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Août 1805.

l'embarquement de ses troupes avant un nouvel ordre. Enfin auprès de lui, à Boulogne même, il fit une première et seule distraction des forces qu'il avait sous sa main, celle de la grosse cavalerie et des dragons. Il avait réuni beaucoup plus de cavalerie qu'il ne lui en fallait en réalité, et beaucoup plus surtout qu'il ne pourrait probablement en embarquer. Il fit porter à une marche en arrière la division des cuirassiers de Nansouty, et réunir à Saint-Omer ses dragons à pied et à cheval, placés sous les ordres de Baraguey-d'Hilliers. Il leur adjoignit un certain nombre de pièces d'artillerie à cheval, et les achemina sur-le-champ vers Strasbourg. Il ordonna en même temps de réunir en Alsace tout ce qui restait en France de grosse cavalerie, dépêcha le général en chef de l'artillerie, Songis, pour préparer un pare de campagne entre Metz et Strasbourg, avec des fonds pour acheter, en Lorraine, en Suisse, en Alsace, tous les chevaux de trait qu'on pourrait se procurer. Même ordre fut donné pour l'infanterie qui était à portée de la frontière de l'est. Cinq cent mille rations de biscuit furent commandées à Strasbourg. Cette nombreuse cavalerie, accompagnée d'artillerie à cheval, assistée d'une espèce d'infanterie, celle des dragons, pouvait fournir un premier appui aux Bavarois menacés, demandant du secours à grands cris. Quelques régiments d'infanterie devaient être très-prochainement en mesure de les secourir. Enfin Bernadotte pouvait être rendu à Wurtzbourg en dix ou douze marches. Ainsi, en quelques jours, sans avoir rien distrait de ses forces embarquées, rien

que quelques divisions de grosse cavalerie et de dragons, il était en mesure de soutenir les Bavarois, sur lesquels l'Autriche voulait faire tomber ses premiers coups.

Ces dispositions exécutées avec la promptitude d'un grand caractère, il reprit un peu de tranquillité d'esprit, et se mit à attendre ce que les vents lui apporteraient.

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Derniers

regards jetés sur la mer,

pour voir si Villeneuve

Il était sombre, préoccupé, dur pour l'amiral Decrès, sur le visage duquel il semblait voir toutes les opinions qui avaient ébranlé Villeneuve, et il était constamment sur le rivage de la mer, cherchant à n'arrive pas. l'horizon quelque apparition inattendue. Des officiers de marine, placés avec des lunettes sur les divers points de la côte, étaient chargés d'observer toutes les circonstances de mer et de lui en rendre compte. Il passa ainsi trois jours, dans une de ces situations incertaines qui répugnent le plus aux âmes ardentes et fortes, aimant les partis décidés. Enfin l'amiral Decrès, sans cesse interrogé, lui déclara que, dans son opinion, vu le temps écoulé, vu les vents qui avaient régné sur la côte, depuis le golfe de Gascogne jusqu'au détroit de Calais, vu les dispositions morales de Villeneuve, il était persuadé que les flottes avaient fait voile vers Cadix.

Ce fut avec une profonde douleur, mêlée de violentes explosions de colère, que Napoléon renonça enfin à l'espérance de voir arriver sa flotte dans le détroit. Son irritation fut telle, qu'un homme qu'il aimait d'une manière particulière, le savant Monge, qui presque chaque matin faisait un déjeuner tout

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militaire avec lui, au bord de la mer, dans la baraque impériale, Monge, en le voyant dans cet état, se retira discrètement, jugeant sa présence importune. Il alla auprès de M. Daru, alors principal commis de la guerre, et lui raconta ce qu'il avait vu. Au même instant M. Daru fut appelé lui-même, et dut se rendre auprès de l'Empereur. Il le trouva agité, parlant seul, semblant ne pas apercevoir les personnes qui arrivaient. A peine M. Daru était-il 'entré, debout, silencieux, attendant des ordres, que Napoléon venant à sa rencontre, et s'adressant à lui comme s'il avait été instruit de tout : Savezvous, lui dit-il, savez-vous où est Villeneuve? Il est à Cadix! Puis il se livra à une longue diatribe sur la faiblesse, sur l'incapacité de tout ce qui l'entourait, se dit trahi par la lâcheté des hommes, déplora la ruine du plan le plus beau, le plus sûr qu'il eût conçu de sa vie, et montra dans toute son amertume la douleur du génie abandonné par la fortune. Tout à coup, revenu de cet emportement, il se calma d'une manière soudaine, et redicte le plan portant son esprit avec une surprenante facilité de ces routes fermées de l'Océan vers les routes ouvertes du continent, il dicta pendant plusieurs heures de suite, avec une présence d'esprit, une précision de détail extraordinaires, le plan qu'on va lire dans le livre suivant. C'était le plan de l'immortelle campagne de 1805. Il n'y avait plus trace d'irritation ni dans sa voix ni sur son visage '.

