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point qu'elle fût incommutable. En partant du principe de souveraineté nationale, l'Assemblée fut amenée logiquement à décider que la nation pourrait toujours, par le moyen d'une revision constitutionnelle, soit modifier le titre du monarque en restreignant les pouvoirs qu'elle y avait précédemment attachés, soit même le révoquer complétement en provoquant la déchéance du roi. Dans cet ordre d'idées, la Const. de 1791 (loc. cit., art. 5 à 8) allait jusqu'à déterminer par avance certaines causes entraînant de plein droit la déchéance du roi : elle masquait seulement cette déchéance sous une fiction consistant à dire que, dans les cas prévus par ces textes, le roi serait « légalement » considéré comme ayant << abdiqué » ( Esmein, Éléments, 7° éd., t. I, p. 303304) (24).

f) Par là même que le principe de la souveraineté nationale exige que la nation demeure toujours maîtresse de changer librement son régime constitutionnel, il s'oppose à ce que la revision puisse dépendre, soit quant à son ouverture, soit quant à sa perfection, de la volonté du monarque. Si la revision était subordonnée au consentement du roi, il en résulterait une confiscation de la souveraineté nationale et cela, notamment, par ce motif que le roi deviendrait, en réalité, le propriétaire inamovible de son titre et de son pouvoir, puisqu'aucune atteinte ne pourrait y être apportée sans son assentiment (25). C'est pourquoi la Const. de 1791, après avoir admis implicitement la possibilité des revisions futures quant à l'institution de la royauté elle-même, prenait soin de spécifier (tit. VII, art. 4) que les décrets par lesquels le Corps législatif viendrait à émettre un vœu de revision, ne

(24) Est-il besoin de noter, au passage, que ce caractère de précarité et de revocabilité du titre des gouvernants se trouve porté à son plus haut degré par le régime parlementaire, dans lequel la puissance nationale est exercée, soit par des assemblées élues à temps, soit par des ministres sans cesse sujets à révocation? Seuls, les fonctionnaires possèdent un certain droit sur leur fonction mais celle-ci n'implique pour eux qu'une participation de nature subalterne à la puissance de la nation. Par là, le parlementarisme se relie aux idées et aux tendances qui ont inspiré, en France, le principe de souveraineté nationale.

(25) C'est à ce point de vue surtout que la monarchie apparait comme inconciliable avec le concept de souveraineté nationale. Même dans la monarchie limitée des temps modernes, le monarque reste au-dessus de la Constitution, en tant que celle-ci, faite par lui à l'origine, ne peut être modifiée sans sa sanction. Du moment que le monarque est ainsi maître de la revision constitutionnelle, la nation est privée de son indépendance et il ne peut plus être question de la dire souveraine.

seraient point

naires

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comme l'étaient, à cette époque, les lois ordisujets à la sanction du roi à plus forte raison, les décisions de l'assemblée qui opère la revision, devaient-elles échapper à la condition de cette sanction.

388. On voit par toutes ces conséquences (26) combien il est inexact de dire que la souveraineté nationale, telle qu'elle a été proclamée en 1789, n'était qu'un principe théorique, dénué d'efficacité juridique. Entre la monarchie pure d'avant 1789, ou de 1814, ou de la Prusse d'hier, et la royauté nationale fondée en 1791, il y a une différence tellement profonde que, à bien dire, cette différence ne peut être exprimée que par la conclusion suivante La prétendue monarchie fondée sur la souveraineté nationale n'est plus une monarchie véritable; il lui manque tous les caractères essentiels qui ont été indiqués plus haut comme formant le signe distinctif de la monarchie, au sens propre de ce mot (27).

Est-ce à dire maintenant que, par l'établissement de la souveraineté nationale, les constituants de 1791 aient fondé la démocratie, une réelle démocratie? Pas davantage. Tout d'abord, il est bien certain, en fait, que, ni sous la Const. de 1791, ni d'une façon générale dans le système du droit public français depuis 1789, le peuple n'a été l'organe suprême de l'État mais l'organe suprême, en 1791 et actuellement encore sous la Const. de 1875, c'est, soit l'Assemblée de revision, en tant qu'autorité constituante, soit, parmi les autorités constituées, le Corps législatif, c'est-à-dire, de part et d'autre, des assemblées élues. La participation des citoyens à la souveraineté ne consiste, en France, que

(26) On verra plus loin (no 455-456) que le principe de la souveraineté nationale appelle aussi, à sa suite, la séparation du pouvoir constituant d'avec les pouvoirs constitués. — Il va sans dire que ce principe implique pareillement, parmi ses conséquences, le caractère national des organes de l'Etat, en ce sens que l'organe doit nécessairement être pris parmi les membres du corps national : la nation cesserait manifestement d'être souveraine, si l'un quelconque de ses organes étatiques lui venait du dehors. V. sur ce point ce qui sera dit no 375, infrà. V. aussi la note 28 du no 393, et en ce qui concerne les répercussions de l'idée de souveraineté nationale sur le système des deux Chambres le n° 459, infrà. - V. encore suprà, t. I, p. 592.

