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l'une des plus importantes conquêtes de la révolution, qui, consacrant une centralisation hiérarchique, créa l'unité administrative et politique de la France, cette unité puissante contre laquelle, quelques années après, sont venus se briser les efforts de la coalition européenne.

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L'année 1789, cette année vraiment climatérique dans la vie de la nation française, cette année saluée de tant d'espérances et d'acclamations, cette année enfin qui, quoi qu'il arrive, sera irrévocablement le point de départ d'une ère sociale nouvelle, finit au milieu des discussions sur l'organisation administrative, les conditions d'éligibilité, la jurisprudence criminelle; et aussi au milieu des nombreux incidens soulevés, soit par oppositions des parlemens aux décrets de l'Assemblée, soit par les troubles qui éclatent sur divers points du royaume, présages de maux plus grands. Cependant les questions de finances, toujours ajournées malgré les incessantes réclamations de Necker, exigeaient une prompte solution. La banqueroute, si énergiquement dépeinte par Mirabeau le 26 septembre qu'elle avait fait pousser à l'Assemblée un cri d'effroi, était toujours là, menaçante, inexorable; elle attendait sa proie, l'honneur national, à moins qu'un dévoùment sublime ne créât des Curtius. Ils ne manquèrent pas à la fortune de la France : le clergé et ses richesses furent dévoués à l'abime. Deux milliards cent millions se trouvèrent, d'un trait de plume, acquis à l'état. Mais il s'agissait de réaliser cet immense capital.

Plusieurs opérations furent proposées, qui toutes, à peu près, aboutissaient au même point: créer une valeur représentative de ces biens, et rendre cette valeur transmissible. Telle fut l'idée-mère des Assignats qui, dans leur primitive destination, ne devaient être qu'une délégation, une assignation donnée par l'état, sur le produit de la vente des biens nationaux. On sait l'abus qui en fut fait plus tard et le discrédit où ils tombèrent. Leur émission, faite avec sagesse et renfermée dans de justes bornes, aurait pu être d'un grand secours pour le trésor aux abois, et suppléer à l'insuffisance du numéraire, qui tous les jours se cachait davantage. Les premières discussions sur les assignats prirent place au commencement de 1790 et se prolongèrent considérablement.

Par la division départementale, l'Assemblée avait créé le cadre des nou

velles institutions: il fallait remplir ce cadre. Une organisation judiciaire, en rapport, par ses principes, avec l'esprit de la constitution, et conforme, dans sa hiérarchie, aux classifications récemment adoptées, fut proposée par Thouret (2 février 1790). Dans ce plan, les juges étaient choisis par le peuple, et les tribunaux classés par départemens et par districts. Le ministère public, les formes de l'instruction et de la procédure, l'institution et les attributions des jurés, tout fut l'objet d'une sérieuse étude, d'une refonte totale. Les offices furent supprimés et déclarés remboursables ; leur vénalité abolie; la justice déclarée gratuite, en même temps que la procédure se trouva régularisée et simplifiée.

Concurremment avec la réforme de l'organisation judiciaire, l'Assemblée s'occupait de la réforme de l'organisation ecclésiastique. Le résultat de ses travaux fut la Constitution civile du clergé, œuvre de Camus et de Treilhard, dont la discussion commença en mars et finit en juillet 1790. Dans cette réforme l'Assemblée Constituante eut la main malheureuse; et, quoique ses intentions fussent peut-être très pures, elle ne réussit qu'à indisposer le clergé presque en masse, à alarmer les consciences, et à soulever contre la révolution une opposition d'autant plus puissante, qu'elle prenait ses motifs dans le for de la conscience.

