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Compte-rendu sommaire des séances

de l'année 1926

Séance du 8 Janvier

Président : M. le Docteur R. Le Clerc.

Etaient présents, outre le Président Miles Jeanne Grout, Jeanne Davodet, MM. le Docteur Alibert, Allart, Ameline, Davodet, Delagarde, Descoqs, Eury, Gaillardon, Guillot, Hélie, Le Bel, Le Cacheux, Levillain, Merlier, Poulain père, le Docteur Y gouf.

Communication est donnée par M. le Président des lettres de remerciements des Membres associés correspondants élus à la séance du 4 décembre 1924. Toutes ces lettres, conçues en termes particulièrement flatteurs pour notre compagnie, montrent le vif intérêt que leurs auteurs veulent bien prendre à ses travaux. C'est une bonne fortune et un grand honneur pour notre Société que d'avoir su ainsi s'attirer la sympathie et le concours d'hommes éminents dans les divers domaines où s'exerce son activité.

L'ordre du jour appelle la conférence de M. Le Cacheux sur les Archives départementales.

Avant de nous faire visiter le dépôt dont la garde lui est confiée, M. Le Cacheux nous entretient de l'histoire de sa formation. Les Archives départementales se sont constituées en même temps que les départements; elles sont une création de l'époque Révolutionnaire. Lorsque les administrateurs de département et de district prirent la place des intendants et de leurs subdélégués, elles héritèrent de leurs papiers, qui formèrent le noyau des archives anciennes. A ces papiers vinrent s'ajouter naturellement ceux des administrations nouvelles, puis la masse énorme des documents confisqués aussi bien sur les établissements religieux supprimés que sur les émigrés. D'abord réunis au chef-lieu de chaque district, les papiers confisqués furent rattachés par la loi du 7 messidor an II aux Archives mêmes de la Convention Nationale, qui en avait prescrit le triage, et plus tard centralisés au chef-lieu de

département par la loi du 5 brumaire an V, qui est la loi constitutive des Archives départementales. Mais c'est seulement au début de la Monarchie de Juillet que, l'histoire nationale étant redevenue en honneur, on commença à comprendre l'intérêt que présentent les Archives, mine précieuse de renseignements sur le passé, et que l'on se préoccupa d'organiser ce service, en mettant à sa tête un personnel compétent et en lui créant des ressources. La loi du 10 mai 1838 mit la conservation des Archives à la charge des départements, et la circulaire du 24 avril 1841, jeta les bases d'un règlement général, encore en vigueur dans ses grandes lignes.

M. Le Cacheux nous dit ensuite quelques mots sur les travaux de classement et d'inventaire, la communication des documents au public, les différentes manières dont s'accroissent les collections, la richesse des archives anciennes et les réintégrations de pièces qui lui paraissent souhaitables. Il termina sa conférence par le récit de la lutte curieuse qui mit aux prises les villes de Saint-Lo et de Coutances, lors de la fixation du chef-lieu du département, et par l'indication des différents locaux qu'occupèrent successivement les Archives de la Manche, avant d'être installées d'une façon définitive, en 1880, dans le bâtiment fort bien aménagé et fort bien compris qui les abrite aujourd'hui.

A ces renseignements préliminaires indispensables succéda la visite détaillée du dépôt et du musée sigillographique. Nous en avons tous lu dans le Courrier de la Manche un compterendu fort agréable et dont l'exactitude ne laisse rien à désirer. A titre documentaire et en vue de compléter le présent procès-verbal nous reproduisons ci-après un extrait de cet intéressant et très vivant compte-rendu, qui traduit admirablement les sentiments de tous les auditeurs de cette belle conférence, rendue facilement accessible par sa forme familière et cette clarté qui caractérise tous les travaux de notre savant confrère

Extrait du Journal Le Courrier de la Manche

Saint-Lo, le 17 Janvier 1925.

