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Le parti noble se composa dans le principe de ces membres de la Noblesse et du Clergé qui, dès l'ouverture des États-Généraux, redoutant les envahissemens populaires, s'étaient mis en opposition contre toutes les mesures qui tendaient à donner de la prépondérance au Tiers-État ; et qui, soit par conviction, soit par horreur des principes contraires, s'étaient rejetés du côté de la prérogative royale, alors affaiblie et sans cesse menacée de nouveau.

Ce parti, peu nombreux dans le commencement, se grossit successivement de tous les déserteurs de la cause populaire, qui, effrayés de ses excès et trouvant qu'on allait trop loin, voulaient s'arrêter là ou là; et qui, après avoir été quelque temps du progrès, arrivés sur les confins de leurs idées ou de leurs théories, refusaient de passer plus loin et se trouvaient rangés dans le parti de la résistance. Tels furent, pour n'en citer qu'un exemple, les partisans de la constitution anglaise, Mounier, LallyTolendal, Clermont-Tonnerre, Bergasse, qui, après le rejet du veto absolu et des deux chambres, en septembre 1789, vinrent se réunir au parti aristocratique, duquel ils s'étaient séparés dans le principe.

L'orateur du parti noble, l'orateur par excellence, fut Cazalès. Ce jeune officier de dragons, dont l'éducation première avait été fort négligée, et qui, à quarante ans, se trouva brusquement jeté dans cette Assemblée célèbre, n'avait été préparé par rien aux triomphes de la parole. La nature seule l'avait fait éloquent, et avait déposé dans son ame les germes précieux que la chaleur des discussions devait faire éclore. Cazalès, dit-on, semblable en cela à Vergniaud, ce Cazalès de la Gironde, était indolent, peu ambitieux de succès, et ne préparait jamais ses discours. C'est à cette négligence qu'il faut attribuer la perte de la plupart des productions oratoires qui firent une sensation si profonde sur une Assemblée qui avait pourtant Mirabeau. Son improvisation était toujours lucide, élégante, logique, sobre de paroles, mais allant droit au but, au point précis de la question; et, occasionellement, chaleureuse et parsemée de ces élans qui sont le cri de l'ame et soulèvent spontanément une réunion d'hommes.

Une audace merveilleuse, un aplomb imperturbable, de l'esprit, des saillies, du savoir; une facilité admirable d'élocution, et cet art merveil

leux, l'un des premiers dons de l'orateur, de s'instruire soi-même en traitant une question à la tribune, et de faire, au milieu du tumulte des discussions et des orages parlementaires, le travail intérieur qui exige pour d'autres le silence et la solitude du cabinet telles étaient les ressources oratoires de l'abbé Maury. Le fils d'un savetier fut l'athlète infatigable du côté droit, le champion le plus redoutable de l'aristocratie. Constamment sur la brèche; souvent battu, jamais découragé; nouvel Antée, il puisait des forces dans la lutte, dans les coups que lui portait l'Hercule de l'Assemblée Constituante. - « Je le tiens, s'écrie un jour Mirabeau, je le tiens M. l'abbé Maury; je vais l'enfermer dans un cercle vicieux. » — « Vous viendrez donc m'embrasser, M. de Mirabeau, » lui crie le sarcastique abbé.

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L'Assemblée ne jouit pas longtemps de l'éloquence douce, noble et insinuante de M. de Lally-Tolendal; de la logique, du savoir étendu, de l’invariable rectitude de Bergasse; de la haute raison de Mounier, « ce sage "politique, a dit un éloquent professeur (4), digne d'être admiré dans le par»lement d'Angleterre, si hardi dans les assemblées provinciales du Dau»phiné, si modéré dans l'Assemblée Constituante, et qui montra toujours, »au milieu des violences de la tribune et des émeutes populaires, une raison » lumineuse et prévoyante. » Ils donnèrent leur démission en octobre 1789. M. de Clermont-Tonnerre resta seul à l'Assemblée pour y représenter ces idées anglaises qui avaient commencé la révolution et qui avaient été sitôt dépassées.

