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ne comporte aucune distinction entre les puissances respectivement exercées par les divers organes de l'État ? On ne saurait un seul instant s'arrêter à une telle supposition: elle serait, au plus haut degré, invraisemblable. Bien certainement, la Constitution française a établi de profondes différences entre les divers pouvoirs ou compétences qu'elle attribue spécialement à chaque sorte d'organe. Et il est même permis de soutenir qu'elle fournit, à cet égard, les éléments de construction d'une certaine théorie de séparation des pouvoirs. Mais, cette séparation se présente sous un jour tout autre que celui qu'a aperçu Montesquieu : elle a une portée et une signification bien différentes de celles qui découlent de la doctrine de l'Esprit des lois. Quelle est cette signification? en quel sens peut-on parler, en droit public français, d'une séparation des pouvoirs?

805. A. Pour apercevoir la séparation des pouvoirs, telle qu'elle résulte du système d'organisation constitutionnelle en vigueur, il faut partir de la distinction ou définition des fonctions, telle qu'elle a été établie dans les précédents chapitres du tome I.

D'après la doctrine courante, qui sous le prétexte de faire prévaloir les considérations rationnelles d'ordre « matériel » et foncier sur les notions d'ordre formel s'inspire, à l'imitation de Montesquieu, d'une définition préconçue des fonctions étatiques, envisagées soi-disant dans leur nature propre et intrinsèque, la séparation des pouvoirs signifierait que le Corps législatif peut seul édicter une règle générale ou une règle de droit, que l'autorité administrative peut seule prendre des décisions particulières ou des mesures de gouvernement et d'administration, que les tribunaux peuvent seuls examiner et trancher des questions de droit et de légalité (V. p. 30, suprà). Ainsi entendue, la séparation des pouvoirs n'existe pas et n'est pas possible. On a beau jeu à le démontrer. Et c'est pourquoi tant d'auteurs ont nié qu'il y eût place, en droit français, pour une idée de séparation des pouvoirs. Tout ceci provient de ce que la doctrine traditionnelle et courante a, conformément à la conception de Montesquieu, compris et interprété la séparation en ce sens que chaque organe ou groupe d'autorités doit avoir une compétence ratione materiæ qui lui soit propre, c'est-à-dire un domaine d'activité spéciale qui soit déterminé par la matière même de l'acte à accomplir ou de la décision à prendre. Or, il est certain

varie

que, dans le système constitutionnel du droit français, ni la loi, ni l'acte administratif, ni l'acte juridictionnel, ne se caractérisent par leur domaine matériel ou par leur contenu : mais ils se différencient et ils doivent être définis par la puissance qui leur on l'a vu est propre respectivement, puissance qui pour chacun d'eux, soit quant à l'initiative des décisions à prendre, soit quant à la force et valeur de ces décisions une fois prises. La distinction des actes et des fonctions a, en droit français, une base et une portée purement formelles.

306. C'est de cette distinction formelle qu'il faut partir pour déterminer le genre spécial de séparation des pouvoirs qui se trouve véritablement consacré en France par le droit positif actuel. Dès que l'on est entré dans cette voie, la notion de séparation s'éclaire d'un jour nouveau, et elle se dégage, d'ailleurs, très nettement de la Constitution en vigueur. La séparation consiste en ce que : 1o Le Parlement peut seul faire les actes de puissance législative; ce qui veut dire qu'il peut seul prendre les mesures initiales qui ne se réduisent pas à l'exécution administrative d'une loi antérieure, comme aussi lui seul peut imprimer à une décision étatique la valeur législative, en particulier la valeur statutaire; 2o les autorités administratives, au contraire, ne peuvent conférer à leurs décisions que la valeur d'actes ou de mesures d'administration, une valeur ou force qui est inférieure à celle qui s'attache à la loi ou aux jugements des tribunaux; et en outre, elles ne peuvent faire que des actes de puissance exécutive, ce qui signifie qu'elles ne peuvent agir que conformément aux lois et dans les limites des pouvoirs qui leur sont conférés par les lois; 3o à leur tour, les juges sont liés par les lois, en ce sens qu'ils ne peuvent dire que du droit légal, si la loi a parlé; que si elle est muette, ils pourront, en cas de litige, dire du droit extra-légal, mais qui ne vaudra que comme décision d'espèce, n'ayant de force qu'inter partes.

Ainsi, il se produit bien, dans le droit actuel, une certaine séparation de pouvoirs, mais non point du tout dans le sens du principe de Montesquieu. Cette séparation actuelle ne signifie point que le Corps législatif ne pourra pas faire des actes particuliers, et même des actes ayant trait aux affaires qui rentrent dans ce que l'on appelle traditionnellement l'«< administration >>; ou que l'autorité administrative ne pourra point édicter de règles générales, et même des règles de droit analogues à celles que

CARRE DE MALBERO. T. II.

