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à mourir à ses côtés,— ce qu'on leur acccorda, hélas ! L'infortuné père, trois fois victime, demanda alors à avoir un fils à chaque bras. Ils furent ainsi liés.

Quand ces hommes apparurent, en habit noir et chapeau haute forme, la corde au bras, à la porte de la prison, un frémissement d'horreur courut dans les rangs de l'armée et de la foule rassemblées : depuis les exécutions de 1848, on n'avait pas encore vu ici des hommes de cette valeur envoyés ainsi à la mort. Calmes et dignes, ils s'avançaient d'un pas assuré, entre deux files de soldats, jusqu'au lieu de l'exécution. Quand ils y furent placés, le général Cardi seul se découvrit et rendit son chapeau à un ami ; puis s'adressant au peloton, il demanda qu'on l'épargnât jusqu'à la mort de ses deux fils : il voulait sans doute pouvoir les soutenir de son regard. Mais, à la première décharge, il tomba mort. L'un de ses fils, moins blessé, et quelques autres se relevèrent et reçurent la mort à genoux. Jusqu'au dernier moment, pas ûne faiblesse ; ils moururent tous comme meurent des martyrs.

L'angoisse qui avait commencé cette journée l'acheva, mais combien plus poignante ! Il y a déjà vingtcinq ans de cela, et je suis sûr que tous ceux qui y avaient assisté ont cet évènement bien présent à l'esprit. Et cependant, ces scènes douloureuses se sont bien des fois renouvelées depuis !...

Hélas ! Jacmel aussi est une glorieuse victime des ambitions des hommes, en même temps qu'une martyre des libertés publiques. On doit donc également la plaindre et la vénérer.

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Né à Port-au-Prince Ie 25 août 1828. Directeur de l'Ecole de médecine ( 1869-1871), député ( 1871 ), sénateur ( 1872 et 1876 ).

CEUvREs : Collaboration à l'Opinion Nationale, au Civilisateur, au Bien Public. Fragments d'histoire contemporaine, 1 vol. ( 1903, Imprimerie de M" F. Smith, Port-au-Prince, ). Conférence inédite sur John Brown ( annoncée pour paraître prochainement )

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L. Docteur en médecine François Hyppolite ( dit Révolu ) de Jérémie, un noir pur, comme l'était Désilus, — il faut nous arrêter quelques instants sur cet homme d'élite — avait été lui-même son créateur intellectuel, plus exactement « cultural ».

Il n'apprit à lire, — comme notre Louverture — qu'à l'âge de 50 ans, à la lumière de la lune, en faisant sa faction, sous l'administration de Boyer. Il nous racontait que, surpris une fois à épeler son · B-a, ba, il reçut de son capitaine une volée de coups de plat de sabre, qui lui apprit la vigilance pour l'avenir, sans avoir diminué son goût pour l'alphabet. Cet homme nous jetait à la Chambre, plus tard au Sénat, en de prodigieux étonnements Je me le figure, · en cet instant, prenant la parole, une fois entre beaucoup d'autres, dans une question ardue de droit constitutionnel, où feu Camille Nau, instruit, intelligent, vif, de parole aisée, mais de la dernière roublardise, s'escriniait contre Edmond Paul. Edmond, froid, plein de flegme, cherchant ses phrases, assénait des coups de logique, comme on frappe des bottes LoUIs AUDAIN PÈRE 61

d'escrime, bottes que Camille Nau parait mal. .. . Révolu dit : « Collègue Nau, — je ne suis pas fort sur le point de droit qui se débat en ce moment, mais j'ai en moi assez de bon sens pour pouvoir, je crois, sans l'aide d'aucun argument de livre, vous démontrer que, du commencement jusqu'à la fin, vous n'avez fait que vous fourvoyer, en risquant d'égarer la Chambre dans un encombrement de phrases éloquentes. Que l'Assemblée ne se laisse point surprendre par votre faconde et médite ce que je vais lui dire ! » Il montra une si grande puissance en sa réplique, dans une série d'arguments bien choisis, privés de toute « technie » d'école, sous une parole nette, sobre, pénétrante, qu'il eut gain de cause dans la question. L'Assemblée vota dans le sens d'Edmond soutenu par mon confrère.

