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tion de ses rivaux, lui déférèrent le commandement'. Cornélius Népos assure même que, sans considérer sa jeunesse, on le nomma suffète ou roi.

Parvenu à ce poste, l'Italie fut constamment le but de ses pensées secrètes. Il conquit plusieurs villes en Espagne; son ambition excita la crainte de tous les peuples de cette contrée. Ils se liguèrent contre lui, et opposèrent à sa valeur une armée de cent mille hommes. Malgré l'infériorité du nombre de ses troupes, il défit les ennemis en bataille rangée, et mit tous ses soins, après la victoire, à se concilier par des faveurs et de grandes largesses les citoyens, les alliés et les peuples conquis, voulant assurer par cette sage politique l'exécution tranquille de ses grands desseins.

Le traité conclu avec Rome ne pouvait arrêter ce génie ambitieux, qui ne cherchait que l'occasion de le rompre. Il forma audacieusement le siége de Sagonte, place située au delà de l'Ebre. Les Sagontins invoquèrent la protection de Rome. Elle envoya sur-le-champ des députés pour s'opposer à cette infraction de la paix. Annibal refusa de les entendre; ils ne furent pas mieux accueillis à Carthage, malgré les remontrances d'Hannon, qui s'efforça vainement de faire sentir l'injustice et le danger d'une pareille agression. Sagonte, réduite à l'extrémité, capitula; mais Annibal proposa des conditions si humiliantes, que les sénateurs préférèrent la mort à la honte de les accepter. Ne consultant que leur désespoir, ils dressèrent un bûcher sur la place publique, y jetèrent leurs richesses, le trésor de l'état, et se précipitèrent dans les flammes, qui se communiquèrent rapidement à toute la ville. Au même instant une tour, battue par les béliers d'Annibal, s'écroule; les Carthaginois entrent par la brèche, s'emparent de la ville, égorgent tous ceux qui portaient les armes, et dérobent à l'incendie un immense butin.

Annibal ne s'en réserva rien, mais il s'en servit habile

2 An de Carthage 626.- - De Rome 528.

ment pour animer l'ardeur du soldat, et pour augmenter la force de sa faction dans Carthage.

La nouvelle de ce désastre répandit la consternation à Rome. L'indignation d'une attaque si audacieuse, au mépris des traités, la honte d'avoir laissé périr sans secours des alliés fidèles, la crainte du génie et des projets d'Annibal, réveillent avec fureur l'antique haine. Le peuple s'émeut, accourt sur la place; le sénat s'assemble; les harangues les plus violentes se font entendre, et l'on décide unanimement le prompt départ d'ambassadeurs chargés de demander formellement à Carthage si la ruine de Sagonte a été ordonnée par elle, et d'exiger pour réparation qu'on livrât Annibal aux Romains.

Le sénat de Carthage voulait, suivant sa coutume, prendre des délais, répondre vaguement à des plaintes positives, et opposer la ruse punique à la fierté romaine. Fabius, ambassadeur de Rome, montrant alors un pan de sa robe, qu'il tenait plié dans ses mains: «Je porte ici, dit-il, la paix ou la << guerre, choisissez. — Choisissez vous-même, lui répondit<< on.—Je vous déclare donc la guerre, reprit-il en secouant << sa toge, et elle sera terrible. —Nous l'acceptons de bon cœur, <<< et la ferons de même ! » s'écrièrent tous les sénateurs.

C'est ainsi que fut rompue la paix, l'an du monde 3785, avant Jésus-Christ 129, l'an de Rome 529, et de Carthage 627. Elle avait duré vingt-quatre ans. Annibal avait alors vingt-six ans.

Avant de suivre le vaste projet dont ce grand capitaine méditait le plan depuis sa plus tendre jeunesse, il fit passer en Afrique les soldats espagnols qui se trouvaient dans son armée, et appela en Espagne ceux d'Afrique, espérant que, loin de leur patrie, ils seraient plus soumis. Par ses ordres, quarante mille hommes gardèrent l'Afrique; quinze mille, les provinces d'Espagne; soixante vaisseaux protégèrent les côtes. Il offrit à Cadix un sacrifice à Hercule, et ensuite marcha pour mettre fin à l'entreprise la plus audacieuse qu'un

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mortel eût jamais conçue, celle de traverser l'Espagne, les Gaules, et de franchir les Alpes pour envahir l'Italie.

Il partit de Carthagène, éloignée de l'Ebre de cent dix lieues. Son armée se composait de cent mille hommes d'infanterie, de douze mille de cavalerie et de quarante éléphants. Il battit tous les peuples et conquit tous les pays au delà de l'Ebre jusqu'à Emporium, petite ville maritime près des Pyrénées, qui séparent l'Espagne des Gaules, et se trouvent distantes de l'Ebre de quatre-vingts lieues. Il laissa Hannon avec onze mille hommes dans cette partie de l'Espagne qu'il venait de soumettre; franchissant ensuite les Pyrénées, il s'avança sur le Rhône avec cinquante mille hommes de pied, neuf mille chevaux et seize éléphants.