Dans le petit nombre de discussions auxquelles il prit une part active, M. de Montlosier déploya cette verdeur de pensées et cette juvénilité d'expressions qui ne l'abandonnèrent pas dans un âge plus avancé et que nous lui avons retrouvées, à quarante années de distance, au sein de la Chambre des pairs. Il protesta contre la destruction de cette vieille féodalité dont le génie s'était incarné dans son ame fille du gland et du rocher, et qu'il défendait avec des armes toutes modernes.

Esprit sage, modéré, circonspect; pourvu de connaissances étendues et d'études positives; plus propre à l'exposition qu'à la discussion, et plus

(1) VILLEMAIN, Cours de littérature française, 1829, XVe leçon.

instruit qu'éloquent, Malouet apporta dans ses travaux parlementaires une raison calme, des faits laborieusement amassés et résultant de la pratique des affaires et des hommes.

Le

camp

noble avait aussi ses tirailleurs qui souvent, par l'à-propos d'un mot, d'une plaisanterie, d'une interruption, déconcertaient une attaque ou décidaient une explosion. C'était le vicomte de Mirabeau, à qui l'énormité de sa corpulence et ses goûts d'intempérance avaient fait donner le surnom de Tonneau. Que voulez-vous, mon frère, répondait-il à Mirabeau l'aîné qui lui reprochait un jour de venir à l'Assemblée dans un état presque complet d'ivresse, de tous les vices de la famille vous ne m'avez laissé que celui-là. » — « Dans une autre famille, disait-il souvent, j'aurais passé pour garçon d'esprit et mauvais sujet; frère du comte de Mirabeau, je suis bête et rangé.»--C'était aussi le comte de Virieu qui un jour apporta à la tribune cette définition du veto, telle qu'elle circulait dans les campagnes : « Sais-tu ce que c'est le veto? Non. Eh bien! tu as ton écuelle pleine de soupe; le roi te dit : répands ta soupe à terre; et il faut que tu la répandes.»> -C'était enfin le marquis de Foucault dont Mirabeau disait « qu'il redoutait plus son gros bon sens, que l'esprit et l'éloquence de beaucoup d'autres membres du côté droit. »

que

Mais que pouvaient l'esprit, le bon sens, la raison, la sagesse, l'ironie, l'éloquence même pour soutenir des doctrines que l'opinion repoussait; et contre des principes qui sonnaient si agréablement aux oreilles d'un peuple depuis si longtemps endormi? Le côté droit fut impuissant à rien faire, même à rien modifier: l'élément de force et d'action était ailleurs.

En tête du parti populaire nous trouvons Barnave : « C'est un jeune arbre qui montera haut si on le laisse croître, » avait dit Mirabeau. Hommage d'autant plus flatteur pour l'avocat de Grenoble, qu'il fut arraché à Mirabeau à la suite d'une lutte oratoire, où la victoire était restée au jeune athlète.

« Barnave, a dit avec grand sens l'un des écrivains les plus spirituels de notre époque, Barnave représentait fort bien dans sa pensée et dans sa parole l'inflexible courage qui s'attache de préférence dans les temps de révolution à quelques jeunes gens d'élite, sublimes rêveurs, qui, à peine

échappés à l'antiquité, chaste objet de leurs études, se hâtent de réaliser les institutions des peuples d'autrefois, qui leur sont apparues à travers le style des historiens et l'emphase étudiée des orateurs; jeunes gens dangereux dans les monarchies et dans les républiques modernes, parce qu'ils ne voient pas que l'histoire qu'ils ont étudiée dans les livres, ils l'ont étudiée telle qu'elle a été faite, pure et dégagée de tout alliage; une histoire héroïquement drapée, dont les vices même sont parés avec soin (1).

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L'éloquence de Barnave était grave, austère et châtiée. Lorsque la faveur populaire commença à se retirer de Mirabeau elle se reporta tout entière sur Barnave.

