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de l'homme et du citoyen: « Toute société dans laquelle la séparation des pouvoirs n'est pas déterminée, n'a point de Constitution. » On verra plus loin l'influence extrême que ce dogme a exercée sur les Constitutions de l'époque révolutionnaire.

Depuis cette époque, la doctrine de Montesquieu a continué de trouver en France un terrain particulièrement favorable à son développement. Au cours du XIXe siècle, la séparation des pouvoirs a été constamment rappelée et invoquée par les publicistes français. Cela tient, en bonne partie, à l'instabilité constitutionnelle dont a souffert la France durant la période de 1789 à 1875: en raison des fréquents changements de régime qui se sont succédé a cette époque, il n'a pu s'établir de traditions fermes, déterminant avec précision et certitude les droits respectifs des grandes autorités constituées : il en est résulté que celles-ci ont trop souvent vécu en défiance les unes à l'égard des autres, redoutant d'être victimes de quelque empiètement de la part de celle d'entre elles qui paraissait plus puissante. Et de fait, il a été bien souvent nécessaire d'invoquer la séparation des pouvoirs, en vue de faire rentrer ou de maintenir telle ou telle de ces autorités dans les limites de sa légitime compétence. (Cf. E. d'Eichtal, op. cit., p. 144 et s.).

Le principe de la séparation des pouvoirs a donc dû à des causes politiques l'importance qu'il a prise pendant longtemps en France. A l'heure présente, au contraire, grâce à la cessation de ces causes, le prestige de la théorie de Montesquieu semble en baisse, tout au moins dans la littérature juridique. Sans doute, cette théorie possède encore, parmi les juristes français, d'éminents défenseurs. Au premier rang de ceux-ci, il convient de citer Esmein (Éléments, 7° éd., t. I, p. 467 et s.), qui soutient que les attaques dirigées contre elle ne sont fondées que dans la mesure où elles visent, non point la séparation des pouvoirs elle-même, mais les conséquences exagérées qui en ont parfois été déduites. M. Michoud (Théorie de la personnalité morale, t. I, p. 281 et s.) expose la même thèse. Saint Girons, dans son Essai sur la séparation des pouvoirs, p. 138 et s., s'est appliqué à justifier le principe de Montesquieu, en réfutant les critiques dont il a été l'objet. Et M. Aucoc, dans son rapport à l'Académie des sciences morales et politiques sur l'ouvrage de Saint Girons (op. cit., p. XVij), déclare, à son tour, que la plupart de ces critiques « reposent sur des malentendus >>.

Mais, à côté de ces défenseurs, la théorie de la séparation des

pouvoirs compte aujourd'hui de nombreux adversaires, dont le nombre semble aller sans cesse en croissant. Elle a été attaquée, d'abord, au point de vue de sa valeur politique. Le principe de Montesquieu, a-t-on dit, est, avant tout, un principe restrictif et créateur d'empêchements, qui divise, en effet, le pouvoir entre ses titulaires.de telle sorte que chacun d'eux, enfermé dans un cercle d'attributions spéciales, est condamné à végéter dans un état de gêne, qui équivaut à une sorte d'impuissance à supposer que la liberté publique y trouve son compte, la puissance d'action de l'État s'en trouve singulièrement diminuée, et l'on a fait remarquer qu'en temps de crise ce morcellement du pouvoir pourrait bien avoir pour effet de frapper les gouvernements des États d'une paralysie désastreuse pour le pays. On a exprimé une idée analogue, lorsqu'on a dit que l'équilibre parfait des pouvoirs engendrerait leur immobilité, qui rendrait la vie de l'État impossible (8). D'autre part, on a observé qu'en sectionnant et en émiettant le pouvoir entre des autorités qui ne peuvent rien l'une sans l'autre, le système de la séparation émiette du même coup les responsabilités; si bien qu'en cas de faute commise, le pays ne saura plus reconnaître qui est responsable. Ces diverses critiques ont été formulées notamment par M. Woodrow Wilson, qui, dans son Gouvernement congressionnel, dresse un véritable réquisitoire contre le régime séparatiste établi aux États-Unis. « La Constitution anglaise – dit cet auteur, qui rappelle, à cet égard, un mot de Bagehot a pour principe de choisir une seule autorité souveraine et de la rendre bonne : le principe de la Constitution américaine, c'est d'avoir plusieurs autorités souveraines, dans l'espoir que leur nombre compensera leur infériorité » (op. cit., éd. franç., p. 331). Voici quel est, selon M. W. Wilson, « le résultat pratique du morcellement que l'on a imaginé dans notre système politique. Chaque branche du gouvernement a reçu une petite parcelle de responsabilité, à laquelle la conscience de chaque fonctionnaire peut se soustraire facilement. Tout coupable peut

