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pêcheurs et jusqu'au costume bizarre des gens de la campagne, toutes ces choses reportent l'imagination aux bords pittoresques de la rivière des Amazones ou du Mississipi. Mais le spectacle devient bien autrement imposant lorsque le Danube, réunissant en un courant unique la masse disséminée de ses eaux, se précipite dans l'étroit passage que lui ouvrent les monts Karpathes et les Balkans, pour franchir un espace de trente lieues avec une rapidité indescriptible. Les tableaux de ce genre, que la nature présente de temps à autre, peuvent donner à l'imagination une idée de la grandeur et de la puissance du Créateur.

La Valachie et la Bulgarie ne tardèrent pas à s'offrir à mon attention, avec l'ignorance et la pauvreté qu'on y voit régner en tous lieux. Tandis que la Bulgarie reconnaît le sultan pour son unique souverain, l'immense majorité de sa population se compose de chrétiens; car on ne compte que très peu de Turcs parmi ses habitants, et presque tous sont des négociants de passage. Dans la Valachie, tout au contraire, où un prince du pays, professant la religion chrétienne, gouverne l'Etat, les mahométans sont nombreux, ils ont des santons et des mosquées. Les grecs de Bulgarie sont gouvernés par l'archevêque schismatique de Widin, de concert avec trois suffragants nommés par le synode provincial, sous réserve de l'approbation du sultan.

Il n'y a point de comparaison à établir entre la discipline de la Bulgarie et celle de la Valachie, dans laquelle l'influence russe s'est fait sentir d'une manière puissante et qui frappe les yeux dès le premier abord. Le synode moscovite sanctionne l'élection du métropolitain par les évêques de la province, et ce prélat doit aller ensuite recevoir à Saint-Pétersbourg l'investiture de chef

ecclésiastique de la Valachie. Le tzar, qui a étendu petit à petit son influence dans les principautés du Danube, en prenant pour instrument la religion, qu'il a constamment fait servir au développement de ses plans politiques, envoie de temps en temps à ces évêques des présents qu'il les charge d'offrir au Seigneur dans leurs églises, comme un hommage de sa foi sincèrement orthodoxe.

C'est ainsi qu'il réussit à exercer un prestige merveilleux sur l'esprit et la conscience d'hommes accessibles à l'intérêt, mais dépourvus du courage et de la grandeur d'âme nécessaires pour se mettre au-dessus des considérations d'ici-bas. Les calices et les ostensoirs envoyés par Nicolas aux églises de Valachie, de Bulgarie et de Servie, avaient un objet bien différent de celui que soupçonnaient une multitude ignorante et des prêtres intéressés. «Le vertueux tzar, le généreux protecteur de » l'orthodoxie, le père de la foi, » comme l'appelaient les évêques de ces dissidents, veut se gagner le cœur du peuple et de ses prêtres pour réunir plus tard ce pays au grand empire d'Orient, beau rêve, qui est depuis bien des années déjà le sujet des préoccupations constantes des empereurs moscovites.

Bucharest offre le spectacle de soixante-six églises grecques réunies dans une ville peuplée de quatrevingt mille âmes, desquelles il faut retrancher un tiers qui n'appartient point à cette communion; d'un clergé très nombreux et d'innombrables monastères, qui s'élèvent au milieu de jardins dont la beauté contraste singulièrement avec les rues immondes et les maisons mal entretenues de cette triste cité. Quel peut être le but de cette multitude de temples, et quel bien peuvent-ils produire? Telle est la réflexion qu'amène tout naturelle

ment un pareil spectacle. Je sais quel est l'objet des temples dans toute société, et je suis le premier à soutenir qu'ils sont absolument nécessaires; mais je ne puis comprendre quel but se sont proposé les habitants de Bucharest en élevant un nombre aussi considérable de pareils édifices. Je m'explique plus difficilement encore le bien qu'ils sont destinés à produire, lorsqu'on peut affirmer sans hésiter que les mœurs dominantes du pays sont loin de mériter le nom de chrétiennes.

Nulle part on ne voit aussi marquée cette déplorable inaction, signe caractéristique d'un clergé qui, pareil à une branche retranchée de l'arbre de vie, ne porte aucun fruit de vertu ni de bonnes œuvres, et ne se donne pas le moindre mouvement pour accélérer par sa parole et par son exemple la régénération des mœurs, horriblement corrompues, ni pour réveiller la foi, profondément endormie parmi ses coreligionnaires. Dans cette même ville, où l'on voit soixante-six églises et plus de mille ecclésiastiques, les mœurs sont relâchées à tel point qu'elle passe pour l'une des plus dissolues qu'il y ait au monde.

