c'eft bien le mérite le plus aimable, mais en général, ce n'eft pas le plus honoré.

On voit même des gens qui tiennent au-deffous d'eux de s'occuper d'un ouvrage qui plaît; c'eft à cette marque-là qu'ils le dédaignent comme frivole nos grands hommes pourroient bien devoir à tout ce que je viens de dire, le titre familier & fouvent moqueur de beaux Efprits qu'on leur donne pendant qu'ils vivent, qui, à la vérité, s'ennoblit beaucoup, quand ils ne font plus, & qui d'ordinaire fe convertit en celui de grands génies qu'on ne leur difpute pas alors.

Ce n'eft pas qu'ils aient enrichi le monde d'aucune découverte, ce n'eft pas-là ce qu'on entend; les belles chofes qu'ils nous difent ne nous frappent pas même comme nouvelles; on croit toujours les reconnoître, on les avoit déja entrevues ; mais jufqu'à eux on en étoit refté là; jamais on ne les avoit vues d'affez près, ni affez fixement pour pouvoir les dire; eux feuls ont çu les faifir & les exprimer avec une vérité qui nous pénètre, & les ont rendues conformément aux expériences les plus intimes de notre ame; ce qui fait un accident bien neuf & bien original; voilà ce qu'on leur attribue.

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Ainfi ils ne font fublimes que d'après nous qui le fommes foncièrement autant qu'eux; & c'eft dans leur fublimité que nous nous imaginons contempler la nôtre.

Ainfi ils ne nous apprennent rien de nous qui nous foit inconnu; mais le portrait le plus frappant qu'on nous ait donné de ce que nous fommes, celui où nous voyons le mieux combien nous fommes grands dans nos vertus, terribles dans nos paffions, celui où nous avons l'honneur de démêler nos foibleffes avec la fagacité la plus fine, & par conféquent la plus confolante, celui où nous nous fentons le plus fuperbement étonnés de l'audace & du courage de la fierté, de la fageffe, j'ofe dire auffi de la redoutable iniquité dont nous fommes capables; (car cette iniquité, même en nous faifant frémir, nous entretient encore de nos forces ;) enfin, le portrait qui nous peint le mieux l'impor tance & la fingularité de cet être qu'on appelle homme & qui eft chacun de nous, c'est à eux à qui nous le devons.

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Ce font eux, à notre avis, qui nous avertiffent de tout l'efprit qui eft en nous, qui y reposoit à notre infçu, & qui eft une fecrette acquifition de lumière & de fentiment que nous croyons avoir faite, & dont nous ne jouiffons qu'avec eux; voilà ce que nous en penfons.

De forte que ce n'est pas précisément leur ef prit qui nous furprend, c'eft l'industrie qu'ils ont nous rappeller le nôtre; voilà en quoi ils nous charment.

C'est-à-dire que nous les chériffons, parce qu'ils nous vantent, ou que nous les admirons, parce qu'ils nous valent; au lieu que nous refpectons les Philofophes, parce qu'ils nous humilient,

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