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La réponse à cette question se trouve directement et formellement contenue dans un principe fort important du droit public français, principe qui était déjà consacré par la Const. de 1791 (tit. III, ch. I, sect. 3, art. 7) et qui, depuis lors, a été maintes fois reproduit par les Constitutions successives de la France. Ce principe auquel il a déjà été fait allusion, c'est que les députés représentent, non pas leur collège électoral (19), mais la nation

(19) Non seulement les députés ne sont pas les représentants du collège qui les a désignés, mais encore ils ne sont même pas, à proprement parler, les députés ou les élus de ce collège : ils sont les députés et les élus de la nation entière. L'art. 7 (tit. III, ch. I, sect. 3) de la Const. de 1791 marque cela par une formule prudente. Ce texte parle des députés « nommés dans les départements », et non point par les départements. Ainsi, même en ce qui concerne la nomination, le pouvoir de députation réside indivisiblement et uniquement dans l'universalité nationale. D'où cette conséquence, ultérieurement développée par les Const. de 1793 (art. 21), de l'an III (art. 49), de 1848 (art. 29), que seule, la population », dont l'ensemble constitue cette universalité, est la base» de l'élection (Cf. Esmein, Éléments, 7° éd., t. I, p. 315-316). Les collèges électoraux n'apparaissent, ainsi, que comme des éléments partiels de la population totale, exerçant sous la forme électorale un pouvoir qui n'appartient qu'à celle-ci. Les députés élus sont ceux du peuple français. — La portée de ces observations est mise en clarté par une comparaison (déjà signalée p. 212, note 11. V. aussi t. I, p. 115, note 18) avec le cas de la Chambre des États dans l'État fédéral. En Suisse, par exemple, si les députés du Conseil des États ne sont pas les représentants de leurs cantons respectifs, il importe d'observer qu'ils sont, du moins, nommés par les cantons, ceux-ci étant appelés à faire cette nomination en tant qu'États confédérés. La Const. suisse marque bien nettement la différence profonde, qui s'établit, sous ce rapport, entre le Conseil national et le Conseil des États. Du premier, elle dit qu'il « se compose des députés du peuple suisse » (art. 72); du second, qu'il se compose de 44 députés des cantons »> art. 80). C'est dire qu'à défaut de droit à une représentation, les États cantonaux possèdent, du moins, le droit de députation. C'est à eux qu'il appartient en propre de « composer » la seconde Chambre. Et la relation spéciale qui existe, à cet égard, entre eux et cette assemblée, est encore rendue plus manifeste par le fait que la réglementation du mode de nomination des membres du Conseil des États est laissée par la Constitution fédérale au droit cantonal; elle ressort aussi du fait que l'élection de cette sorte de députés est traitée comme une élection cantonale, sujette, à ce titre, au recours devant le Tribunal fédéral, en sorte que le Conseil des États n'est pas, en principe, appelé comme le Conseil national à vérifier l'élection de ses membres (Burckhardt, op. cit., 2o éd., p. 674). A tous ces points de vue, le Conseil des États, bien qu'il soit un organe fédéral ou national quant aux volontés à formuler ou aux décisions à prendre, apparait comme dépendant des cantons ceux-ci sont, tout au moins, vis-à-vis de lui, des organes de nomination. En France, l'organe de nomination des membres de l'assemblée des députés, c'est, comme pour le Conseil national suisse, le peuple entier, agissant dans des collèges multiples, mais des collèges qui ne possèdent respectivement sur l'assemblée élue aucun pou

tout entière. C'est là une règle devenue classique, souvent invoquée, et qui présente, pour l'intelligence du régime représentatif, une importance capitale. Que signifie t-elle?

La règle « les députés représentent la nation » n'est susceptible que d'une interprétation unique : elle signifie qu'ils représentent, non pas la totalité des citoyens pris individuellement, mais leur collectivité indivisible et extra-individuelle. En effet, cette règle ne peut point vouloir dire que chaque député représente, outre ses propres électeurs, ceux de tous les autres collèges électoraux du pays. Une telle interprétation de la règle serait un non-sens juridique. Car, si le député représente des électeurs, il ne peut représenter que ceux qui l'ont élu : quant aux citoyens placés hors de sa circonscription, il n'est pas entré en rapports avec eux, il ne peut donc, à aucun titre, être devenu leur représentant (20). Donc, la règle en question ne peut certaine

voir qui leur soit attribué en vertu d'un droit propre, pas même celui de dépu1ation: ce dernier, comme le pouvoir de représentation, n'appartient qu'à la nation.