Il me faut dire que l'ancien étudiant « per se », qui n'avait qu'un sergent-major comme seul professeur, réalisa de tels progrès, acquit tant d'instruction, qu'il devint pharmacien et médecin estimé en sa ville de Jérémie. Il employa des épargnes amassées longuement à faire un voyage à Paris, où, à la Faculté et dans les hôpitaux suivis par lui avec assiduité, je le présentai à mes grands maitres. Il était âgé de 70 ans. Robuste, il alla, deux années de suite, disséquer à Clamart, à une lieue de Paris. Messieurs les professeurs Paul Dubois, de la clinique d'accouchements, Velpeau, de l'hôpital de la Charité, Andral, du meme établissement, et J. Moissenet, tous mes maitres, le distinguèrent tout particulièrement.

Voilà la puissance de la volonté et du travail !

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Fils de Jean-François Lespinasse et de Cornélie Beauvais.— Né à Port-au-Prince en 1811, mort dans la plaine du Cul-de-Sac en 1863.— Négociant. (EUvREs : Collaboration au Républicain ( 1836 ), à l' Union ( 1837-1839 ). Histoire des affranchis de Saint Domingue, 2 vol. Le 1" volume seulement a été publié par les héritiers de l'auteur en 1882. ( Paris. lmprimerie Joseph Kugelmann, 12 rue de la Grange-Batelière ). Le morceau qui suit est extrait de la Préface de l'Histoire des affranchis.

LA CIVILISATION NOIRE ET SON A VENIR

Nono génération arrête avec orgueil son attention sur l'époque de notre histoire où les enfants de la race africaine chassent leurs oppresseurs, où le pays cesse d'appartenir à la France. Mais elle parcourt avec horreur ou avec indignation les pages de la servitude. Nous sommes trop près de l'esclavage pour le juger froidement ; mais nous ne pouvons effacer cette période de nos annales, ni l'ignorer, ni l'oublier. L'humiliation de notre race n'est point, selon nous, dans les travaux excessifs, dans les chaînes, dans les échafauds, dans les roues, dans tous les instruments de torture et de supplice de l'ancien régime, mais dans les peines morales qu'on nous a infligées. A côté de nos douleurs physiques, nous avons eu des douleurs morales poignantes que notre génération ne connaît pas assez et qui doivent remplir pourtant les pages fondamentales de notre histoire. Des peuples puissants de ce siècle ont vu à leur berceau l'esclavage régner chez eux. Il y a eu des esclaves blancs en Europe, comme il y a des esclaves noirs en Amérique. De tous temps, par des voies

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plus ou moins directes, les hommes ont abusé de leurs semblables. Les peuples oublient les maux de l'esclavage, quand il est détruit, comme toutes les douleurs de leur existence. Mais perdra-t-on aussi facilement le souvenir de l'injure odieuse que le préjugé a faite à toute une race d'hommes ? « L'affranchi du Ve au Xe siècle, dit M. Guizot, en cessant d'être esclave, pouvait, par son habileté ou quelque heureuse chance, devenir un des propriétaires importants de sa contrée et prendre place dans l'aristocratie territoriale de la France, o I entraient sans distinction d'origine, sans conditions légales, tous les riches, tous les puissants, tous les forts. » En France, maîtres et esclaves avaient la couleur blanche ; on ne discernait point l'affranchi devenu un homme puissant et riche d'avec les autres hommes puissants et riches. A Saint Domingue, on distinguait l'affranchi partout o l il passait, parce qu'il n'avait pas la couleur des blancs. Cependant on ne songea point d'abord à lui contester les droits que lui donnait la liberté. Pendant long.emps la couleur de l'affranchi ne fut pas un motif d'exclusion. Mais quand l'heure de la corruption arriva, cette circonstance permit d'ajouter à l'esclavage le préjugé de couleur. L'esclavage en France était une simple exploitation d'hommes, tandis qu'il fut, à Saint Domingue, une exploitation de race. Il n'y avait de préjugé en France que contre les hommes pauvres et faibles ; le préjugé à St Domingue fut contre les hommes de tous les degrés de la race africaine. Mais celui qui connaît l'origine du préjugé de couleur ne peut incriminer le coeur humain et toute la race blanche, à moins de vouloir s'aveugler soi-même. « Louis XIII, dit Montesquieu, se fit une peine extrême de la loi qui rendait esclaves les nègres de ses colonies ; mais quand on lui eut bien mis dans l'esprit

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