Quel avantage procure donc à la société cette infinité de temples toujours déserts et ce chœur si nombreux de prêtres et de moines, lorsque la dissolution des mœurs la ronge et la fera périr infailliblement ? Et la religion en aura-t-elle retiré, de son côté, quelque profit? Le peuple pourra nous répondre un peuple dont toute la croyance se réduit à des signes extérieurs, dont toute la religion consiste dans le fanatisme qui le caractérise. Ce ne sout ni l'ignorance ni les préjugés qui peuvent inspirer et diriger la foi des nations: ces vices marchent accompagnés d'une foule d'autres, et les fruits vicieux qu'ils produisent ne peuvent en rien contribuer à opérer une réaction salutaire chez les peuples.

Je conviens que, dans certains cas, la multiplicité des temples est une preuve manifeste de la dévotion publique; ces édifices, dont la magnificence nous étonne et dans lesquels la richesse artistique rivalise avec les objets qui inspirent la foi, en parlant au cœur le langage éloquent de la piété; ces édifices, dis-je, prouvent qu'il existe des hommes qui savent prodiguer leurs trésors pour élever des temples à Dieu, lui exprimant ainsi le vif désir qu'ils éprouvent au fond du cœur de voir se multiplier les lieux où son saint nom recevra les hommages d'adoration qui lui sont dus. Mais une multitude d'églises pauvres, où l'on officie sans décence ni dignité, où le peuple n'aperçoit aucun objet apparent propre à exciter sa dévotion, où, bien loin de trouver de fervents exemples de piété, il voit comme abrités dans un retranchement inattaquable, l'ambition et l'intérêt, spéculant sur la foi du peuple; à quoi, je le répète, peuvent servir de pareilles églises?

On ne remarque pas plus de ferveur dans la dévotion des curés ou protopopes des villes inférieures de la Valachie. Un dimanche, je parcourus les rues de Giurgewo. Quoiqu'il ne fût encore que dix heures du matin, déjà toutes les églises étaient fermées, et je ne vis d'autres popes que ceux qui s'amusaient, comme de véritables désœuvrés, à observer le mouvement occasionné dans la ville par l'arrivée du bateau à vapeur qui nous avait amenés.

Silistrie, si célèbre par les siéges nombreux qu'elle a endurés et dans lesquels le pouvoir moscovite a fait d'inutiles efforts pour la réduire; cette place, déjà célèbre du temps de Constantin, son fondateur, se trouvait environnée d'un camp considérable, dans lequel une division de l'armée ottomane se livrait à des manœuvres

de guerre. Silistrie me parut l'une des populations les moins mauvaises parmi toutes celles des principautés. Ses minarets élevés, qui couronnent les immenses fortifications de la place, produisent un effet des plus pittoresques. Il n'en est pas de même de celui qu'offrent les ruines de Hirschova, ni les rues sales, étroites et tortueuses de Brailof, de Matschin, de Galatz et de Tuldscha. Dans celle-ci, je vis pour la première fois des scènes intolérables pour toutes personnes élevées dans d'autres principes que les mahométans. Un certain nombre de familles d'officiers ottomans vinrent prendre passage sur le pont du bateau à vapeur; le mari, les femmes, les enfants et les esclaves formaient un ensemble repoussant par sa physionomie, plus repoussant encore par l'appréciation morale que chacun pouvait faire du rôle que certaines de ces personnes pouvaient jouer dans les familles dont il s'agit.

Les fameuses bouches du Danube étaient déjà derrière nous, et la ville de Varna, sur la mer Noire, présentait un mouvement extraordinaire; une division de l'armée ottomane, stationnée dans cette ville, couronnait de grosse artillerie ses fortifications et la mettait en état de faire une résistance longue et vigoureuse en cas d'attaque. Pendant ce temps, le rhamadan commençait, et les bourgeois mahométans de Varna, nonchalamment couchés sur les comptoirs de leurs boutiques ou à l'ombre de rideaux suspendus, ne faisaient autre chose que de défiler les grains de leur rosaire, évitant avec grand soin tout motif d'impatience et toute espèce de contrariété qui auraient pu leur faire perdre le mérite du jeûne. Un soldat s'approcha, devant moi, de l'un de ces scrupuleux et lui chuchotta quelque chose à l'oreille. Le vieux musulman, levant un gros bâton: « Tu es

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