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SIXIÈME ÉPOQUE.

CAMPAGNE DE POLOGNE.

Eylau.—Friedland.—Tilsitt. Décembre 1806 jusqu'en décembre 1807.

On se rappelle qu'à Austerlitz l'empereur Alexandre, enveloppé avec une partie de sa garde, ne dut qu'à la générosité de l'Empereur de n'être pas désarmé et retenu prisonnier, de ne pas subir au moins une capitulation que la présence du monarque russe ne pouvait que rendre humiliante, quelles qu'en fussent les conditions. Tous les rêves de gloire s'étaient dissipés en ce moment: il ne s'agissait plus de tourner l'armée française, de la couper, de l'anéantir en quelques instants, comme on s'y était engagé à la face de l'Europe. Il s'agissait de fuir, et pour cela il fallait la permission du vainqueur. Cette permission, on ne dédaigna pas de la demander en des termes qui expliquent les vengeances de 1815; car ce n'est pas seulement de ses défaites qu'on avait à se venger à cette époque : c'était de cette magnanimité même qu'on avait invoquée tant de fois, et qui tant de fois avait contrasté si étrangement avec l'attitude de ceux qui l'imploraient. Les terreurs du souverain de la Russie, dans cette circonstance, et son désir d'échapper à quelque prix que ce fut, n'ont point été un secret pour l'histoire. On sait quelle fut la réponse de l'Empereur : c'était un ordre d'ouvrir les rangs et de le laisser se retirer sans conditions, lui et ce qui restait de son armée. On sait aussi avec quelles protestations de reconnaissance et quels élans d'admiration fut accueillie cette réponse. Mais, à mesure qu'on se rapprochait de ses États, qu'on perdait de vue le champ de bataille, la reconnaissance s'effaçait; elle faisait place aux sentiments de l'orgueil blessé; à ce fond de jalousie, d'irritation secrète et invincible qui n'ont jamais permis d'accepter franchement l'alliance ou même les bienfaits de la France. C'était par là seulement qu'on se souvenait de la défaite; pour le reste, il ne semblait pas qu'on eût été vaincu. Austerlitz s'était transformé peu à peu, dans les bulletins publiés en Russie, presqu'en une victoire pour l'armée

russe. C'est ce qui explique comment la générosité de l'Empereur, qui aurait dû amener la paix, n'amena pas même un armistice. De retour dans sa capitale, le monarque russe recommença, il est vrai, à négocier, mais ce fut avec l'Angleterre, avec la Prusse et l'Autriche contre la France. Il était convenu que les serments n'engageaient pas avec elle. Il y eut un moment cependant où la Russie eut l'air de vouloir se rapprocher de la France : c'est après la mort de Pitt, lorsque Fox eut pris les rênes du gouvernement en Angleterre. La France et l'Angleterre paraissaient enfin résolues à déposer les armes. La Russie ne pouvait songer à lutter seule ou même avec l'aide de l'Allemagne. Elle envoya à Paris son ministre plénipotentiaire, M. d'Oubril, ayant tous les pouvoirs pour traiter et conclure définitivement au nom de son souverain. La négo ciation fut assez longue; enfin l'on s'entendit. Le traité signé par M. d'Oubril fut envoyé à Saint-Pétersbourg. D'après la manière dont il avait été accrédité par son souverain, le ministre russe devait croire que la ratification serait à peine une affaire de forme et ne souffrirait aucune difficulté. Il apprit tout à coup, à sa grande surprise, que cette ratification, l'empereur de Russie refusait de la donner. Le monarque russe, qui ne s'était pas cru obligé par sa parole après Austerlitz, ne devait pas se trouver lié par les actes de son agent, quelque titre dont il l'eût revêtu pour le recommander à la confiance. Il le désavouait, disant publiquement que M. d'Oubril avait dépassé ses instructions; que le gouvernement russe serait toujours disposé à traiter; mais qu'il voulait le faire d'une manière plus conforme à sa dignité et aux véritables intérêts de l'Europe, car il était toujours question de l'Europe dans ces sortes de manifestes. La vérité est que les espérances de paix entre la France et l'Angleterre s'étaient évanouies. Fox venait de mourir. Lord Castlereagh et M. Canning avaient pris le ministère c'étaient les violences et la haine de Pitt sans son génie. Les subsides recommencèrent aussitôt; on arma de nouveau. Le roi de Prusse, séduit par l'empereur de Russie, entraîné par sa cour, parut le premier sur le champ de bataille. L'empereur de Russie devait se joindre à lui avec trois cent mille hommes au commencement de la guerre. Mais, si ces souverains ne tenaient pas leurs promesses envers la France, il est juste de reconnaître qu'ils n'observaient pas plus fidèlement celles qu'ils se faisaient entre eux. Toutes ces alliances solennelles, conclues au nom des principes, fléchissaient devant le moindre intérêt, à plus forte raison quand il y allait de grands avantages. L'Angleterre promettait sans cesse des troupes qu'elle se gardait bien d'envoyer, se souciant peu que ses alliés fussent battus ou non, pourvu qu'elle eût le temps, pendant les querelles qui divisaient le continent, d'envahir les colonies. C'était