On ne peut pourtant pas dire que Barnave fût le chef du parti populaire, même en mettant Mirabeau à part. Ce parti, où à côté de Barnave se faisaient remarquer Duport et les Lameth, n'avait pas, à proprement parler, de chef; il n'avait que des individualités, dont l'éloquence, la raison ou la violence conquéraient occasionnellement des partisans, et enlevaient une délibération, une décision; mais la décision prise, la délibération terminée, chacun rentrait dans son indépendance, et attendait de nouveaux combats pour choisir de nouveaux chefs.

A mesure que nous parcourrons les travaux de l'Assemblée Constituante, nous rencontrerons sur notre chemin ces hommes utiles, qui, comme Beaumetz, Tronchet, Dupont de Nemours, Thouret, Chapelier, Lanjuinais, Montmorency, Larochefoucauld, Lebrun, Montesquiou, Desmeuniers, ne se mêlèrent que rarement aux discussions irritantes des partis, et consacrèrent leurs facultés à préparer ces rapports sur les différentes parties de la constitution qui sont restés comme les modèles du

genre.

Il est une remarque curieuse à faire, c'est que les deux mesures les plus vigoureuses, les plus décisives de l'Assemblée, furent provoquées et proposées par deux ecclésiastiques : la première fut la constitution du Tiers-État en Assemblée Nationale, décrétée sur la motion de l'abbé Sieyes; la seconde fut la confiscation des biens du clergé, prononcée à la suite du rapport de l'évêque d'Autun. Sieyes, esprit méthodique, rigoureux, froid et absolu, a été appelé le logicien de la révolution. L'évêque d'Autun, qui fut plus tard

(1) JULES JANIN, Barnave, tom. III, pag. 49 et 50.

le fameux Talleyrand, que le monde entier a connu, était un esprit d'une trempe différente: par sa souplesse, et son habileté à se tenir toujours du côté des idées qui arrivaient, il aurait pu faire pronostiquer le diplomate.

Nous passerons ici sous silence Robespierre, Pétion, Barrère, Buzot, qui appartiennent à une autre époque politique, et qui n'apparurent qu'en seconde ligne pendant cette première période de notre révolution.

Enfin, pour terminer ce coup-d'œil sur l'Assemblée Constituante, disons un mot d'un homme qui ne siégea pas sur ses bancs, mais que de continuelles relations avec la représentation nationale et l'importance des fonctions qu'il remplissait mirent, à cette époque, en première ligne sur la scène politique le ministre Necker.

Necker est l'un des hommes qui, sans le vouloir, ont le plus contribué à faire éclater la révolution. Être, à la fois, l'idole du peuple et l'homme nécessaire de la cour, fut sa constante ambition. La réunion des États-Généraux lui parut un excellent moyen pour arriver à ce but. Il s'était flatté de l'espoir de dominer l'Assemblée; et il put croire un moment à cette suprême influence, lorsque, renvoyé du ministère, le 12 juillet 1789, l'Assemblée déclara que son éloignement était une calamité publique. Rappelé immédiatement, il traversa la France comme en triomphe; et en entrant chez lui il put lire sur le fronton de son hôtel cette inscription: Au ministre adoré. A treize mois de là, en septembre 1790, obligé de résigner le ministère, il fuyait cet hôtel, cette capitale et la France; chargé des malédictions du peuple et du mépris de tous; justifiant dans un certain sens les prévisions que, dès 1788, Mirabeau consignait dans une lettre au comte d'Entraigues : « Nous allons avoir ce charlatan Necker, le roi de la canaille. Elle seule ici a du courage; et s'il était le maître, elle finirait par tout étrangler sous sa direction. »

Deux choses surtout indisposèrent l'Assemblée et la nation contre Necker : la stérilité de ses projets financiers, et les prétentions à une direction politique de l'Assemblée qu'il ne se donnait pas la peine de dissimuler. Ce fut le premier de ses instrumens que la révolution brisa dans sa marche : nous en verrons bien d'autres dans la suite.

Maintenant, si nous voulons embrasser par la pensée la période entière

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