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décrète le législateur; ou que l'autorité juridictionnelle émet par ses sentences des décisions qui ne peuvent jamais avoir même contenu que celles de l'organe législatif ou d'un administrateur. La séparation des pouvoirs, selon le droit positif actuel, n'est pas du tout une séparation des fonctions en ce sens-là. Les trois sortes d'actes, législatifs, exécutifs, judiciaires, peuvent avoir un contenu identique; mais la même décision acquiert une valeur bien différente, suivant l'autorité qui la prend; et de plus, les conditions dans lesquelles une décision déterminée peut être prise, varient suivant l'autorité qui prétend la prendre voilà ce que signifie, aujourd'hui, la séparation des pouvoirs. La vérité est donc qu'elle consiste à attribuer distinctement aux trois sortes d'organes ou autorités étatiques des puissances de degrés bien divers. C'est une séparation qui porte, non pas sur les fonctions matérielles, mais sur les degrés de puissance formelle. Cela ne ressemble guère à la séparation que préconisait Montesquieu. En réalité, ce que l'on trouve consacré dans le droit public français, c'est bien plutôt un système de gradation des pouvoirs qu'un système de séparation des pouvoirs.

307. Dans cette hiérarchie des pouvoirs et des autorités, le Corps législatif possède la puissance la plus haute. Il statue d'une façon initiale notamment, il crée le droit librement. Les règles qu'il édicte, constituent l'ordre juridique supérieur et statutaire de l'État, et, par conséquent, lient tous les organes ou autorités étatiques autres que l'organe législatif lui-même. Il peut, avec la même liberté, prendre des mesures particulières, soit que par ses lois il se soit conféré à lui-même la faculté ou réservé la puissance de faire tel acte déterminé, soit encore qu'il s'agisse de mesures qui dépassent la capacité de l'autorité administrative, parce qu'elles ne font pas partie de l'exécution des lois existantes. Enfin, le Corps législatif est exempt de ses propres lois : il peut, à titre particulier, déroger aux prescriptions générales de la législation en vigueur, et même il a seul compétence pour émettre les décisions particulières qui impliqueraient de telles dérogations. Et tout cela, il le fait, sans qu'il puisse être formé contre ses actes aucun recours, juridictionnel ou autre. Sauf le cas où la loi elle-même aurait ouvert aux intéressés quelque droit à se faire indemniser du préjudice causé par ses dispositions, le recours contre le législateur et ses actes est uniquement d'ordre politique : il est mis en

œuvre par le corps électoral, lors du renouvellement des Chambres (2).

Les autorités administratives n'ont qu'une puissance de degré moindre. Sans doute, l'acte administratif peut avoir un contenu identique à celui de la loi. Mais, d'une part, cet acte, même s'il énonce des règles générales, n'a pas la valeur statutaire propre aux règles édictées en forme législative. D'autre part, les administrateurs ne peuvent agir, ni contre la loi, ni même sans elle : leur activité ne peut s'exercer qu'en exécution d'un texte législatif; elle suppose, tout au moins, une habilitation légale ils n'ont qu'une puissance exécutive. Par suite, leurs actes sont sujets à recours, lorsqu'ils sont entachés d'illégalité ou lorsqu'ils ont été faits sans pouvoir légal.

Quant à la fonction juridictionnelle, il est bien vrai que sa distinction d'avec les autres fonctions étatiques se rattache directement à l'ordre d'idées d'où Montesquieu déduit son système de séparation des pouvoirs (3): la mise à part de cette fonction a

(2) Laband (op. cit., éd. franç., t. I, p. 505 et s.) s'attache spécialement à cet ordre de considerations pour définir la législation et les autres activités de l'État, du moins dans leurs rapports avec le système moderne de la séparation des pouvoirs. A ce point de vue, dit-il, les fonctions ou pouvoirs se caractérisent, non point par le contenu des actes, mais par la situation des organes, telle qu'elle est établie par le droit public positif, notamment en ce qui concerne a question des responsabilités éventuelles. Ainsi, « les actes législatifs sont des actes pour lesquels il n'y a pas de responsabilité, qui reposent sur une volonté libre; ils sont libres, même à l'égard du droit en vigueur. La liberté, l'irresponsabilité du législateur, ne peuvent pas être restreintes. »> Pareillement, la caractéristique du pouvoir judiciaire, c'est- à la différence du pouvoir administratif qu'il est un pouvoir indépendant du chef de l'État, autonome par conséquent (en ce sens) », car « la justice exige des autorités qui soient indépendantes des ordres du chef de l'État et de ses agents ». Enfin, l'administration se caractérise par ce trait essentiel qu'elle est la partie de l'activité étatique pour laquelle les ministres sont responsables, tandis qu'ils ne le sont, ni pour les actes du pouvoir législatif, ni pour ceux du pouvoir judiciaire. Par cette analyse, Laband établit une division ou gradation des pouvoirs, qui n'est pas sans ressemblances avec celle exposée ci-dessus. Il est certain, en effet, que la séparation des pouvoirs, telle qu'elle ressort du droit positif moderne, se rapporte essentiellement à la question de savoir dans quelle mesure l'activité des diverses autorités étatiques est libre ou enchainée. Toutefois, cette séparation ne se ramène pas exclusivement à une question de responsabilité; mais elle correspond, d'une façon générale, à la variété des puissances dont sont investies les diverses autorités étatiques, quant à leurs initiatives et quant à la valeur de leurs actes.

