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que c'était la voie la plus pure pour les convertir, il y consentit. »

Son successeur nmaintint la servitude. Dans le code noir, acte rigoureux, mais non dépourvu d'un certain esprit d'équité, le plus grand soin de Louis XIV fut de montrer que le noir est un homme. En accordant aux aflranchis les mêmes privilèges qui avaient été établis en faveur des blancs des colonies, en permettant le mariage du maître avec l'esclave, Louis XIV indiqua le rapprochement et l'alliance des deux races comme les choses les plus naturelles du monde. En effet, les blancs de St Domingue se mêlaient aux noirs avec la plus grande facilité. Les hommes de couleur et noirs libres, les esclaves même, contractaient mariage en France avec des blanches, sans rencontrer le moindre obstacle. Ces faits paraissent étranges aujourd'hui : on les e it contestés s'ils n'élaient prouvés par des actes ofliciels irrécusables. Pourquoi ? parce qu'il y a aujourd'hui dans le monde un mot que l'on ignorait jusqu'à la fin du règne de Louis XIV. Le préjugé de couleur fut créé, pendant la minorité de Louis XV, par une cour ayant une avide soif de richesses. Au lieu de lait, l'enfant royal reçut ce fiel pour nourriture. Devenu majeur, il imposa le préjugé aux colonies françaises.

L'esclavage était un crime ancien, et on avait vu des esclaves de toutes les couleurs sur la surface de la terre. Mais jusqu'ici la race blanche n'avait pas songé à exclure la race noire de l'espèce humaine. Cet attentat fut la plus grande et la plus révoltante audace de l'homme depuis la création. Le préjugé de couleur fut institué en 1724 par Louis XV. Eh bien ! quarantedeux ans s'écoulèrent sans que les colons blancs de St Domingue, malgré l'active instigation des gouver

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neurs envoyés à cet effet, voulussent admettre dans leur législation ou plutôt dans leurs mœurs cette iniquité. Enfin, vaincus tant par la violence que par l'adresse et les tentations d'une cour corrompue, les blancs de St Domingue se jetèrent dans le système qui consistait à exclure la race noire de la famille humaiIl (*. C'est dans la correspondance qui eut lieu, en 1767, entre le Conseil supérieur du Port-au-Prince et le ministre des colonies, que l'on voit le commencement des faiblesses de ce Conseil, jusqu'ici énergique comme celui du Cap, qui ploya dès lors sous la volonté royale et entraîna les colons dans l'abîme. L'année 1767 doit être indiquée comme le commencement d'une période de 26 ans, où l'or roula d'abord comme Un fleuve à St Domingue, où les colons se noyèrent d'ans les délices, mais où se montrèrent les éléments de leur ruine, où l'esclavage tomba comme un échafaudage, et enfin, où la plus enviable colonie des Antilles fut à jamais perdue pour ceux qui avaient établi une barrière insurmontable entre les deux races.

Deux faits dominent, comme deux pivots sur lesquels tourne l'histoire de cette révolution : c'est d'abord l'esprit de liberté que l'homme de couleur a inculqué au noir ; ensuite, l'esprit d'indépendance que le noir a inculqué à l'homme de couleur.

Par la naissance du mulâtre, l'esprit de liberté eut accès dans la population esclave de St Domingue vivant dans l'éloignement de toute lumière. La procréation de l'homme de couleur fut le germe de la destruction de la servitude. Le blanc ayant donné de l'instruction à l'homme de couleur parce qu'il était son fils, l'homme de couleur éclaira le noir parce qu'il était son frère. La révolution de 91 est essentiellement dûe

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à l'esprit du mulâtre. Les anciens noirs libres, tous hommes du plus profond dévouement, se laissèrent entraîner par cet esprit. Ils s'unirent étroitement aux hommes de couleur pour armer les esclaves et leur faire connaître ce qu'ils ignoraient : leur nombre et leur puissance. Tel fut le mystérieux travail qui mina l'esclavage et détruisit l'infâme prospérité de St Domingue. Mais quand la liberté fut conquise, il y eut une autre grande tâche à accomplir, et ce fut, cette fois, le noir qui en prit l'initiative. L'esprit d'indépendance découlait naturellement des idées de la population africaine de St Domingue, devenue libre et victorieuse. Instincts, moeurs, tendances, traditions africaines, tout éloigne le noir de la France. L'indépendance d'Haïti fut amenée par l'esprit du noir. Quoique les hommes de couleur aient pris une part fort active dans la guerre de l'indépendance, il n'ont pas moins été entrainés par l'esprit d'indépendance du noir, qui se montre et se développe avant cette guerre. ...

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Les hommes de tous les points du globe sont nés pour s'entendre. Soyez-en s ir, l'industrie, les talents et la vertu les rapprocheront. Un jour le noir d'Haïti se réconciliera sincèrement avec le blanc. Ce jour dépcnd du mouvement philanthropique dans le monde. Ce jour arrivera infailliblement quand l'esclavage sera aboli dans toutes les Antilles, quand la servitude des Etats du sud des Etats-Unis cessera de former un contraste avec les institutions du peuple le plus libre de la terre. Alors les noirs d'IIaïti n'auront plus à redouter la présence des blancs dans toutes les relations de la vie civile et de la vie politique ; on verra les noirs eux-mêmes convier les blancs à se joindre à eux, car ils seront tourmentés par les besoins de progrès,

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comme toutes les nations qui entrent dans les grandes voies de la civilisation. Si les blancs se distinguent par certaines qualités qui sont le propre de leur organisation, les noirs se font remarquer par certaines qualités natives que l'éducation rendra inappréciables en les faisant ressortir. C'est le contraste qui fera le charme du rapprochement. Que l'on comprenne bien ce symbole. Ce sera l'homme de couleur, intermédiaire inévitable, qui sera le fruit de cette alliance légitime. La naissance du mulâtre, dans la hideuse société de l'ancien régime, avait été une pomme de discorde. Sa naissance, dans une société où l'égalité absolue règnera, sera le lien des deux I : l('(*S. L'alliance des blancs et des noirs, qui avait eu lieu malgré l'odieux régime colonial, s'effectuera sur une base durable dans la société nouvelle où l'on voit briller la belle et intéressante population noire d'Haïti, qui a déjà fait tant de progrès et qui entre de plus en plus dans les voies de la civilisation. C'est là un ordre tracé dans le ciel en lettres ineffaçables. Mais peut-on parler de l'état politique d'Haïti, l'avenir des Antilles et de la race noire en Amérique, sans arrêter sa pensée sur l'Afrique ? C'est à l'Afrique, notre mère, que nous devons la couleur qui est encore, aux yeux de quelques nations, l'emblème de l'infériorité. Ainsi, l'Afrique doit être l'objet de tous nos vœux, de tous nos souhaits, de toutes nos espérances. C'est donc pour cette malheureuse terre que nous devons prier, parce que dans son sein se trouve la cause de la répulsion, du dédain dont ses descendants sont frappés dans le monde. Haïti, fille ainée de l'Afrique, considère son histoire et sa civilisation comme la première page de l'histoire de la réhabilitation de sa race. Elle doit donner l'exemple à ses jeunes soeurs, en renouvelant sans cesse ses réclamations pour la civilisation

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