(8) Cette objection avait été prévue par Montesquieu lui-même, qui n'y oppose qu'une réponse bien faible : « Voici donc la constitution fondamentale du gouvernement dont nous parlons. Le Corps législatif y étant composé de deux parties, l'une enchaînera l'autre par sa faculté mutuelle d'empêcher. Toutes les deux seront liées par la puissance exécutrice, qui le sera elle-mème par la législative. Ces trois puissances devraient (ainsi) former un repos ou une inaction. Mais, comme par le mouvement nécessaire des choses elles sont contraintes d'aller, elles seront forcées d'aller de concert » (Esprit des lois, liv. XI, ch. v1)

faire retomber sa responsabilité sur ses camarades. Comment le maître d'école, je veux dire la nation, peut-il savoir quel est l'élève qu'il faut fouetter? On ne peut nier que l'autorité ainsi morcelée, la responsabilité ainsi dissimulée, ne soient de nature à paralyser grandement le gouvernement en cas de danger » (ibid., p. 302303). D'où cette conclusion: « Tel qu'il est constitué, le gouvernement fédéral manque de force, parce que ses pouvoirs sont divisés; il manque de promptitude, parce que les pouvoirs chargés d'agir sont trop nombreux; il est difficile à manier, parce qu'il ne procède pas directement; il manque d'efficacité, parce que sa responsabilité est vague...... Voilà le défaut auquel je reviens sans cesse» (ibid., p. 340-341).

Ce sont là des critiques d'ordre principalement politique. Au point de vue strictement juridique, c'est surtout d'Allemagne que sont venues d'abord les attaques. Les auteurs allemands ont combattu l'idée française de séparation des pouvoirs, non seulement en la déclarant inconciliable avec le système monarchique de leur droit national, mais encore en s'attachant à prouver qu'elle est, d'une façon générale, inapplicable, et cela par ce motif que sa mise en application détruirait l'unité de l'État. Aussi, Laband, qui a été l'un des principaux représentants de la doctrine établie dans l'Allemagne monarchique touchant la question de la séparation des pouvoirs, déclare-t-il (Droit public de l'Empire allemand, éd. fránç., t. II, p. 268) que le principe de cette séparation est unanimement rejeté dans la science allemande, et il ajoute même qu'il serait superflu de recommencer à réfuter ce principe, qui se trouve aujourd'hui définitivement condamné et abandonné. Jellinek (op. cit., éd. franç., t. II, p. 161 et s., 314 s.) montre pareillement que la théorie de Montesquieu sur les trois pouvoirs et leur séparation n'est, ni logiquement acceptable, ni pratiquement réalisable (V. dans le même sens v. Mohl, Geschichte und Literatur der Staatswissenschaft, t. I, p. 280 et s.; Stein, Verwaltungslehre, t. I, p. 18; G. Meyer, Lehrbuch des deutschen Staatsrechts, 6° éd., p. 28 et 135). Sous l'influence, soit des critiques théoriques formulées par l'école allemande, soit des constatations de fait fondées sur les données de l'expérience, il s'est formé, de même, en France, une école qui dénie au principe de Montesquieu toute valeur juridique comme aussi toute possibilité de réalisation positive. A la tête de ce mouvement s'est placé M. Duguit, qui, déjà dans son étude sur la Séparation des pouvoirs et l'Assemblée nationale de 1789 (p. 116 et s.), qualifiait la «< théorie des trois pouvoirs séparés >>>

de << théorie artificielle », faite pour fausser les ressorts de la vie sociale et politique », « contraire à l'observation scientifique des faits », et qui montrait aussi qu'elle a été « irrémédiablement condamnée par des expériences concluantes », par celles faites sous la Révolution. Dans son grand ouvrage sur l'État (t. II, p. 281 et s.), M. Duguit répète ces attaques : partant de l'idée que J'organisation des pouvoirs doit avoir pour but d'assurer la coparticipation des gouvernants, il déclare que « toute théorie se rattachant de près ou de loin à la séparation des pouvoirs manque ce but et se trouve, par là même, condamnée à l'impuissance » ; il ajoute que, non seulement << la séparation des pouvoirs se trouve en contradiction avec la réalité sociale », mais encore qu'«< on s'est étrangement trompe » lorsqu'on a eu « la pensée qu'il y avait là un système protecteur de l'individu contre, l'arbitraire gouvernemental ». Actuellement, cet auteur maintient dans son Traité (t. I, p. 346 et s., 360) ses appréciations antérieures sur la séparation des pouvoirs, et il les résume en disant (p. 361) que « la conception d'un pouvoir souverain, un en trois pouvoirs, est une conception inadmissible dans une construction positive du droit public ». De nombreux écrivains français se sont associés à ces appréciations. Parlant de la séparation des pouvoirs, M. Moreau (Le règlement administratif, p. 263) dit : « Ce prétendu principe, qui n'est, au fond, qu'une notion obscure, encombre fâcheusement notre droit public, embrouille beaucoup de questions, fausse un grand nombre de solutions. » Cet auteur déclare aussi (Pour le régime parlementaire, p. 183) que « le principe de la séparation des pouvoirs est une chimère, une vue imaginaire : il n'est susceptible, ni d'une définition précise, ni d'une application raisonnable ». M. Cahen (La loi et le règlement, p. 27 et s.) constate « la faillite du principe », dans lequel il ne faut plus voir qu'« un dogme vieilli ou une vaine formule », et il affirme qu' « en fait, il n'y a, ni pouvoirs, ni séparation ». Selon M. E. d'Eichtal (op. cit., p. 8990), l'antique adage de la séparation des pouvoirs, soi-disant gage et garantie de la liberté et de l'ordre, reste bien inscrit au fronton des édifices politiques »; mais, dans la pratique, «< on sent que d'axiome ou de dogme, par suite de la pression des faits, elle a passé à l'état de simple formule » (9). En somme, conclut un auteur,