(27) Cf. Joseph-Barthélemy, Démocratie et politique étrangère, p. 2: « Sans aller, comme Stendhal, jusqu'à qualifier de démocratie toute monarchie avec Charte et Chambres, nous considérons comme tel tout régime à représentation nationale prépondérante : le Royaume-Uni est une démocratie ayant à sa tête un roi. »

CARRE DE MALBERG. II.

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dans l'électorat. En particulier, il est à remarquer, que, ni en 1791, ni actuellement, le peuple français ne possède le pouvoir constituant la Constitution se fait et se revise en dehors de lui.

Mais il y a plus. Dans le système de la souveraineté nationale, la vraie et franche démocratie, celle qui consiste en ce que la puissance étatique réside, d'une façon initiale ou suprême, dans les citoyens eux-mêmes, n'est pas possible. Car, il faut répéter ici tout ce qui vient d'être dit pour la monarchie. D'une part, dans le concept dégagé en 1791, les citoyens, s'ils se trouvent investis d'une participation à la puissance publique, ne sauraient être considérés comme exerçant en cela leur propre souveraineté ; mais, de même que le monarque, ils exercent exclusivement la souveraineté nationale; et par suite, ils n'ont pas à cet exercice de vocation personnelle, mais ils ne peuvent y accéder qu'en vertu de la Constitution et à la suite d'une concession nationale. C'est bien ce qu'affirmait expressément la Const. de 1791, lorsqu'elle posait en principe qu'« aucun individu »> ne peut exercer de pouvoir qui n'émane de la nation : ceci exclut la possibilité pour les citoyens de se conférer à eux-mêmes leurs pouvoirs constitutionnels, et, par conséquent, ils ne sauraient revendiquer individuellement le pouvoir constituant. D'autre part, dans l'ordre de la souveraineté constituée elle-même, la volonté nationale ne peut s'absorber dans des volontés individuelles quelles qu'elles soient, pas plus dans les volontés de tous les membres actuels de la nation que dans celle de l'un d'eux, le monarque. Le principe de la souveraineté nationale s'oppose à ce que la puissance de la nation se trouve organiquement immobilisée, c'est-à-dire localisée à titre permanent, dans des individus, fûssent-ils la totalité des citoyens. L'organisation étatique de la nation doit être combinée de telle manière qu'en aucun cas, les hommes qui concourent à former un organe de volonté nationale, ne puissent devenir le souverain. La puissance souveraine, étant conçue comme un pouvoir qui appartient à l'universalité idéale du peuple, devra toujours demeurer indépendante des membres individuels de la communauté populaire. C'est pourquoi les citoyens, même réunis en totalité, ne sauraient former l'organe suprême de l'État : il faut que cet organe soit composé de membres renouvelables qui puissent être changés au gré de la Constitution, et non pas de membres inamovibles qui en feraient partie de droit. En cela, le principe de la souveraineté nationale exclut la démocratie proprement dite, comme il exclut la monarchie

véritable. On verra plus loin (n° 361) que les fondateurs du principe ont eux-mêmes prononcé cette exclusion pas plus en bas qu'en haut, ils n'ont voulu de pouvoir personnel (28).

En résumé, la Const. de 1791 n'a admis, ni la monarchie, ni la démocratie (29); mais, elle-même indique expressément quelle

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(28) Sans doute, il ne serait pas exact de dire que, dans la démocratie, le citoyen pris individuellement est souverain, puisque les membres de la minorité sont obligés de se plier aux volontés de la majorité. Mais, du moins, le principe essentiel de la démocratie, c'est que la volonté générale s'y détermine, comme le montre Rousseau, par une addition de voix individuelles des membres en ce sens, la volonté du peuple n'est faite que de celles de ses membres. Or, c'est précisément cela que la Constituante a entendu écarter, lorsqu'elle a introduit son principe de souveraineté nationale. L'idée de la Constituante a été qu'il existe, au sein de la nation, une volonté nationale qui ne s'évalue point par un calcul de majorité, qui n'est point une résultante de décisions individuelles comptées une à une, mais qui, demeurant flottante dans l'ensemble de la collectivité, doit être recherchée, dégagée et formulée, par les organes ou les représentants de la nation. Ainsi, tandis que la démocratie appelle chaque citoyen à concourir, tout au moins par son vote, à la consultation d'où sortira l'expression de la volonté générale, le principe de la souveraineté nationale, fondé sur l'idée de l'unité et de l'indivisibilité de la puissance et de la volonté nationales, exclut la nécessité d'une consultation individuelle de tous les citoyens et aboutit - selon la formule des constituants de 1789-91, formule qui se place à l'opposé de celle de Rousseau - à cette conclusion que le corps des citoyens ne peut avoir d'autre volonté que celle de ses représentants. Par là, il se sépare nettement de la démocratie pure, pour aboutir au régime représentatif.