Les Gaulois, postés sur l'autre rive du fleuve, lui en disputaient le passage. Annibal, informé de leurs desseins, avait envoyé, deux jours avant, Hannon, fils de Bomilcar, avec un corps de troupes chargé de traverser le Rhône un peu plus haut et dans un endroit moins gardé. Son ordre fut exécuté. Alors il se présenta sur la rive du fleuve. Les uns le passaient sur des barques, les autres à la nage, l'infanterie sur des radeaux ou dans quelques troncs d'arbres creusés; plusieurs grands bateaux, rangés et liés, rompaient le courant. Les Gaulois, placés sur l'autre rive, poussaient de grands cris, frappaient leurs boucliers, lançaient des traits et s'animaient mutuellement au combat. Mais tout à coup ils aperçoivent sur le haut des montagnes un corps ennemi, celui d'Hannon, qui brûle leur camp et marche sur eux. Attaqués en tête et en queue, ils se troublent, se découragent et prennent la fuite. Délivrée de tout obstacle, l'armée d'Annibal passe tranquillement le fleuve; les éléphants le traversent ensuite sur de grands radeaux qu'on avait couverts de terre, pour que ces animaux ne s'aperçussent pas qu'ils quittaient le rivage.

Pendant ce temps, les deux consuls Scipion et Sempronius étaient partis avec deux armées destinées l'une pour l'Espagne et l'autre pour la Sicile. Sempronius devait s'embar

quer à Lilybée et attaquer l'Afrique; Scipion comptait prendre des vaisseaux à Marseille pour conduire ses troupes en Espagne, où il espérait trouver encore Annibal. Il apprit avec surprise que l'ennemi, prévenant ses desseins par une marche rapide, s'approchait du Rhône, et il envoya trois cents cavaliers pour le reconnaître.

Annibal détacha cinq cents Numides au-devant d'eux : ces deux troupes se livrèrent un combat opiniâtre et sanglant. Les Romains perdirent la moitié des leurs, mais forcèrent les Numides à fuir. Cette action, regardée comme un présage de l'issue de la guerre, annonçait, suivant les augures, qu'elle serait favorable aux Romains après avoir coûté beaucoup de sang.

Sur ces entrefaites, Annibal reçut une ambassade des Gaulois établis sur la rive du Pô. Ils lui promettaient des vivres et des secours contre les Romains. Ce grand capitaine, voulant suivre sans obstacle ses desseins, s'éleva un peu vers le nord, et, s'éloignant de la mer afin d'éviter la rencontre de Scipion, traversa la Gaule jusqu'aux Alpes.

Scipion n'arriva sur le Rhône que trois jours après le passage des Carthaginois. Désespérant alors d'atteindre l'ennemi, il retourna à Marseille, envoya son frère avec la plus grande partie de ses troupes en Espagne, et partit lui-même pour Gênes, dans le dessein d'opposer l'armée romaine qui se trouvait sur les rives du Pô, à celle d'Annibal lorsqu'elle descendrait les Alpes. Celui-ci traversa le pays des Allobroges, où l'on voit aujourd'hui Genève, Vienne et Grenoble ; il y trouva les peuples divisés, les pacifia, leur donna des vivres pour s'assurer leur amitié, et s'avança au pied des Alpes. Là son génie eut à triompher de nouveaux obstacles.

Ces monts escarpés ne lui offraient aucune route. Forcé de suivre des sentiers étroits et glissants, bordés de précipices, il voyait sans cesse des abimes sous ses pieds, et sur les hauteurs, de belliqueux montagnards qui s'opposaient à son passage. L'intrépide Annibal dompte à la fois la nature et l'en

nemi; et, après avoir perdu un grand nombre d'hommes et de chevaux, écrasés par les rochers qu'on roulait sur eux, ou tombés dans les précipices, il s'empare d'une forteresse, et y trouve des provisions qui rendent le courage et l'espoir à ses troupes exténuées de fatigue.

Continuant sa marche, et trompé par la perfidie de ses guides, il se voit attaqué dans un défilé étroit, et se tire de ce nouveau péril par des prodiges de valeur. Enfin, après neuf jours d'efforts surnaturels et de combats sans cesse renouvelés, il atteint le sommet des Alpes, et s'y repose deux jours. Une neige abondante, tombant alors sur les montagnes, porte dans l'esprit des soldats le découragement et l'effroi : Annibal les ranime en montrant à leurs yeux les plaines de la riche Italie, et en flattant leur avidité par l'espoir du pillage de Rome.

Le soldat rassuré reprend ses armes; la soif de l'or lui fait oublier tous les périls. Mais la glace rendait les sentiers presque impraticables; la neige, couvrant les précipices, engloutissait sous sa surface trompeuse les hommes et les animaux : d'immenses éboulements de terre écrasaient des cohortes entières. Annibal, que rien ne pouvait décourager, creuse avec le fer et le feu des chemins dans le rocher. Quelques historiens ajoutent fabuleusement qu'après avoir fait rougir le roc, il y jetait du vinaigre pour le fondre. Les actions de ce grand homme n'avaient pas besoin d'exagération pour être regardées comme des prodiges.

L'armée descendit enfin dans une plaine fertile, qui consola bientôt le soldat de ses travaux et de ses dangers.

Malgré ses premiers succès, Annibal dut prévoir alors toutes les difficultés que présentait une invasion dont son ambition ne lui avait montré d'abord que la gloire. Sorti de l'Espagne avec près de soixante mille combattants, il ne lui restait plus que douze mille Africains, huit mille Espagnols, et six mille chevaux (ainsi qu'il l'inscrivit lui-même sur une colonne), et cependant il n'avait pas encore combattu les Romains. Tel est

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