(20) Dans son discours du 7 septembre 1789, Sieyès prétendait cependant que le député nominé par les électeurs d'une circonscription déterminée est l'élu de tous les citoyens. « Le député d'un bailliage disait Sieyès est immédiatement choisi par son bailliage, mais médiatement il est élu par la totalité des bailliages. Voilà pourquoi tout député est représentant de la nation entière.... Tous les citoyens sont ses commettants >> (Archives parlementaires, 1a série, t. VIII, p. 593-594). Mais cette façon d'expliquer la règie: Le député représente la nation, n'est pas exacte. Sans doute, dans le système de la souveraineté nationale, chaque section électorale élit, non en vertu d'un droit propre, comme le faisait le bailliage avant 1789, mais au nom et pour le compte de la nation; et il est bien vrai, par suite, que le député est l'élu de la nation ellemême. Seulement, il faut se garder, ici comme ailleurs, d'identifier la nation avec ses membres individuels. Quel est, en effet, l'acte par lequel les diverses sections électorales ont reçu le pouvoir d'élire au nom de la nation? Cet acte, c'est, soit la Constitution, soit une simple loi électorale. Or, dans le régime représentatif, la Constitution, de même que les lois ordinaires, est l'œuvre, non des citoyens eux-mêmes, mais de la collectivité unifiée agissant par ses organes statutaires. A aucun moment, les citoyens, pris individuellement et envisagés comme tels, ne sont intervenus pour conférer à chacune des sections électorales la puissance d'élire en leur nom à tous. Seule, la nation, la collectivité une et indivisible, a institué ces collèges et fondé leur compétence. On ne peut donc pas dire que chaque collège d'élection nomme son député en vertu d'un mandat donné par tous les citoyens; et par suite, on ne saurait accepter l'explication que produisait Sieyès pour démontrer que le député est le représentant de tous. Mais il faut en revenir toujours à cette conclusion que le député ne peut être qualifié de représentant de la nation entière qu'en tant que celle-ci est envisagée comme unité corporative supérieure à ses membres

ment pas avoir pour sens que chaque député représente la totalité des citoyens composant la totalité des collèges électoraux. Dès lors, il ne reste qu'une seule interprétation possible. La règle signifie que le député ne représente, ni des collèges électoraux, ni des citoyens comme tels, ni en un mot aucune somme d'individus ut singuli, mais bien qu'il représente la nation, en tant que corps unifié, envisagé dans son universalité globale et distingué, par conséquent, des unités individuelles et des groupes partiels que ce corps national comprend en soi. Et comme, au fond, la nation ainsi entendue s'identifie avec l'État lui-même, il sera permis d'ajouter Orlando, loc. cit., p. 23 que la règle en question revient, en définitive, à dire que les députés sont les représentants de l'État, les agents d'exercice de sa souveraineté, dans la mesure, du moins, de la compétence constitutionnelle du Corps législatif.

avec

Plus exactement, la règle « le député représente la nation » se fónde sur ce fait qu'il est membre d'une assemblée collégiale, qui a le pouvoir de vouloir pour la nation par conséquent, le député représente la nation, en tant qu'il concourt individuellement, par son activité et son suffrage, à la formation de la volonté nationale (Jellinek, op. cit., éd. franç., t. II, p. 280) (21). Il faut bien remarquer, en effet (V. n° 382, infrà), que chaque député ne saurait, à lui tout seul, vouloir pour la nation. L'organe proprement dit de la nation, c'est le Corps législatif. Le député n'est représentant qu'en tant que membre de l'assemblée représentative, c'est-à-dire en tant que concourant à constituer cette assemblée et appelé à coopérer à la formation de la volonté qu'elle exprime. Or, l'assemblée est l'organe indivisible de la nation envisagée, elle aussi, dans son indivisibilité collective.

composants (V. note 12, p. 213, suprà). Ceux-ci ne sont représentés par les députés que dans la mesure où, en leur qualité de parties intégrantes et de membres inséparables du corps national, ils se fondent et s'absorbent dans la nation, en ne faisant qu'un avec elle et en elle (V. suprà, t. I, p. 244 et s.). Au reste, Sieyes lui-même devait rectifier ultérieurement sa doctrine du 7 septeinbre 1789, en reconnaissant qu'à vrai dire, ce n'est point chaque député élu par chaque section, mais le Corps législatif seul, qui possède le caractère représentatif (V. no 382, infrà).

(21) M. Duguit (Traité, t. II, p. 356) adopte sur ce point la même formule que Jellinek « Dans le système français de représentation politique, le député ne reçoit point un mandat de sa circonscription : il est simplement partie composante du Parlement, qui représente la nation tout entière. »

349. Si telle est la signification de la règle « le député représente la nation », on aperçoit maintenant quelles sont, au point de vue de la détermination de la portée du principe de la souveraineté nationale, les répercussions du régime représentatif moderne. Ce régime confirme l'idée, développée précédemment (no 331, 338), que le pouvoir souverain réside, non pas dans les individus membres de la nation, non pas davantage dans leurs groupements particuliers, électoraux ou autres, mais uniquement dans l'être collectif national. Ceci est la réponse précise à la question posée précédemment (p. 221). Cette question était celle de savoir de qui les députés exercent le pouvoir. Il est possible maintenant de répondre qu'ils exercent un pouvoir, qui est, non pas celui des électeurs, mais bien celui de la nation et de l'État, puisque c'est en tant que représentants de la nation et de l'État qu'ils en sont revêtus.

