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L'esprit des chefs n'est pas aussi bon qu'on le souhaiterait, mais il n'est pas non plus aussi mauvais qu'on l'a pu croire. Une grande inquiétude règne parmi eux et cette inquiétude est naturelle. Des réformes vont avoir lieu, chacun redoute d'en être victime. On a peur des intrigues et des intrigants. « Ceux qui sont restés à leur poste craignent d'être oubliés et d'être supplantés par ceux qui ont été solliciter à Paris. Il est important de les rassurer sur ce point et de leur faire connaître combien le Roi apprécie la conduite de ceux qui sont restés avec leurs troupes et dont l'exemple et les soins contribuent à ramener la discipline et à attacher les officiers de troupe et les soldats ».

Les Espagnols qui ont quitté l'Espagne pour suivre le roi Joseph sont dans une situation lamentable. Assimilés à nos propres soldats, ils devraient recevoir la même solde en même temps qu'eux, mais ils ne sont jamais payés que les derniers quand il y a de l'argent de reste. Leur misère est telle qu'on s'étonne autour d'eux de leur bonne conduite.

Un peu partout, les difficultés viennent des exaltés et des violents qui ne savent ni taire leurs rancunes, ni modérer leurs prétentions. Ils croient, parce que quelque chose leur est dû, que tout leur est dû. Ce sont eux qui jettent une perturbation profonde dans le monde des fonctionnaires en les menaçant, les intimidant et les inquiétant sur leur avenir et la conservation même de leurs fonctions.

<< Il reste à rassurer les fonctionnaires publics. Cet objet est plus difficile et plus important qu'on ne croit. Point de place depuis celle du préfet jusqu'à celle de percepteur des contributions qui ne soit enviée et sur laquelle quelqu'un ne jette les yeux. Il est difficile de se figurer le point auquel est porté le ridicule des prétentions et avec quelle facilité les bruits de changement sont admis. Cet inconvénient qui paraît d'abord léger devient très fâcheux pour le service du Roi. Il détruit la considération et le respect nécessaires

aux fonctionnaires publics; il les rend timides et circonspects dans l'exercice de leurs fonctions. Au lieu de les remplir, ils cherchent à capter la bienveillance par des complaisances coupables. Cet effet se fait sentir dans toutes les parties de l'administration. Il n'y a pas de doute qu'il n'ait influé sur la rentrée des contributions. J'en suis tellement convaincu que j'ai fait faire des recherches exactes pour m'assurer si les percepteurs avaient employé tous les moyens qui sont en leur pouvoir pour leur rentrée. »

La Manche ne reçut qu'en dernier lieu, à la fin de Mai la visite du prince Lebrun. Tout va bien dans ce département tranquille en tout temps. Les contributions rentrent sans difficulté. L'esprit est généralement bon. Le préfet Bossi est aimé, considéré et jouit d'une réputation intacte. Il n'y a que le sous-préfet de Mortain M. Teulon qui prête à la critique et ne saurait être maintenu sans inconvénients : « En blessant tous les amours-propres et toutes les convenances, il a indisposé les personnes les plus notables de son arrondissement. Après avoir servi chaudement le dernier gouvernement, il servirait le Roi fidèlement, mais il ne pourrait pas le servir utilement. »

Seule dans la Manche, la ville de Cherbourg inspire quelque inquiétude. Les travaux du port poussés jusque là avec une grande activité ont été entièrement interrompus. Il y aurait urgence à les reprendre pour ne pas laisser sans travail une foule d'ouvriers dont le mécontentement est à craindre. Plus à redouter que les ouvriers sont les prisonniers français qui tous les jours débarquent. Aigris par leur longue captivité, laissés sans ressources à leur premier contact avec le sol de France, ils promènent partout leur irritation. Une faction pourrait se servir de tous ces hommes audacieux et aguerris.