(3) Faut-il pareillement rattacher aux doctrines de Montesquieu sur la séparation des pouvoirs le système français-consacré par la loi des 6-7 septembre 1790

essentiellement pour but de garantir aux intéressés l'équité et l'impartialité de la décision étatique par laquelle il leur est dit du

- qui consiste à exclure de la connaissance du contentieux administratif les tribunaux judiciaires et à remettre la juridiction concernant ce contentieux à des autorités administratives? La question est fort discutée. Il convient, en tout cas, de remarquer que ce système se trouvait déjà établi dans l'ancien régime; et cela, en dehors de toute idée de séparation des pouvoirs selon Montesquieu; il suffit, à cet égard, de rappeler l'édit de Saint-Germain de 1641, qui spécifiait que les parlements « n'ont été établis que pour rendre la justice à nos sujets » et qui, en leur ordonnant de « se contenter de cette puissance », leur faisait défense expresse de connaître «< généralement de toutes les affaires qui peuvent concerner l'État, administration ou gouvernement d'icelui ». Aussi M. Larnaude (Bulletin de la Société de législation comparée, 1902, p. 217) a-t-il pu fort justement dire de ce système d'exclusion de l'autorité judiciaire en matière de contentieux administratif que « ce n'est pas tant à Montesquieu que la France l'emprunté qu'à sa propre histoire. Cette séparation des pouvoirs si particulière, c'est un produit national du sol français, c'est une règle essentielle de notre droit public dans le dernier état de l'ancien régime, formulée en termes plus nets, mais non inventée, par les hommes de la Révolution. » M. Artur (op. cit., Revue du droit public, t. XVII, p. 234 et s.) a été plus loin il soutient que ce ne sont nullement des considérations tirées de la nécessité de séparer les pouvoirs qui ont déterminé l'Assemblée constituante à attribuer le contentieux administratif à des autorités administratives: mais, au cours des débats qui ont eu lieu à plusieurs reprises sur cette question, les orateurs de la Constituante se sont attachés à des motifs d'un tout autre ordre, notamment à la nécessité de faire juger ce contentieux spécial dans des formes et par une autorité spéciales, ou encore au danger de multiplication des difficultés et conflits de compétence qui naîtrait de la création de tribunaux d'exception (Cf. Esmein, La question de la juridiction administrative devant l'Assemblée constituante. Jahrbuch des öffentl. Rechtes, 1911, p. 22 et s. V. aussi la note 29 du n° 267, suprà). Ainsi, dit M. Artur, la Constituante ne s'est point placée sur le terrain de la séparation des pouvoirs pour examiner et régler la question du contentieux administratif : ce n'est que plus tard que le principe de Montesquieu a été invoqué pour la justification de la solution qui avait été donnée à cette question par la Révolution. D'ailleurs, l'on peut se demander si le principe de la séparation des pouvoirs strictement appliqué n'aurait pas plutôt exigé que la connaissance du contentieux administratif fût attribuée à des autorités judiciaires. La Constituante a bien senti les doutes qui pouvaient s'élever sur ce point. Avant 1789, la monarchie absolue avait pu sans obstacles, faire vider les litiger administratifs par ses intendants, parce qu'elle n'était pas arrêtée alors par des scrupules inspirés par l'idée de séparation des pouvoirs. Cette idée, dégagée avec force au début de la Révolution, devait, au contraire, exercer une influence notable sur l'orientation qui fut d'abord prise par la Constituante dans la question de la justice administrative. Il importe, à cet égard, de remarquer les termes dans lesquels cette question fut primitivement posée devant l'Assemblée, dans la séance du 27 mai 1790 : « Les tribunaux ordinaires seront-ils rendus compétents pour toutes sortes de matières, ou établira-t-on quelques tribunaux d'exception? » Cette formule im

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