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Portrait de Mademoiselle Agathe Harpin. MADEMOISELLE Agathe pouvoit avoir quinze

ans; dans fon éducation bourgeoife, elle avoit bien plus d'efprit que fa mère, dont les épanchemens de cœur & la naïveté babillarde lui paroiffoient ridicules; ce que je connoiffois par certains petits fourires malins qu'elle faifoit de tems en tems, & dont la fignification passoit la mère qui étoit trop bonne & trop franche pour être fi intelligente.

Agathe n'étoit pas belle, mais elle avoit beaucoup de délicateffe dans les traits, avec des yeux vifs & pleins de feu, mais d'un feu que la petite perfonne retenoit & ne laiffoit éclater qu'en fournoife; ce qui tout ensemble lui faifoit une phyfionomie piquante & fpirituelle, mais friponne, & de laquelle on se méfioit d'abord, à cause de ce je ne fais quoi de rufé, qui brochoit fur le tout, & qui ne la rendoit pas bien füre.

Agathe, à vue de pays, avoit du penchant à l'amour; on lui fentoit plus de difpofition à être amoureufe que tendre, plus d'hypocrifie que de mœurs, plus d'attention pour ce qu'on diroit d'elle, que pour ce qu'elle feroit dans le fond c'étoit la plus intrépide menteufe que j'ai connue je n'ai jamais vu fon esprit en défaut fur les expédiens ; vous l'auriez crue timide, il n'y avoit point d'ame plus ferme, plus réfolue, point de tête qui fe démontât moins; il n'y avoit perfonne qui fe fouciât moins dans le cœur d'avoir fait une faute de quelque nature qu'elle fût; perfonne en même tems qui fe fouciât tant de la couvrir, ou de

l'excufer; perfonne qui en craignit moins le reproche, quand elle ne pouvoit l'éviter; & alors vous parliez à une coupable fi tranquille, que fa faute ne vous paroiffoit plus rien.

Portrait de Madame Alhain.

C'ÉTOIT

ÉTOIT une femme qui paffoit fa vie dans. toutes les diffipations du grand monde ; qui alloit aux fpectacles, foupoit en ville, fe couchoit à quatre heures du matin, fe levoit à une heure après midi; qui avoit des amans, qui les recevoit à fa toilette, qui y lifoit les billets doux qu'on lui envoyoit, & puis les laiffoit traîner par-tout, les lifoit qui vouloit ; mais on n'en étoit point curieux, 'fes femmes ne trouvoient rien d'étrange à tout cela, le mari ne s'en fcandalifoit point. On eût dit que c'étoit-là pour une femme des dépendances naturelles du mariage. Madame chez elle ne paffoit point pour coquette, elle ne l'étoit point non plus; car elle l'étoit fans réflexion, fans le favoir; & une femme ne dit point qu'elle eft coquette, quand elle ne fait pas qu'elle l'eft, & qu'elle vit dans fa coquetterie comine on vivroit dans l'état le plus décent & le plus ordinaire.

Telle étoit Madame Alhain, qui menoit ce train de vie tout auffi franchement qu'on boit & qu'on mange; c'étoit, en un mot, un petit libertinage de la meilleure foi du monde.

Je dis petit libertinage, & c'eft dire ce qu'il faut car quoiqu'il fut fort franc de fa part, & qu'elle n'y réfléchit point, il n'en étoit pas moins ce que je dis.

Du refte, je n'ai jamais vu une meilleure femme;

femme; fes manières reffembloient à fa phyfionomie toute ronde.

Elle étoit bonne, généreufe, ne fe formali. foit de rien, familière avec fes domeftiques abregeant les refpects des uns, les révérences des autres; la franchife avec elle tenoit lieu de politeffe enfin, c'étoit un caractère fans façon. Avec elle on ne faifoit point de fautes capitales, il n'y avoit point de réprimandes à effuyer; elle aimoit mieux qu'une chofe allât mal, que de fe donner la peine de dire qu'on la fit bien. Aimant de tout fon cœur la vertu, fans inimitié pour le vice, elle ne blâmoit rien, pas même la malice de ceux qu'elle entendoit blâmer les autres. Vous ne pouviez manquer de trouvér éloge ou grace auprès d'elle je ne lui ai jamais vu haïr que le crime, qu'elle haïffoit peut-être plus fortement que perfonne. Au demeurant, amie de tout le monde & fur-tout de toutes les foibleffes qu'elle pouvoit vous connoître.

