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fois en France par l'Assemblée nationale de 1789 comme une des bases de son œuvre de régénération politique, il n'avait fait son apparition que peu de temps, relativement, avant les événements révolutionnaires.

Dès l'antiquité, il est vrai, la science politique s'est appliquée à dénombrer et à classer les diverses manifestations de la puissance étatique. C'est ainsi qu'Aristote distinguait en elle trois opérations principales: la délibération, le commandement, la justice; et cette distinction tripartite correspondait directement à l'organisation alors en vigueur, laquelle comprenait l'assemblée générale ou conseil chargé de délibérer sur les affaires les plus importantes, les magistrats investis du pouvoir de commander et de contraindre, les tribunaux. Mais ce serait une erreur de vouloir faire remonter jusqu'à Aristote les origines de la théorie de la séparation des pouvoirs. Aristote, comme tous les anciens, s'attache uniquement à discerner les diverses formes d'activité des organes: il ne songe pas à établir une répartition des fonctions fondée sur la distinction des objets propres à chacune d'elles (Saint Girons, Essai sur la séparation des pouvoirs, p. 17; E. d'Eichtal, Souveraineté du peuple, p. 105 et s.; Jellinek, L'État moderne, éd. franç., t. II, p. 298); et d'ailleurs, il ne voit pas d'obstacle à ce que, dans le même temps, la même personne fasse partie de l'assemblée délibérante, exerce une magistrature et siège au tribunal.

Dans les temps modernes, Locke, qui, le premier, semble avoir aperçu l'utilité d'une séparation des pouvoirs, n'est pas parvenu à dégager sur ce point une théorie suffisamment nette. Dans son Traité du gouvernement civil, écrit au lendemain de la révolution de 1688 (ch. vi, xi et s.), Locke distingue quatre puissances le pouvoir législatif, qu'il présente comme le pouvoir prépondérant; le pouvoir exécutif, qui est subordonné au législatif; et, en outre, le pouvoir fédératif, ou faculté de diriger les relations avec l'étranger, et la prérogative, qui est l'ensemble des pouvoirs discrétionnaires conservés encore à cette époque par le monarque anglais. S'inspirant de l'état de choses qui se trouvait alors réalisé en Angleterre, Locke approuve et recommande, dans une certaine mesure, la séparation, entre des organes différents, des puissances législative et exécutive. Mais, de même qu'il ne traite pas ces deux puissances comme égales et indépendantes entre elles, de même aussi il ne va pas, en définitive, jusqu'à affirmer la nécessité absolue de leur séparation organique. Ce qui

le

le prouve, c'est qu'il ne se montre nullement choqué de ce que monarque de son temps cumule toutes les fonctions: non seulement, en effet, le roi d'Angleterre possède en propre, outre la prérogative, les pouvoirs exécutif et fédératif, qui, d'après Locke, ne sauraient, bien que distincts, être attribués à des personnes différentes, mais encore il prend part à la puissance législative, en tant notamment qu'aucune loi ne peut se faire sans son consentement. Locke constate ce cumul sans le réprouver : bien au contraire, il en tire argument, et en particulier il s'appuie sur la puissance législative du roi, pour soutenir que celui-ci doit être considéré comme demeurant le « souverain », c'est-à-dire l'organe suprême de l'État. Au fond, la doctrine de Locke se ramène donc à une simple théorie de distinction des fonctions: sous la réserve que le roi ne peut à lui seul faire la loi et est soumis à cette dernière, ce n'est pas encore une doctrine de franche séparation des pouvoirs (Cf. Esmein, Éléments de droit constitutionnel, 7° éd., t. I, p. 458 et s.; Jellinek, loc. cit., t. II, p. 307).

271. Il faut arriver à Montesquieu pour trouver la véritable formule de la théorie moderne de la séparation des pouvoirs, et c'est pourquoi le nom de Montesquieu demeure étroitement lié à cette théorie. Entre lui et ses prédécesseurs, il y a cette différence capitale qu'il ne se borne plus à discerner les pouvoirs au moyen d'une distinction abstraite ou rationnelle des fonctions. Même, sa doctrine touchant la nature intrinsèque et le nombre des fonctions est peu approfondie (1), et elle demeure parfois assez indécise (V. suprà, t. I, p. 720, et infrà, p. 28-29). Ce dont Montesquieu se préoccupe surtout, c'est de séparer l'exercice de certaines fonctions entre des titulaires différents : à bien dire même, il ne distingue les fonctions qu'au point de vue de cette séparation pratique, qui doit, selon lui, régner entre elles. Sa théorie est donc franchement, peut-être même exclusivement, une théorie de séparation organique des pouvoirs : et à ce point de vue, elle ne laisse rien à désirer, quant à sa précision.