Cependant, depuis le commencement de la révolution un fait de la plus haute gravité s'était produit. L'Armée, cette force essentiellement soumise à l'obéissance passive, était intérieurement travaillée d'un ferment d'insubordination; la discipline se relâchait dans tous les corps; et la raison en est facile à assigner. Deux élémens composaient l'Armée à cette époque: l'élément aristocratique qui s'était concentré dans le corps des officiers, et l'élément populaire qui s'étendait et prenait de la consistance parmi les soldats. Ce dernier élément que la révolution avait mis en mouvement dans la nation ne pouvait rester inerte dans l'Armée : les droits de l'homme n'avaient pas tracé une ligne de délimitation entre le bourgeois et le militaire. D'autre part, les nobles officiers avaient presque tous épousé la querelle de leur caste; presque tous ils avaient la révolution en horreur; de les haines, les rivalités, l'indiscipline. Et toutefois, à nulle époque, une force armée imposante, forte de son union et de sa discipline, n'avait

été plus nécessaire à la France: car l'Europe s'armait contre elle, et l'émigration commençait à border le Rhin.

Un plan d'organisation militaire fut proposé par le gouvernement, dès la fin de 1789; mais il fut trouvé trop aristocratique; et l'Assemblée se chargea d'en rédiger un plus en harmonie avec les principes qu'elle avait proclamés, et dans lequel elle consacra l'égalité, l'admissibilité de tous les citoyens aux grades, l'avancement soumis à des règles positives, l'augmentation de la paie des simples soldats, enfin un mode nouveau de recrutement. La Marine fut aussi l'objet de réformes analogues.

Mais il restait à organiser une force bien autrement terrible que la force armée, à régulariser un pouvoir bien autrement puissant que le pouvoir exécutif ou le pouvoir législatif. La Presse venait de naître, et déjà elle faisait acte d'une menaçante indépendance; déjà elle aspirait à dominer tout, même l'Assemblée à qui elle avait inspiré ses actes les plus hardis. La Presse comptait dès lors des athlètes forts par leur violence ou par leurs sarcasmes : elle avait Marat et Camille Desmoulins. Le premier, qui poussa jusqu'à ses dernières, ses plus épouvantables conséquences, la logique du crime; le second, esprit fin, subtil, élégant, éloquent, qui mania avec infiniment de grâce la torche révolutionnaire, et qui, plus tard, effrayé de l'incendie qu'il avait allumé, se précipita au milieu des flammes pour les éteindre et fut consumé par elles.

Sur cette question majeure, l'Assemblée ne sut que déclarer les droits de la Presse; elle laissa la question de répression à peu près indécise.

Plus heureuse dans les matières de théorie sociale que dans celles d'application, l'Assemblée traita avec une grande supériorité les questions du droit de paix et de guerre, de la Régence et du Ministère, pour lesquelles semblaient se réserver les hommes supérieurs qu'elle renfermait dans son sein; tandis qu'aux utilités parlementaires était dévolue la préparation des travaux d'un ordre moins élevé.

Quoi qu'on en ait dit, et de quelques sarcasmes qu'elle ait été l'objet, l'Assemblée Constituante a bien mérité de la patrie; elle a été digne de son nom. Peu de ses œuvres sont restées, il est vrai; mais la plupart de ses idées sont devenues le patrimoine intellectuel de la génération nouvelle.

Il était dans sa destinée d'être débordée, même de son vivant, par l'opinion publique; et, par un retour bizarre, de reconquérir cette même opinion, après sa mort, à la suite des expériences politiques dont elle ouvrit la série en France.

Ce furent des théoriciens et des idéologues, dit-on.

Et que furent les Montesquieu, les J.-J. Rousseau, les Cicéron, les Platon, et tous ceux qui se sont occupés du gouvernement des hommes? Ce travail d'élaboration des idées, n'est-il pas la préparation nécessaire de l'établissement des institutions? Ancus Martius l'organisateur n'est-il pas partout précédé d'un Numa Pompilius rêveur et homme à visions?

Il nous reste maintenant à dire quelques mots des partis qui divisèrent cette Assemblée célèbre, et des orateurs que leur talent ou leur audace mit à la tête de ces partis.