(29) Il est permis de faire remarquer, à ce propos, la souplesse du régime politique introduit en France par les hommes de 1789. Conformément au tempérament et à la tournure d'esprit du peuple français, le système de la souveraineté nationale n'implique, ni solutions radicales, ni forme rigide de gouvernement il est tout en nuances et en finesse d'intentions. Il n'y a qu'une seule chose qui se trouve impliquée, d'une façon absolue, dans le principe de souveraineté nationale : c'est l'égalité entre les membres de la nation, ainsi que cela ressort des textes de 1789-91, qui répètent que nul ne peut acquérir un pouvoir qu'il ne tiendrait pas de la nation. En dégageant ce principe, les fondateurs du droit public moderne de la France ont eu pour but principal et immédiat d'exclure tout accaparement de la puissance souveraine par tels ou tels membres du corps national, qui auraient pu ainsi redevenir des privilégiés et des dominateurs, contrairement à l'idée d'égalité et ceci encore était bien conforme au goût et aux aspirations de l'esprit français. Pour le surplus, l'on peut dire que, tout en dépouillant la monarchie de ses anciens pouvoirs souverains, l'Assemblée nationale de 1789 n'a institué, ni un régime de souveraineté démocratique des citoyens, ni une pleine souveraineté des élus elle a donné l'exercice de la puissance nationale à une assemblée de députés qui, par leur caractère électif, relevaient du choix des citoyens, et cependant elle s'est refusée à faire directement dépendre les décisions nationales de la pure volonté populaire.

Aujourd'hui, le peuple français ne se contenterait plus, assurément, du con

forme de gouvernement elle entend consacrer. Après avoir, en effet, établi en principe que tous les pouvoirs résident primitivement dans la nation, elle déclare (tit. III, préambule, art. 2) que <<< la nation ne peut les exercer que par délégation ». Et ce texte ajoute qu'en cela, «< la Constitution française est représentative », ce qui signifie que la nation exerce ses pouvoirs par ses représentants (30). » En d'autres termes, ce que la Révolution française

tenu simplement négatif et des conséquences simplement égalitaires du principe de souveraineté nationale. Il entend posséder une influence positive sur l'activité de ses élus. Et pourtant, le régime constitutionnel de la France continue, présentement encore, à se ressentir des tendances initiales qui ont présidé à sa fondation lors de la Révolution. Sous la Const. de 1875, on constate, en effet, que l'organe suprême de la nation est composé, d'une façon concurrente et complexe, du Parlement et du corps electoral, si bien qu'il serait malaisé de dire quel est, de ces deux facteurs, celui qui exerce sur la formation des volontés nationales l'action la plus considérable: car, si sous certains rapports, le Parlement semble posséder la maitrise des décisions à prendre, il est incontestable aussi que les Chambres sont soumises à l'influence singulièrement puissante de l'opinion publique et ne peuvent exprimer la volonté nationale que dans un sens conforme aux vœux du pays. Il y a, dans ce régime, un mélange d'influences venues de sources différentes, et c'est ce qui fait que la définition de ce régime est délicate à préciser. Un point, toutefois, demeure certain c'est que, dans l'état de la Constitution française, ni les électeurs, ni les élus, ne peuvent se dire vraiment maitres de la volonté nationale, car la formation de celle-ci ne dépend exclusivement, ni des assemblées parlementaires, ni du corps électoral. On est amené ainsi a reconnaître que le principe de souveraineté nationale garde toujours, en France, sa portée négative du début il continue à exclure toute mainmise absolue sur la puissance de volonté de la nation.

En s'abstenant, de la sorte, de conférer a qui que ce soit une prépondérance formelle et en laissant également au Parlement et au corps électoral la faculté de s'influencer réciproquement et, parfois, de réagir l'un sur l'autre, la Const. de 1875 a évité l'établissement d'une forme rigoureuse de gouvernement: elle s'est orientée dans un sens franchement démocratique, sans aller jusqu'à consacrer la démocratie proprement dite. C'est pour ce motif qu'il a pu être dit, au début de cette note, que les institutions politiques de la France se caractérisent par leur réelle souplesse. Cette souplesse, qui est l'un des traits principaux du droit public français, se manifeste actuellement dans d'autres domaines encore de la Constitution: on en a rencontré précédemment (t. I, p. 599 et s.). un exemple notable en ce qui concerne la délimitation des compétences respectives du Parlement et de l'Exécutif en matière de réglementation. De même, on pourrait bien dire que les lois constitutionnelles de 1875 n'ont pas procédé à une délimitation rigoureuse de puissance entre le corps des électeurs et celui des élus: elles s'en sont plutôt rapportées, sur ce point, au tact politique et au sens de la mesure qui sont propres à l'esprit français.

(30) Cette déduction était forcée du moment que la Const. de 1791 plaçait, d'une façon idéale, la souveraineté dans la nation prise indivisiblement, il est

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