Manière

dont Napoléon conçoit et

de

la campagne d'Austerlitz.

J'extrais ce récit d'un fragment de Mémoires écrit par M. Daru,

Chez lui les grandes conceptions de l'esprit avaient dissipé les douleurs de l'âme. Au lieu d'attaquer l'Angleterre par la voie directe, il allait la combattre par la longue et sinueuse route du continent, et il allait trouver sur cette route une incomparable grandeur, avant d'y trouver sa ruine.

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Quelles chances présentait le projet

de

Aurait-il plus sûrement atteint le but par la voie directe, c'est-à-dire par la descente? C'est là ce qu'on se demandera souvent dans le présent et dans l'avenir, et ce qu'on aura peine à décider. Cependant, descente? si Napoléon eût été une fois transporté à Douvres, ce n'est pas offenser la nation britannique que de croire qu'elle pouvait être vaincue par l'armée et le capitaine qui en dix-huit mois ont vaincu et soumis l'Autriche, l'Allemagne, la Prusse et la Russie. Il n'y avait, en effet, pas un homme de plus dans cette même armée de l'Océan qui a battu à Austerlitz, à Iéna et à Friedland les huit cent mille soldats du continent. Il faut même le dire: l'inviolabilité territoriale dont jouit l'Angleterre n'a pas façonné son cœur au danger de l'invasion, ce qui ne diminue pas la gloire de ses escadres et de ses armées régulières. Il est dès lors peu probable qu'elle eût osé tenir devant les soldats de Napoléon, non encore épuisés par la fatigue, non encore décimés par la guerre. Une résolution héroïque de son gouvernement, se réfugiant en Écosse, par exemple, et laissant ravager l'Angleterre jusqu'à ce que Nelson vînt, avec toutes les escadres anglaises, fermer le retour à Napoléon vain

dont la copie est actuellement en mà possession par un acte d'obligeance de son fils.

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queur, et l'exposer à être prisonnier dans sa propre conquête, aurait amené sans doute de singulières combinaisons; mais elle était hors de toutes les vraisemblances. Nous sommes fermement persuadé que, Napoléon parvenu à Londres, l'Angleterre aurait traité.

La question était donc tout entière dans le passage du détroit. Bien que la flottille pût le franchir en été par le calme, en hiver par la brume, ce passage était hasardeux. Aussi Napoléon avait songé au secours d'une flotte pour protéger l'expédition. La question était ramenée, dira-t-on, à la difficulté première, celle d'être supérieur aux Anglais sur mer. Non, car il ne s'agissait ni de les surpasser ni même de les égaler. Il s'agissait uniquement de faire arriver, par une combinaison habile, une flotte dans la Manche, en profitant des hasards de la mer et de son immensité, qui rend les rencontres difficiles. Le plan de Napoléon, si souvent remanié, reproduit avec tant de fécondité, avait toute chance de réussir aux mains d'un homme plus ferme que Villeneuve. Sans doute Napoléon retrouva ici, sous une autre forme, les inconvénients de son infériorité maritime; Villeneuve, sentant vivement cette infériorité, en fut déconcerté ; mais il le fut trop, il le fut même d'une manière qui compromet son honneur devant l'histoire. Après tout, sa flotte s'était bien battue au Ferrol; et si l'on suppose qu'il eût livré devant Brest la désastreuse bataille qu'il livra peu de temps après à Trafalgar, Ganteaume serait sorti; et, à la perdre,

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