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CENT DEUXIÈME LEÇON

SOMMAIRE

Pouvoir judiciaire. Attributions civiles et pénales. Difficulté de séparer exactement, en pratique, les attributions du pouvoir judiciaire de celles du pouvoir administratif. Examen des articles 48, 53 et 54 de la Charte. — Changement important de rédaction dans l'article 63 de la Charte de 1814, devenu l'article 54 de la Charte de 1830. Comment doit être entendue la phrase : nul ne pourra être distrait de ses juges naturels. - Inamovibilité des juges; exceptions à ce principe. Grands juges d'Angleterre. Magistrature française. Jury. Publicité des débats judiciaires. Participation indirecte de la puissance royale au pouvoir judiciaire nomination des juges; droit de poursuite; droit de grâce. Droit d'amnistie; à qui doit-il appartenir. Légitimité et nécessité du droit de grâce et de commutation des peines.

MESSIEURS,

Nous avons déjà expliqué la nature du pouvoir judiciaire. Il ne lui appartient pas de prendre l'initiative sur quoi que ce soit, ni, en conséquence, de prendre aucune délibération générale relativement au gouvernement des affaires sociales; il ne lui appartient pas non plus de se constituer exécuteur proprement dit de la loi et administrateur de l'État. Mais il lui appartient d'intervenir lorsqu'il s'élève une contestation sur les droits appartenant aux ci

toyens ou à l'État, lorsqu'il s'agit de décider si un fait est ou n'est pas conforme aux principes du droit et si la force publique doit légalement, légitimement, venir au secours de l'un plutôt que de l'autre, soit que la contestation ait lieu entre deux particuliers, soit qu'elle ait lieu entre la société et un simple particulier.

Les attributions du pouvoir judiciaire se distinguent, comme vous le voyez, de celles des autres pouvoirs. Ainsi que nous l'avons dit, son caractère éminent c'est la comparaison des faits particuliers avec la règle générale, soit que la règle générale se trouve dans ce que nous appelons le droit écrit, soit qu'elle se trouve dans les principes généraux du droit. Certainement je n'ai pas besoin de dire à des hommes qui ont déjà étudié le droit que la manière de procéder n'est pas toujours la même et que si, dans certains cas, les tribunaux peuvent s'aider des principes généraux du droit, dans d'autres ils doivent s'en tenir strictement au droit écrit.

Les attributions du pouvoir judiciaire on les divise ordinairement en attributions civiles et en attributions pénales, et les attributions civiles se réfèrent essentiellement soit à l'état des personnes, soit à la propriété des choses, soit à des droits acquis sur les choses ou obligations. Ces trois branches d'attributions civiles et les attributions en matière pénale constituent essentiellement les attributions du pouvoir judiciaire.

Il en est cependant de ces attributions, comme je l'ai déjà fait remarquer pour d'autres branches du droit

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général, qu'au fond elles se touchent toutes et que jamais les divisions ne sont rigoureusement vraies. La séparation exacte des attributions du pouvoir judiciaire de celles du pouvoir administratif, je m'empresse de le répéter, est une des choses les plus difficiles à réaliser en droit public pratique. Il y a encore un desideratum, même chez nous où cependant ce grand travail a fait plus de progrès que dans beaucoup d'autres pays. J'ai dit en parlant du conseil d'État que, à mon sens, s'il agit dans le plus grand nombre de cas comme conseil administratif, comme un complément de l'action administrative, il y a des cas où il décide de véritables questions judiciaires. Alors la question peut être de savoir s'il convient que ces questions lui soient dévolues ou s'il ne vaudrait pas mieux qu'elles fussent renvoyées aux tribunaux, s'il est bien qu'il agisse aujourd'hui comme conseil, demain comme tribunal. Ce sont là des questions spéculatives dignes sans doute de la plus haute attention, mais c'est en même temps un fait qui prouve combien l'exacte séparation des attributions administratives d'avec les attributions judiciaires est délicate et difficile.

Quoi qu'il en soit, il est, à mon avis, irrécusable qu'il existe un troisième pouvoir dans l'État, le pouvoir judiciaire, ayant ses attributions propres, son domaine à lui, domaine dans lequel il exerce le même droit de pouvoir indépendant qu'exercent dans le leur les deux autres pouvoirs. La Charte dit: << Article 48. Toute justice émane du Roi; elle s'ad» ministre en son nom par des juges qu'il nomme

» et qu'il institue. - Article 53. Nul ne pourra être >> distrait de ses juges naturels. - Article 54. Il ne » pourra, en conséquence, être créé de commissions >> et de tribunaux extraordinaires à quelque titre et >> sous quelque dénomination que ce puisse être. » Voilà les dispositions fondamentales.

La première, j'ai eu déjà occasion de le dire, la première qui porte: Toute justice émane du Roi, n'est évidemment qu'une phrase historique. Dire aujourd'hui : Toute justice émane du Roi veut dire il n'y a de légitime dans la société que la justice publique, il n'y a de légitime que la justice sociale; les justices particulières, justices féodales, justices seigneuriales sont à jamais bannies du sol de la France, ce grand acte, l'administration de la justice, est un fait du pouvoir national.

Elle s'administre en son nom; c'est encore une expression qui n'est pas rigoureusement exacte, ou, pour mieux dire, le mot administrer ne doit pas être pris là dans le sens qui pourrait s'offrir le premier à l'esprit du lecteur. Sans doute tous les jugements portent l'intitulé que vous connaissez, c'est la formule exécutoire, c'est la formule de la puissance exécutive. Ainsi la justice s'administre au nom du Roi, c'est-à-dire que les délibérations de la justice se réalisent et s'appliquent par l'action du pouvoir exécutif. Mais quant à l'administration de la justice en elle-même, quant à la déclaration du droit, c'est le fait du pouvoir judiciaire, nul n'y intervient; c'est ce fait dont le pouvoir judiciaire ne doit compte à personne, c'est le fait sur lequel tout juge a droit

de répondre comme une cour répondait au lieutenant de Napoléon, qui lui reprochait de ne pas avoir prononcé un jugement capital dans certaine affaire. « La cour ne doit compte de ses jugements qu'à Dieu et à sa conscience. » Sans doute tout homme répond aussi de ses actes devant l'opinion publique, mais de responsabilité légale il n'y en a pas, et il ne peut pas y en avoir. Pour le pouvoir judiciaire cependant il y en a dans certains cas bien déterminés par la loi, mais jamais dans ce qui concerne le bien ou mal jugé.

Ainsi toute justice émane du Roi, c'est-à-dire qu'il n'y a plus de justices particulières, qu'il n'y a qu'une seule justice, la justice publique, la justice sociale. Elle s'administre en son nom, oui les décisions indépendantes émanées du pouvoir judiciaire, c'est le pouvoir exécutif qui a mission de les soutenir, c'est le pouvoir exécutif qui a mission de prêter main forte au droit.

<< Nul ne pourra être distrait de ses juges natu»rels. — Il ne pourra en conséquence être créé » de commissions et de tribunaux extraordinaires. >> En 1830, on a ajouté : « à quelque titre et sous quel» que dénomination que ce puisse être. » La Charte de 1814, article 63, plaçait là une limitation en faveur d'une institution qui certes ne méritait pas cet honneur, je veux parler des cours prévôtales. « Ne >> sont pas comprises sous cette dénomination les ju>> ridictions prévôtales, si leur rétablissement est >> jugé nécessaire. » Les cours prévôtales, en effet, ont eu encore un moment d'existence et une malheu

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