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СНАРITRE

Lettres diverfes.

II.

Lettre d'un Père fur l'ingratitude de fon Fils.

E fuis infirme, accablé d'années, rélegué à la campagne, où l'on a livré ma vieilleffe à la difcrétion de deux ou trois domeftiques fans chaG

rité pour mon âge, ni pour mes infirmités, qui m'oublieroient toujours, fi je n'étois importun, & dont il faut que j'impatiente la brutalité, pour en arracher quelqu'attention à mes befoins; enfin auprès de qui l'on ne m'a laiffé d'autre appui que la pitié que je devrois leur faire, & que je leur fais fi peu, qu'ils abufent de l'oubli cruel où m'a laiffé leur maître. Hélas! ce qui m'afflige le plus ce qui fait toute l'amertume de mes peines, c'eft que le maitre dont je parle, vous le dirai-je, Monfieur ? C'eft qu'il eft mon fils. Je fuis fûr que mon état vous touche ; mais quelque bon cœur que vous foyez, vous n'en fauriez comprendre toute la misère : il faut être à ma place, il faut être père pour en sentir toute l'étendue.

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C'eft fans doute un étrange malheur que d'être à mon âge rebuté de tout le monde, ou de fe voir à la merci de l'humanité des étrangers, de gens qui ne font ni vos amis, ni vos parens; de ne trouver qui que ce foit qui s'intéresse véritablement à vous, & qui vous foulage & vous aide à fupporter ce refte de vie languiffante, où vous ne pouvez plus rien pour vous, & où vous êtes à charge à vous-même. Dans de pareilles extrémités un homme eft fort à plaindre, enfin il fouffre beaucoup, & puis il meurt. Eh bien! Monfieur, foyez-en perfuadé, l'infortune de cet homme-là n'eft rien auprès de la mienne, s'il n'a point d'enfans, fi Dieu ne l'a pas fait le père d'un fils qui l'abandonne. Non, ce n'eft rien que d'être délaiffé des autres hommes, de n'avoir à fe plaindre que de leur peu de compaffion: il n'eft pas étonnant qu'ils foient durs, impitoyables; vous ne leur êtes rien. Ce font des indifférens, des inconnus que vous preffez d'être généreux; ils ne veulent pas l'être pour

vous, ils le font peut être pour d'autres ; & fi vous ne fouffriez pas, vous n'en exigeriez rien.

Mais, Monfieur, vous imaginez-vous bien ce que c'eft qu'un fils? Savez-vous comment on le regarde, ce qu'on en attend, ce qu'il vous eft? Eft-il pour vous un homme comme un autre ? Ah! c'eft ici où les expreffions me manquent ; c'est ici où mon cœur eft faifi, où je fouffre ce qui n'eft point douleur, ce qui n'eft point défespoir; mais quelque chofe de plus cruel que tout cela. Oui, l'on vit encore; il refle encore du courage & des forces, quand on fent de la .douleur & du défefpoir : & moi, Monfieur, je ne vis plus, je ne tiens plus à la vie que par un fentiment de trifteffe qui me pénétre, qui confond & qui glace mon ame, qui ne me laiffe ni crainte, ni efpérance, qui m'anéantit. Les hommes d'aujourd'hui me rejettent & m'abandonnent ; & ce n'eft encore là qu'être rejetté & abandonné des hommes: mais mon fils me rejette & m'abandonne comme eux, & c'eft être rejetté & abandonné de la nature entière. Il étoit mon unique appui, ma reffource; mais une reffource qu'il me femble que rien ne pouvoit m'ôter, qui étoit à moi, qui ne dépendoit ni de la faveur, ni de l'humanité des hommes: que mon fils fût généreux ou non, la nature les préjugés mêmes, l'éducation qu'on donne à fes enfans, la tendreffe qu'on prend pour eux, l'habitude qu'ils ont de refpecter leur père, tout me garantifoit l'amour de mon fils pour moi; tout m'afluroit que cet amour étoit mon bien ; tout dans fon cœur devoit m'excepter des autres hommes; eût-il été fans honneur pour eux, tout le lioit à moi, comme tout me lioit à lui; fût-il né l'homme du monde le plus haïffable;

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