Ab Jove principium! nommer l'Assemblée Constituante, c'est nommer Mirabeau, cet étonnant Mirabeau qui, comme le Jupiter d'Homère, pouvait dire à tous les autres dieux : « Suspendez-vous tous à une chaîne, aussi longue » que l'espace qui s'étend de l'Olympe à l'abîme, et je vous enlèverai avec » trois doigts. »

Essayer de classer Mirabeau dans un parti serait tentative ridicule. Ne les a-t-il pas tous dominés de son invincible ascendant? Ne l'a-t-on pas vu défendre avec les aristocrates le veto absolu; et, dans la même séance, le 5 août, deux fois audacieux, dénoncer la reine et sommer l'émeute, qui avait fait irruption dans les tribunes, de respecter la représentation nationale? N'a-t-il pas enfin, par un privilége sans exemple, pu, sans compromettre sa popularité, soutenir les opinions les plus impopulaires? Qui nous dira de quel parti il était, sinon du parti de Mirabeau? C'est un homme qu'il faut placer à part, et dont il faut parler seul.

« Mêlé par les désordres et les hasards de sa vie, dit M. de Châteaubriand, aux plus grands événemens et à l'existence des repris de justice, des ravisseurs et des aventuriers, Mirabeau, tribun de l'aristocratie, député de la démocratie, avait du Gracchus et du don Juan, du Catilina et du Gusman d'Alfarache, du cardinal de Richelieu et du cardinal de Retz, du roué de la Régence et du sauvage de la révolution; il avait de plus du Mirabeau

famille florentine exilée, qui gardait quelque chose de ces palais armés et de ces grands factieux célébrés par Dante; famille naturalisée française, où l'esprit républicain du moyen-âge de l'Italie et l'esprit féodal de notre moyen-âge se trouvaient réunis dans une succession d'hommes extraordinaires.

» La laideur de Mirabeau, appliquée sur le fond de beauté particulière à sa race, produisait une sorte de puissante figure du Jugement dernier de Michel-Ange, compatriote des Arrighetti. Les sillons creusés par la petite vérole sur le visage de l'orateur avaient plutôt l'air d'escarres laissées par la flamme. La nature semblait avoir moulé sa tête pour l'empire ou pour le gibet, taillé ses bras pour étreindre une nation ou pour enlever une femme. Quand il secouait sa crinière en regardant le peuple, il l'arrêtait; quand il levait sa patte et montrait ses ongles, la plèbe courait furieuse. Au milieu de l'effroyable désordre d'une séance, je l'ai vu à la tribune, sombre, laid et immobile: il rappelait le chaos de Milton, impassible et sans forme au centre de sa confusion (1).

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Quant aux projets de Mirabeau, ils sont bien connus maintenant. Monarchiste par conviction intime, il n'aspirait qu'à nettoyer, si l'on peut s'exprimer ainsi, l'antique constitution de la France des abus qui l'avaient dénaturée depuis trois siècles; ouvrir aux capacités nouvelles des barrières jusqu'alors infranchissables; mais surtout et avant tout, se faire, dans ce nouvel ordre de choses, une place à la hauteur de ses riches facultés. L'effroyable réputation qui environnait son nom, et dont nous ne pouvons pas nous faire aujourd'hui une idée, fut un obstacle insurmontable à la réalisation de ses projets. La cour voulait bien donner de l'argent à Mirabeau, plus qu'il n'en aurait pu demander; mais elle lui refusait obstinément toute considération: et c'était de considération et d'influence que Mirabeau était surtout avide.

Au-dessous de la sphère élevée où se mouvait seule cette haute intelligence, s'agitaient les partis : le parti noble, occupant le côté droit de l'Assemblée; et le parti populaire, qui siégeait au côté gauche. L'un et l'autre se divisaient en plusieurs groupes.

(1) CHATEAUBRIAND, Essai sur la littérature anglaise, tom. II, pag. 175 et 176.

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