9) Une formule telle est aussi l'appréciation de M. Larnaude (La séparation des pouvoirs et la justice en France et aux Etats-Unis, Revue des idées, 1905, p. 339): « La séparation des pouvoirs n'est qu'une formule, et on ne gouverne pas avec des formules. Montesquieu par cette formule a surtout indiqué

qui, bien que n'étant pas juriste, a parfaitement aperçu et dévoilé les faiblesses juridiques de la séparation des pouvoirs, « l'idée que le meilleur moyen d'assurer le fonctionnement régulier d'un gouvernement libre serait de séparer les pouvoirs entre des corps indépendants, cette idée-là est bien morte, et l'on peut lire son oraison funèbre dans tous les traités de droit public fondés sur l'expérience d'un État centralisé » (Seignobos, La séparation des pouvoirs, Revue de Paris, 1895, t. I, p. 727) (10).

276. Chose remarquable pourtant, tandis que la doctrine de Montesquieu tombait ainsi en discrédit dans une bonne partie de la littérature française, un revirement s'est dessiné en faveur

les desiderata de son temps et de son pays. Il n'a pu ni voulu trancher, d'une manière définitive et à jamais, toutes les questions que peut faire naitre le gouvernement des hommes. »

(10) Tandis que les théories de Rousseau sur la souveraineté populaire faite de souverainetés individuelles ont soulevé dans la littérature du droit public une réprobation qui est devenue presque générale, les vues de Montesquieu sur l'organisation des pouvoirs continuent à jouir d'une réputation de libéralisme, de mesure et de sagacité, qui leur assure, présentement encore, une large faveur. En réalité, sous leurs dehors de sage libéralisme, les idées exposées dans le chapitre sur la Constitution d'Angleterre ont été, peut-être, plus nuisibles que les sophismes du Contrat socia!. Car, ceux-ci n'ont pu se faire accepter que par des esprits faciles à séduire les doctrines séparatistes de Montesquieu ont exercé leur influence jusque dans les milieux les plus éclairés. Or, cette influence est certainement dissolvante, puisque la séparation des pouvoirs, en décomposant la puissance étatique en trois pouvoirs qui n'ont chacun qu'une capacité d'action insuffisante, ne tend à rien moins qu'à détruire dans l'État l'unité qui est le principe même de sa force. Rousseau, du moins, avait respecté cette unité nécessaire. A un autre point de vue, Montesquieu a fait œuvre fàcheuse, lorsqu'il a (Esprit des lois, liv. XI, ch. vii) opposé l'une à l'autre la liberté des citoyens et la « gloire » de l'Etat, donnant à entendre qu'une Constitution ne saurait prétendre réaliser la seconde qu'à la condition de sacrifier la première : comme si, dans l'incessante lutte entre les peuples, les citoyens pouvaient espérer conserver une liberté véritable au milieu d'un Etat amoindri en «< gloire », c'est-à-dire, au fond, en puissance d'action et, par conséquent aussi, en capacité de se défendre ou de maintenir son rang. Sur ce dernier point, les idées de Montesquieu offrent avec les théories de Rousseau sur la souveraineté populaire ceci de commun qu'elles ne peuvent convenir qu'à un petit État, dont l'existence se trouve garantie par les conditions de l'équilibre général entre les grandes puissances là, en effet, il se peut qu'à défaut de gloire, les citoyens parviennent à goûter, dans l'épanouissement d'institutions visant uniquement à accroitre leur liberté, les bienfaits d'une vie facile. Mais, quant aux grands États, la rude tâche à laquelle ils ont eu, jusqu'à présent, à faire face, ne leur a pas laissé la possibilité de s'abandonner à cette quiétude bourgeoise.

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