à cela qu'elle employait ses soldats et ses vaisseaux. L'empereur de Russie s'était engagé à marcher avec trois cent mille hommes au secours du roi de Prusse: il n'en avait que cent cinquante mille. Il paraissait cependant disposé à les envoyer sur l'Oder lorsqu'on apprit la mort du sultan Selim. A cette nouvelle, le gouvernement russe, informé que des troubles ont éclaté dans l'empire ottoman, fait rétrograder les deux tiers de son armée et les répand dans les provinces du Danube. L'autre tiers reste en observation, assistant l'arme au bras, et sans faire un mouvement, à la destruction de la monarchie prussienne. C'est alors seulement qu'on jugea convenable d'intervenir, au moment où l'Empereur entrait en Pologne. Les pièces qu'on va lire feront connaître les événements de cette campagne poursuivie jusqu'à Eylau, au milieu de l'hiver, puis interrompue, et reprise au printemps ; terminée enfin par le traité de Tilsitt, après la bataille de Friedland.

Soldats!

Au quartier impérial de Posen, le 2 décembre 1806.

Proclamation à la grande armée.

Il y a aujourd'hui un an, à cette heure même, que vous étiez sur le champ mémorable d'Austerlitz. Les bataillons russes, épouvantés, fuyaient en déroute, ou, enveloppés, rendaient les armes à leurs vainqueurs. Le lendemain ils firent entendre des paroles de paix; mais elles étaient trompeuses. A peine échappés, par l'effet d'une générosité peut-être condamnable, aux désastres de la troisième coalition, ils en ont ourdi une quatrième. Mais l'allié sur la tactique duquel ils fondaient leur principale espérance n'est déjà plus. Ses places fortes, ses capitales, ses magasins, ses arsenaux, deux cent quatre-vingts drapeaux, sept cents pièces de bataille, cinq grandes places de guerre, sont én notre pouvoir. L'Oder, la Wartha, les déserts de la Pologne, les mauvais temps de la saison n'ont pu vous arrêter un moment. Vous avez tout bravé, tout surmonté; tout a fui à votre approche. C'est en vain que les Russes ont voulu défendre la capitale de cette ancienne et illustre Pologne; l'aigle française plane sur la Vistule. Le brave et infortuné Polonais, en vous voyant, croit revoir les légions de Sobieski de retour de leur mémorable expédition.

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Soldats, nous ne déposerons point les armes que la paix générale n'ait affermi et assuré la puissance de nos alliés, n'ait restitué à notre commerce sa liberté et ses colonies. Nous avons conquis sur l'Elbe et l'Oder, Pondichéry, nos établissements des Indes, le cap de Bonne-Espérance et les colonies espagnoles. Qui donnerait le droit de faire espérer aux Russes de balancer les destins? Qui leur donnerait le droit de renverser de si justes desseins? Eux et nous ne sommes-nous pas les soldats d'Austerlitz?