« Le Dépôt des Archives de Saint-Lo renferme des trésors inestimables. M. Le Cacheux nous les a montrés, il nous les a fait toucher et cela, je vous assure, ne laisse pas que de chanter sous les doigts. Que de souvenirs évoque ce cartulaire

de Saint-Sauveur-le-Vicomte, qui date du XIVe siècle et dans lequel lorsqu'il était la propriété de M. de Gerville Léopold Delisle, encore presque un enfant, commença d'apprendre la paléographie ; et celui de Savigny, plus respectable encore, puisqu'il remonte au XIIe siècle !

« Voulez-vous être fixés sur l'état des paroisses du diocèse de Coutances au vieux temps d'autrefois! Ouvrez ces deux Pouillés (Livre blanc et Livre noir) ; ils vous diront les revenus de chaque église. Mais voici deux Terriers (registres où s'inscrivaient les droits et rentes des terres seigneuriales) : l'un du XVe siècle est celui de Montebourg, l'autre du XIII siècle (le siècle de Saint-Louis) est celui du Mont Saint-Michel et contient le fameux Dit des Vilains de Verson, sorte de complainte dans laquelle s'exhala le chagrin des paysans de voir leurs seigneurs aller parfois si fort...

Et pendant que M. Le Cacheux commente, explique, éclaire, nous nous extasions sur ces belles écritures, si droites et si régulières sur ces grandes initiales, d'un galbe si pur, sur ces encres rouges et vertes d'une incorruptible vividité... - Ils auraient bien dû nous garder la formule de ces encres » dit quelqu'un. Et, dans l'échange des propos, nous percevons une voix celle de M. Davodet, si notre mémoire est fidèle qui jette admirative : « Vraiment, ces hommes-là travaillaient pour l'éternité ! »

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« Du Terrier du Mont Saint-Michel nos regards vont à l'Evangéliaire de Mortain, il est du XIe siècle. Monument sans prix. Voyez ces miniatures délicates, aux teintes suavement nuancées, comme une caresse pour les yeux, et si fragiles, dirait-on, et pourtant fixées là à jamais, car elles ont traversé les siècles, et les siècles ont à peine touché à ces roses adoucis, à ces ors restés vivants, à ces tons délicats d'urore. Ces miniatures sont de l'Ecole de Winchester. Comment l'a-t-on su ? M. Le Cacheux, en deux mots, nous le dira. M. PierpontMorgan, le richissime Américain, était, lui aussi, le bienheureux possesseur d'un Evangéliaire mais anglais, celui-là. Il sollicita et obtint de nos Archives une photographie des miniatures de celui de Mortain, et, c'est leur comparaison avec les miniatures de l'Evangéliaire anglais qui permit de conclure à une même source d'inspiration. Il ne faut pas oublier que, bien avant la conquête de l'Angleterre par les Normands, sous la royauté d'Edouard-le-Confesseur qui avait été élevé en Normandie et qui s'en souvenait, de nombreux Normands avaient

été appelés en Angleterre pour y être investis de dignités, de charges et de fiefs; les évêchés, les abbayes même étaient donnés à des Normands. Tout cela explique bien des choses.

<< Mais voyez donc ces builes pontificales... Elles intéressent tout particulièrement notre histoire locale, puisqu'elles concernent l'abbaye de Sainte-Croix-de-Saint-Lô. L'une, d'Innocent II, qu'il faut placer aux environs de 1140, autorise l'Evêque de Coutances, Algare, à réformer, en y introduisant des chanoines réguliers de l'Ordre de Saint-Augustin, l'abbaye de Sainte-Croix, où la règle primitive avait fini —- hélas ! — par n'être plus très fidèlement observée; par où l'on voit que si le siècle envahissait parfois les cloîtres, la Papauté ne manquait jamais de réagir, exerçant partout avec soin et diligence sa fonction de haute police morale. Une autre bulle, du XIIe siècle, émane d'Eugène III; cette troisième est d'Urbain III, c'està-dire de la fin du XIIe siècle et, comme la précédente, fut délivrée en confirmation de privilèges accordés à l'abbaye de Sainte-Croix.