L'enthousiasme était grand dans les premiers jours de Mars lors de l'arrivée de Son Altesse Royale le duc de Berry. Il n'est plus au bout de trois mois ce qu'il était

alors « Toutes les classes de la société électrisées par lui ont partagé les mêmes sentiments; ils n'ont pas changé, mais des réflexions ont amené quelques inquiétudes sur le retour des dîmes, des droits féodaux, sur les biens nationaux. Quelques amours propres se sont trouvés blessés ». Il dépend beaucoup de l'ancienne noblesse de servit utilement le Roi « Sous le gouvernement précédent, elle pouvait vouloir se tenir en arrière et ne pas se mêler avec les hommes nouveaux ; sous celui-ci, elle doit aller au devant a'cux, aider les autorités de son influence au lieu de les contrecarrer, n e point blesser les amours propres, ramenec par sa modération, montrer l'exemple de tous les sacrifices. Ce serait servir le Roi et elle en même temps ».

Le mal n'était pas particulier à la Manche. Lebrun le signalait aussi vif et de la même nature dans le Calvados et dans l'Orne. Il le redoutait. Il espérait que le Gouvernement y porterait remède en rappelant à Paris même à ses auteurs responsables que les grands intérêts du Prince doivent passer avant les petits intérêts privés.

C'est avec cette clairvoyance, cette profonde connaissance des hommes et des choses, cette expérience administrative et politique et aussi avec cet esprit d'indépendance, et de modération que le duc de Plaisance accomplit sa mission. Il ne prit nulle part aucune mesure de rigueur et n'exerça aucunes représailles sur son passage. Il fit preuve d'une réelle équité. Ses rapports pleins de sens ne durent pas déplaire à Louis XVIII qui y trouva le reflet de sa propre pensée et de ses tendances libérales. Le rôle de l'ancien gouverneur de la Hollande ainsi appelé à servir la monarchie après avoir servi la Révolution, le Consulat et l'Empire était délicat, à l'époque, et il peut nous sembler aujourd'hui inconciliable avec la dignité personnelle et la fidélité aux principes. Mais, à la réflexion, il faut reconnaître que tous les gouvernements ont dû faire appel aux compétences et que les compétences ont dû répondre à cet appel. Leur

intérêt y trouvait son compte et la France y trouvait aussi le sien. Pour rassurer le pays, il n'était pas d'ailleurs sans habileté de ne point proscrire systématiquement les grands serviteurs de Napoléon.

Le 11 Juin 1814, tous les Commissaires extraordinaires du Roi furent invités à cesser leurs fonctions. En même temps que ses collègues, le Commissaire de la 24 division militaire était autorisé à revenir à Paris : « Aujourd'hui, écrivait-on, tout doit rentrer sous le régime constitutionnel ; les troupes étrangères se retirent ; la paix intérieure règne partout; la perception des impôts a repris son cours. La mission de MM. les Commissaires extraordinaires est donc terminée. Je vous laisse juge du moment où vous pourrez cesser vos fonctions sans nuire au service du Roi. » Dès le 1er Juin, Lebrun avait achevé sa tâche et avait lui-même sollicité l'autorisation de regagner ses foyers, avec la conscience du devoir accompli.

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SUR

Le Livre de la Baillie ou du Garde-Notes

de la Haute Justice de l'abbaye de Cerisy

L'abbaye de Cerisy, de l'ordre de Saint Benoît, au diocèse de Bayeux, était une fondation du duc Robert le Magnifique. Lorsque ce prince résolut, en l'année 1032, de relevr de ses ruines le monastère édifié au vi siècle par Saint Vigor et détruit lors des invasions normandes, il se préoccupa d'assurer son avenir en le dotant de revenus suffisants et de garantir son indépendance par la concession de deux privilèges fort appréciés au Moyen Age d'abord il accorda aux religieux la plénitude de juridiction dans toutes les terres qu'il leur donnait en aumône ; et, en outre, sur l'avis et du consentement de l'archevêque de Rouen et de l'évêque de Bayeux, il déclara l'abbaye libre, dans ces mêmes terres, de toute coutume ecclésiastique. D'où l'existence à Cerisy, sous l'Ancien Régime, de deux juridictions parfaitement distinctes, la baillie ou haute justice et l'officialité. Leur double action s'étendait à la même circonscription territoriale, mais chacune d'elle avait sa compétence propre, son sceau particulier, son organisation spéciale, avec des officiers dont les attributions ne se confondaient pas, bien que le cumul des emplois ait été fréquent. L'abbé de Cerisy possédait, dans l'étendue de son exemption, les mêmes droits de surveillance, d'administration et de juridiction ecclésiastique que l'évêque de Bayeux dans son diocèse, et il les

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