Ce qui en fait encore l'originalité, c'est qu'elle est énoncée en

(1) C'est ainsi qu'on a reproché à Montesquieu de n'avoir point fourni les éléments détaillés d'une définition de la fonction administrative (V. cependant no 280, infrà). La « puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens ", dont il fait l'un des trois grands pouvoirs, correspond simplement au pouvoir fédératif de Locke (Esmein, loc. cit., p. 461; Jellinek, loc. cit., t. II, p. 308.

la forme d'un principe général, principe que Montesquieu formule comme l'une des conditions fondamentales de la bonne organisation des pouvoirs dans tout État sagement ordonné (2). Et c'est là une nouvelle différence entre lui et ses devanciers. Ceux-ci avaient bien pu relever quelque trait caractéristique d'une certaine séparation des pouvoirs dans le système d'organisation étatique existant dans leur pays et sous leurs yeux : c'est ainsi que Locke, en parlant de la séparation des pouvoirs législatif et exécutif, n'avait fait que dépeindre l'état de choses qu'il trouvait établi dans la Constitution anglaise de son temps. Montesquieu n'envisage aucun État en particulier, il a en vue l'État idéal : et ce qu'il présente, c'est un système de séparation des pouvoirs destiné à s'appliquer, en principe même, « dans chaque État »>, ainsi qu'il le dit lui-même au début de l'exposition de sa doctrine (Esprit des lois, liv. XI, ch. vi).

Cependant, ce n'est point la spéculation abstraite qui a amené Montesquieu à découvrir ce principe général. Bien avant d'être énoncée en France à l'état de principe, la séparation des pouvoirs avait commencé à être pratiquée, dans une certaine mesure, en Angleterre. Là, la pratique s'en était établie, non en vertu d'un principe préconçu analogue à celui que développe Montesquieu, mais par l'effet d'une lente évolution historique et sous l'influence des circonstances. Elle y fut le produit de la lutte séculaire soutenue par le Parlement anglais contre la puissance royale, dans le but de limiter les droits de la Couronne par ceux des assemblées, envisagées comme représentant le peuple anglais. Le résultat de cette lutte a été, surtout après la révolution de 1688, l'établissement, entre la royauté et les Chambres, d'un certain équilibre de puissance, qui a été obtenu, notamment, au moyen d'une distribution, entre ces organes, des pouvoirs législatif et gouvernemental. Ce partage et cet équilibre étaient déjà largement réalisés, lorsque Montesquieu vint, pendant deux années (1729-1731), étudier sur place les institutions anglaises. De ses observations il fut amené à extraire une théorie générale, qu'il rapporta en France et qu'il expose dans le plus fameux des chapitres de l'Esprit des lois, le chapitre vi du livre XI, intitulé « De la Constitution d'Angleterre ». Sous ce titre, Montesquieu traite, en réalité, d'une Consti

(2) C'est, sans doute, à cette sorte d'États que conviennent les qualifications d'« État modéré » et de « gouvernement tempéré », qu'on rencontre parfois dans l'Esprit des lois (V. liv. XI, ch. Iv et vii).

tution idéale, il généralise (3): et d'ailleurs, la séparation des pouvoirs, telle qu'il la professe, dépasse sensiblement ce qu'il a pu observer chez les Anglais.