<< Et les chartes succèdent aux bulles. Nous ne les citerons pas toutes. Nous ne nous arrêterons qu'aux principales. En voici une de Richard II, dit le Bon, duc de Normandie, et qui confère donation aux moines du Mont Saint-Michel. Ces deux autres faisant donation aux mêmes (les ducs de Normandie eurent toujours une prédilection pour l'Abbaye forteresse) sont de Robert le Diable << non, rectifie M. Le Cacheux avec l'indulgent sourire où se reconnaît le bon fils des vieux Normands, ne disons pas le Diable, disons plutôt le Magnifique ». Hé ! oui, c'était un très rude homme, et il ne faisait pas bon toujours de se mettre en travers de sa route. Quand il avait le feu de la vie au cœur, rien ne l'arrêtait; il saccageait les monastères; il arrachait Evreux à son oncle, l'archevêque de Rouen (la parenté ni la mitre d'or ne le gênaient !) et il marchait ensuite contre l'évêque de Bayeux, qu'il dépouillait. Mais il y avait le beau côté de la médaille, et telle était l'époque que les repentirs, quand le sang s'apaisait un peu aux veines féodales, éclataient plus fort que les crimes et que des libéralités plus abondantes compensaient toujours les anciennes pilleries. Aussi, lorsqu'en 1035 le terrible Duc entreprit, pour faire pénitence, le pèlerinage de Jérusalem, fut-il, à son arrivée à Rome, accueili au son des cloches à pleine volée. Le Pape savait bien, d'ailleurs, tout ce qu'il devait aux Normands. Sans eux, Rome eût été vingt fois envahie. Ils étaient la milice de

la papauté dont la défense de l'indépendance italienne Rome protégée et sauvée par les petits-fils de Roll, quel rachat grandiose des déprédations commises par les barbares scandinaves lorsqu'ils remontaient la Seine et la Loire et dévastaient la Neustrie Et comme on comprend que, quelques années plus tard, Alexandre II fit parvenir le gonfanon de Saint-Pierre à Guillaume-le-Conquérant sur le point de passer la mer pour aler chercher de l'autre côté une couronne de Roi !

<< Le Conquérant ! C'est avec émotion que les têtes se penchaient pour mieux les voir sur ces chartes que, de sa main, il signa. La première est datée de 1061 et donc est antérieure à la Conquête. Elle porte donation du moulin de Vains à l'abbaye du Mont Saint-Michel — signum gloriosissimi ducis Guillelmi, lisons-nous au bas du document et, en regard à droite, nous voyons la coix apposée par le Duc lui-même. La seconde est aussi en faveur du Mont. Mais celle-là est de 1069. Il y a trois ans que Guillaume a châtié dans les champs de Hastings le parjure d'Harold. Il est devenu Roi. Aussi le gloriosissimi de 1061 a-t-il fait place à un superlatif d'une plénitude et d'une majesté plus parfaites. C'est plus que la gloire qu'il nous faut saluer ici, car la gloire est une chose qui se peut encore ramasser dans la boue sanglante d'une défaite. Ici, c'est le héros couronné qui s'affirme Signum victoriosissimi regis Guillelmi. Et, comme pour mieux manifester sa victoire, le Roi, en apposant en face de ces mots la croix, l'a tracée d'une plume appuyée puissamment. Le trait est large, pesant, volontairement écrasé, comme si Guillaume avait eu regret de ne pas y avoir mis, au lieu de la plume, le glaive! << Par la splendeur de Dieu » comme il aimait à dire, je trouve à cela une beauté qui, dans l'ordre d'idées qui nous occupe, surpasse toute beauté. »

Est-il besoin de dire que M. Le Cacheux fut très applaudi? En quelques mots heureux, M. le Président se fit l'interprète de l'Assemblée en remerciant chaleureusement le sympathique et distingué conférencier du véritable régal littéraire qu'il avait su procurer à un auditoire vivement intéressé et particulièrement attentif.

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