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Mais voici encore une espèce plus décisive. Sans compter ceux à qui cette Loi peut faire tourner la tête, supposez qu'un père de famille soit en démence au jour de la promulgation de la Loi; qui testera pour lui? sa raison s'est endormie sur la foi d'une Loi d'égalité; la mort va le surprendre dans les liens d'un privilége auquel il ne lui aura jamais été possible de remédier!

Il n'est donc pas vrai de dire que l'on a pourvu à tout en laissant aux pères de famille la faculté de détruire le Droit d'Aînesse.

Il ne sera pas hors de propos de remarquer qu'en Espagne même, où il y a d'ailleurs tant de grandesse, de noblesse et de majorats; en Espagne, le Droit d'Ainesse n'est pas l'œuvre de la Loi; il n'a pas lieu de plein droit dans les successions particulières : il y dépend entièrement de la volonté des testateurs qui sont libres et parfaitement libres d'établir ou de ne pas établir des majorats et des substitutions. C'est ce que nous atteste le jurisconsulte Molina (1). Ainsi, dès notre début dans notre

(1) In Hispaniâ nihil competit primogenito filio inter alios fratres, ex parentum seu aliorum consanguinorum hereditate

carrière rétrograde, nous allons au-delà du Droit suivi par un des peuples dont le territoire est le plus surchargé par l'institution des majorats et dont le misérable état prouve trop bien, que ce n'est pas dans cette institution qu'est la force des monarchies.

præcipuum, NISI id sibi ex aliquâ dispositione præambulâ deferatur adeò ut, cessante mojoratûs institutione, seu succedendi jure, primogenituræ prescriptione, filius primogenitus NIHIL PRÆCIPUUM ex hereditate parentum præ cæteris fratribus obtineat. MOLINA, de Hispanis primogenitis, Lib. I. Chap. I. n. 6, pag. 2, édit. Lugd. 1672.

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La loi blesse les droits acquis.

LORSQUE la Loi du 15 mars 1790 prononça l'abolition des Droits d'Aînesse et de Masculinité, et de l'inégalité des partages (article XI), elle eut soin de dire dans le même article:

Exceptons des présentes ceux qui sont actuellement mariés ou veufs avec enfans, lesquels dans les partages à faire entr'eux et leurs cohéritiers, de toutes les successions mobilières et immobilières, directes et collatérales, qui pourront leur échoir, jouiront de tous les avantages: que leur attribuent les anciennes lois. »

Ainsi la Loi changeait l'avenir, mais respectait le passé (1); et toutes les conventions de

(1) C'est ce que signifie probablement l'emblême du Janus écartelé sur la tribune de la Chambre des Députés ; une de ses faces tournée vers la droite, regarde le passé; l'autre tournée vers la gauche, regarde l'avenir. Bacon a dit : non placet Janus in legibus, pour exprimer que les Lois ne doivent point avoir. d'effet rétroactif. Mais s'il est défendu au Législateur de régler le passé, il ne lui est pas défendu d'y faire attention pour respecter les droits acquis.

mariage qui avaient eu lieu sous l'empire et sur la foi des anciennes Lois, étaient respectées; il n'y avait pas effet rétroactif; on ne changeait pas les droits acquis.

Le projet actuel n'admet pas ce tempérament. Que la Loi passe, et voilà tous les puînés, toutes les filles mariées, toutes les personnes veu. ves avec enfans, grevées de préciput au profit de l'aîné. Leur sort dépendra désormais de la déclaration d'égalité que le père de famille voudra ou pourra faire pour détruire l'effet de la Loi. (Voyez le § précédent.)

C'est alors qu'il y aura des pleurs et des grincemens de dents, et que l'un, pour maintenir son Droit d'Aînesse, les autres, pour rentrer sous la Loi d'égalité, se disputeront, se battront, se tueront peut-être... Et occidam Jacob fratrem meum !

Faisons une remarque essentielle :

Autrefois, quand le Droit Féodal d'Aînesse et de primogéniture existait déjà depuis plusieurs siècles, chacun était familiarisé avec cette idée. A mesure que l'enfant croissait à côté de ses frères, l'aîné savait qu'il aurait une part privilégiée, le cadet qu'il aurait la cape et l'épée,

la fille, une faible part, un chapeau de roses, ou enfin, le couvent; abbesse ou sœur du pot, selon sa condition. Les plus défavorisés se conformaient à ces tristes pensées, et l'on s'y trouvait à-peu-près résigné avant l'âge où les passions viennent assiéger l'imagination avec force, transporter les sens, et commander les actions violentes.

Mais aujourd'hui, c'est à des hommes de tout âge, c'est à des filles nubiles ou déjà mariées, que l'on vient signifier leur dégradation de l'état dans lequel ils sont nés, dans lequel ils ont vécu, spéculé ou contracté.

Et cependant leur éducation a été la même ; car ils avaient jusqu'ici la même destinée; ils ont pris les mêmes goûts, la même habitude de les satisfaire au sein d'une aisance qu'ils ont dû regarder comme leur patrimoine commun. Ne leur paraîtra-t-il pas cruel de se voir enlever, dans cette position, le tiers ou le quart de la fortune de leurs père et mère sur le partage égal de laquelle ils avaient compté pour continuer de vivre selon leur premier état? Et si la nature aussi avare envers quelques-uns d'eux, que la loi nouvelle va se montrer complaisante envers l'aîné, leur a refusé la santé,

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