272. Le point de départ de la doctrine de Montesquieu est énoncé en un chapitre antérieur (liv. XI, ch. 1v), dont il convient de détacher les propositions suivantes, devenues célèbres : « C'est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir, est porté à en abuser: il va jusqu'à ce qu'il trouve des limites..... Pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. » Dans ce passage, Montesquieu dénonce le vice et prononce la condamnation du régime autocratique ou régime du pouvoir absolu. Lorsque, dans un État, tous les pouvoirs sont réunis aux mains d'un titulaire unique, que ce soit un homme ou une assemblée, la liberté publique est en péril. Il est manifeste, en effet, que le personnage ou le corps politique qui est maître de tous les pouvoirs à la fois, détient une puissance indéfinie, puisqu'il n'existe, en dehors de lui, aucune puissance venant limiter la sienne. Or, le danger de toute puissance sans limites, c'est l'oppression possible des citoyens : ceux-ci, en face d'une telle puissance, sont livrés à l'arbitraire. Pour prévenir ce danger, il faut, au début et à la base de toute organisation des pouvoirs, trouver une combinaison qui, en multipliant les autorités publiques et en partageant entre elles les divers attributs de la souveraineté, ait pour effet de limiter respectivement la puissance de chacune d'elles par la puissance des autorités voisines, de telle sorte qu'aucune ne puisse jamais parvenir à une puissance excessive. Tel est le problème à résoudre. La solution de ce problème consiste, selon Montesquieu, à séparer trois fonctions étatiques, les fonctions législative, exécutive et judiciaire, pour les remettre divisément à trois ordres distincts de détenteurs. « Tout serait perdu dit Montesquieu (liv. XI, ch. vi) si le même homme ou le même corps exerçait ces trois pouvoirs, celui de faire les lois, celui d'exécuter et celui de juger. » Et Montesquieu développe le principe ainsi posé, en le justifiant par la triple considération suivante :

(3) Lui-même déclare, à la fin du chapitre en question, qu'il ne s'est pas borné à présenter un tableau de la Constitution anglaise, et qu'il ne prétend pas non plus en avoir tracé le tableau fidèle: « Ce n'est point à moi à examiner si les Anglais jouissent actuellement de cette liberté, ou non. Il me suffit de dire qu'elle est établie par leurs lois, et je n'en cherche pas davantage.

En premier lieu, il faut que les pouvoirs législatif et exécutif soient séparés. Il y en a deux raisons. La première se rattache à l'idée même que Montesquieu se fait de la loi. Dans le régime de l'État légal, c'est-à-dire dans le régime qui tend.à assurer aux citoyens la garantie de la légalité, ce qui fait, aux yeux de Montesquieu, la valeur protectrice de cette garantie, c'est que la loi est une règle générale, abstraite, conçue non en vue d'un cas isolé, mais préexistante aux faits particuliers auxquels elle sera appliquée. La loi est juste, parce qu'elle est égale pour tous (« Elle doit être la même pour tous. » Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, art. 6), et parce que ses préceptes, étant posés pour l'avenir, ne sont pas inspirés au législateur par des préoccupations actuelles de personnes ou d'espèces (Esmein, Éléments, 7° éd., t. I, p. 23; Duguit, L'État, t. I, p. 470 et s.). Mais, pour que la loi soit ainsi conçue d'une façon désintéressée, il faut qu'elle ne puisse être édictée par l'autorité gouvernementale ou administrative, c'est-à-dire par celle-là même qui, étant appelée à l'exécuter et aussi à s'en servir, peut avoir intérêt à ce qu'elle soit orientée dans tel ou tel sens. A la différence du législateur, en effet, l'autorité exécutive est accoutumée à agir et à adopter des mesures opportunes, à l'occasion des cas particuliers et en considération des événements ou besoins journaliers. Si donc elle détenait en même temps la puissance législative, il serait fort tentant pour elle de porter des lois de circonstance, répondant à sa politique, à ses préférences, peut-être à ses passions, du moment actuel. En un mot, et comme le dit Montesquieu (loc. cit.), il serait fort à «< craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement ». Dans ces conditions, « il n'y a point de liberté ». Car, « le même corps de magistrature a, comme exécuteur des lois, toute la puissance qu'il s'est donnée comme législateur »; et ainsi, «< il peut ravager l'État par ses volontés générales ». D'autre part, si les pouvoirs législatif et exécutif étaient assemblés dans les même mains, il en résulterait que l'autorité chargée d'exécuter ne se considérerait pas comme liée par les lois en vigueur, puisqu'elle serait maîtresse de les abroger; ou encore, elle pourrait, en vertu de sa puissance législative, les modifier au moment même de l'exécution; et ainsi, les citoyens, surpris par cette législation née de l'arbitraire du moment, verraient s'évanouir toute la garantie du régime de la légalité.

Pour les mêmes raisons, Montesquieu soutient qu'il faut pareil

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