NAPOLÉON.

De notre camp impérial de Posen, le 2 décembre 1806.

Après les campagnes de 1805 et de 1806, l'Empereur voulut consacrer le souvenir de ces campagnes par un monument qui rappelât à la postérité les triomphes de son armée. Ce monument élevé en l'honneur de la grande armée devait s'appeler le Temple de la gloire. La Madeleine fut choisie à cet effet. On avait eu le dessein d'abord d'y établir la Bourse. Ce projet même avait été sanctionné par un décret; mais ce décret fut rapporté, l'Empereur ayant jugé l'emplacement et la forme du monument plus convenables pour le nouvel édifice. On sait que la Madeleine avait été commencée sous Louis XVI. Les travaux avaient été interrompus depuis. L'Empereur ne voulait pas qu'on détruisît ce qui avait été fait, qu'on le détruisît entièrement du moins. Il rendit d'abord le décret qui changeait la destination du monument : on verrà ensuite quels étaient ses plans pour le rendre digne de la grandeur de son objet.

Ordre du jour.

Napoléon, empereur des Français et roi d'Italie,
Avons décrété et décrétons ce qui suit :

Art. 1er. Il sera établi sur l'emplacement de la Madeleine de notre bonne ville de Paris, aux frais du trésor et de notre couronne, un monument dédié à la grande armée, portant sur le frontispice L'empereur Napoléon aux soldats de la grande

armée.

2. Dans l'intérieur du monument seront inscrits, sur des tables de marbre, les noms de tous les hommes, par corps d'armée et

par régiment, qui ont assisté aux batailles d'Ulm, d'Austerlitz et d'Iéna; et sur des tables d'or massif, les noms de tous ceux qui sont morts sur les champs de bataille. Sur des tables d'argent sera gravée la récapitulation, par département, des soldats que chaque département a fournis à la grande armée.

3. Autour de la salle seront sculptés des bas-reliefs où seront représentés les colonels de chacun des régiments de la grande armée avec leurs noms; ces bas-reliefs seront faits de manière que les colonels soient groupés autour de leurs généraux de division et de brigade par corps d'armée. Les statues en marbre des maréchaux qui ont commandé des corps ou qui ont fait partie de la grande armée, seront placées dans l'intérieur de la salle.

4. Les armures, statues, monuments de toutes espèces, enlevés par la grande armée dans ces deux campagnes ; les drapeaux, étendards et timbales conquis par la grande armée, avec les noms des régiments ennemis auxquels ils appartenaient, seront déposés dans l'intérieur du monument.

5. Tous les ans, aux anniversaires des batailles d'Austerlitz et d'Iéna, le monument sera illuminé, et il sera donné un concert, précédé d'un discours sur les vertus nécessaires au soldat, et d'un éloge de ceux qui périrent sur le champ de bataille dans ces journées mémorables. Un mois avant, un concours sera ouvert pour recevoir la meilleure pièce de musique analogue aux circonstances. Une médaille d'or de cent cinquante doubles napoléons sera donnée aux auteurs de chacune de ces pièces qui auront remporté le prix. Dans les discours et odes, il est expressément défendu de faire aucune mention de l'Empe

reur.

6. Notre ministre de l'intérieur ouvrira sans délai un concours. d'architecture pour choisir le meilleur projet pour l'exécution de ce monument. Une des conditions du prospectus sera de conserver la partie du bâtiment de la Madeleine qui existe aujourd'hui, et que la dépense ne dépasse pas trois millions. Une commission de la classe des beaux-arts de notre Institut sera chargée de faire un rapport à notre ministre de l'intérieur, avant le mois de mars 1807, sur les projets soumis au concours. Les travaux commenceront le 1er mai, et devront être achevés

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