Il faut déduire de là cette conséquence que l'assemblée des députés a pour fonction d'exprimer, non pas les volontés des électeurs, mais uniquement la volonté étatique de la nation. Par là, le régime représentatif s'éloigne entièrement des conceptions politiques de l'école de Rousseau. Pour les théoriciens de la souveraineté populaire, les décisions de l'assemblée législative doivent se déterminer directement par la volonté impérative des électeurs. Au contraire, lorsque l'Assemblée constituante posait, dans la Const. de 1791, le principe que les députés représentent la nation, elle entendait par là fonder la représentation du nouveau droit public français sur cette idée qu'il y a dans l'État une volonté nationale, qui est indépendante des volontés des individus et qui est celle de la nation formant un corps unifié. Et ce point de vue était bien conforme à la conception générale que se faisait la Constituante, de la nation et de sa souveraineté. De même, en effet, que les hommes de 1789-91 ont admis, ainsi qu'il a déjà été dit, que la souveraineté appartient indivisiblement à la collectivité nationale, érigée en personne distincte des nationaux, de même aussi ils ont été amenés à admettre l'existence correspondante d'une volonté nationale, volonté supérieure qui n'est pas une résultante de volontés individuelles, qui ne se détermine pas par un pur calcul de voix électorales, mais qui est la volonté unifiée de l'universalité nationale, la volonté indivisible de la personne nation (22). Voilà pourquoi la Const. de 1791 déclarait, dans le

(22) Ces vues théoriques trouvent aujourd'hui encore leur expression dans la doctrine du droit public. V. par exemple, Joseph-Barthélemy, op. cit., CARRÉ DE MALBERG. T. II.

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préambule de son tit. III, qu'aucun individu, aucune section du peuple, ne peut, à proprement parler, faire acte de souveraineté ; pourquoi aussi elle interdisait aux collèges électoraux, qui ne sont que des parties non-souveraines de la nation, le mandat impératif (23).

p. 202 « Les organes constitutionnels d'un pays ne représentent pas des tendances plus ou moins passagères, qui se dessinent avec plus ou moins de netteté dans le corps électoral: ils représentent le pays lui-même, dans son passé et dans son avenir, dans ses aspirations et dans ses devoirs, dans sa mission historique; ils ne représentent pas un nombre plus ou moins grand d'individus, mais la personne morale qui est la nation. »

(23) En définitive, toutes les notions qui ont été présentées au cours du présent et du précédent chapitre sur la souveraineté et la représentation natiomales, découlent directement de l'idée première qui a été le point de départ de toute l'œuvre de la Révolution en matière d'organisation constitutionnelle, à savoir l'idée de l'unité et de l'indivisibilité de la nation. Dès l'instant que la Const. de 1791 avait affirmé (tit. III, préambule, art. 1o) l'indivisibilitė nationale, tout le reste devait s'ensuivre et le principe de souveraineté nationale, qui exclut toute appropriation individuelle d'aucune parcelle du pouvoir; et le gouvernement représentatif, qui fait dépendre la formation de la volonté nationale des décisions adoptées par les organes centraux de la nation, en dehors de toute nécessité d'une consultation des membres particuliers de celle-ci; et enfin, la règle de la représentation nationale, qui implique que les organes nationaux sont appelés, non à représenter des volontés additionnées d'individus ou de groupes partiels, mais bien à formuler, d'une façon unitaire, une volonté d'ensemble, dont ils ont à dégager par eux-mêmes les éléments. On peut bien dire, dans ces conditions, que le concept de l'unité de la nation est, par excellence, le fondement et la source de tout le système du droit étatique français. D'autres principes essentiels, et par exemple celui de l'égalité des citoyens, qui tient une si large place dans l'œuvre révolutionnaire, ne sont eux-mêmes que des conséquences ou des manifestations de cette idée fondamentale d'unité et d'indivisibilité du corps national. Sans doute, Rousseau avait, lui aussi, fondé un système foncièrement et absolument unitaire de volonté étatique dans la doctrine du Contrat social, la volonté générale était présentée comme un tout indivisible. Mais Rousseau n'arrivait à cette sorte d'unité, qui est l'un des traits caractéristiques de sa théorie, qu'après une consultation préalable des membres, destinée à faire apparaitre une majorité de voix individuelles; et c'est cette volonté de la majorité qui devenait, après coup, la volonté unique de tous. Rousseau part de la pluralité et de la divisibilité pour aboutir à l'unité. Les fondateurs révolutionnaires du droit public français ont pris une attitude inverse: ils partent de l'unité de la nation, non en ce sens qu'ils cherchent à la faire, mais en ce sens qu'ils la considèrent comme déjà faite au moment même où il s'agit de prendre quelque décision, soit législative, soit même d'ordre constituant; et par suite, ils n'hésitent pas à dire que le peuple ne peut, en principe même, avoir d'autre volonté que celle des représentants nationaux. S'il est vrai que tout le système représentatif fondé en 1789-91 ait ainsi son origine dans le concept d'unité nationale, on voit combien les problèmes que suscitent aujourd'hui certaines tendances par

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