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autre chose que la personnification de la nation. L'État et la nation ne sont, sous deux noms différents, qu'un seul et même être. L'État, c'est la personne abstraite en qui se résume et s'unifie la nation. Il est donc impossible d'opposer la personne étatique à la nation, puisque le mot même d'État n'est, en définitive, que l'expression de la personnalité nationale. Sans doute, la notion d'État suppose la nation organisée : car, la nation ne peut former une personne juridique qu'autant qu'elle possède une organisation unifiante; sans une telle organisation, elle ne serait qu'une masse amorphe d'individus. Mais il ne résulte pas de là que la nation et l'État soient distincts ou opposables l'un à l'autre. Si, par le fait de son organisation étatique, la nation devient personne juridique, cela même prouve qu'en dernière analyse, l'État, en tant qu'être juridique, ne personnifie rien autre chose que la nation elle-même. Sans doute aussi, ni l'État, ni la nation, ne doivent être confondus avec la génération passagère des nationaux actuellement en vie : celle-ci peut bien former une unité dans le présent, mais elle n'a qu'une existence éphémère, tandis que la nation, personnifiée par l'État, a un caractère de permanence et constitue une unité dans le cours des temps en sorte que, à cet égard, les organes étatiques ne sauraient être envisagés comme des organes du peuple, si par peuple on entend exclusivement l'ensemble des individus composant la nation à un moment donné. Toutefois, il importe d'observer que même le peuple ainsi entendu est incontestablement partie intégrante de la nation: si celle-ci ne s'absorbe pas tout entière en lui, il en est, du moins, l'élément constitutif, à chacun des instants successifs de la vie nationale; par conséquent, on ne saurait, même à ce point de vue, considérer comme étrangers l'un à l'autre l'État et la nation prise dans sa consistance actuelle. Finalement donc, il ne paraît point possible d'admettre que les gouvernants soient organes de l'État en un sens qui exclurait l'idée qu'ils soient, en même temps, organes de la nation. Ils sont, à la fois, organes d'État et organes nationaux, l'État et la nation s'identifient l'un avec l'autre par ce motif que (Cf. suprà, t. I, no 4, t. II, no 329 et 336).

La doctrine de Jellinek semble d'abord plus satisfaisante que celle qui vient d'être rejetée. Cet auteur se propose de faire, dans sa théorie du regime représentatif, une place spéciale à cette considération que, dans l'Etat moderne, le corps des citoyens participe à la formation de la volonté étatique par l'influence que lui donne sur cette volonté son pouvoir électoral. Pour traduire ce

fait, Jellinek qualifie le peuple d'organe primaire de l'État et, sous ce nom de peuple, il entend — ainsi que cela ressort visiblement de toute son argumentation non pas seulement la nation en tant qu'être permanent formé par la série successive des générations nationales, mais encore la collectivité des individus dont la nation se trouve présentement composée. C'est cet ensemble de nationaux qui constitue un organe primaire de l'État, à chacun des moments transitoires de l'existence de ce dernier. Par là, la théorie de Jellinek semble cadrer heureusement avec les Constitutions démocratiques modernes, qui, tout en se plaçant à ce point de vue que la souveraineté réside, d'une façon extra-individuelle et abstraite, dans l'être successif nation, admettent cependant que l'exercice de fait de cette souveraineté appartient, dans une mesure plus ou moins large, à la génération actuelle des nationaux. De plus, cette théorie a le mérite de bien marquer que la génération actuelle n'est point le sujet exclusif de la souveraineté : celle-ci n'est même pas du tout un sujet juridique, mais seulement un organe, l'organe passager de l'être continu qui est personnifié dans l'État. Il y a là une distinction fort correcte de l'État d'avec la collection d'individus qu'il renferme à un moment déterminé. On évite ainsi l'erreur qui consiste à résoudre l'État en ses membres individuels : la génération vivante n'est pas l'État, elle n'en est que l'organe momentané. Enfin, cette théorie, en ramenant à un rapport d'organe la relation existant entre la collectivité nationale actuelle et ses gouvernants, exclut cette idée du mandat représentatif qui a jeté tant de trouble dans l'étude de la représentation du droit public.

Ce sont là des mérites appréciables. Mais, dans la construction de Jellinek, il y a aussi bien des points faibles qui la rendent inacceptable. Et d'abord, cet auteur prétend que le peuple, c'està-dire la collectivité nationale actuelle, est organe de l'État. Or, on n'aperçoit point cela en réalité. Ce n'est pas, en effet, le peuple dans son ensemble qui joue le rôle d'organe étatique mais, en fait, c'est un nombre restreint de membres du peuple, qui constituent cet organe, à savoir les citoyens actifs, ceux qui ont éle investis par la Constitution de la qualité spéciale d'électeurs. Jellinek n'a pas manqué de s'en rendre compte. Toutefois, il laisse subsister à cet égard, dans sa théorie, une équivoque et une incertitude. Tantôt il présente comme organe primaire de l'État le peuple tout entier (op. cit., éd. franç., t. II, p. 279 et 283); tantôt il dit que l'organe populaire, c'est seulement la partie du

peuple qui forme le corps électoral (p. 282 et 289. — Cf. Duguit, Traité, t. I, p. 303 et 314). Or, ni l'une ni l'autre de ces deux assertions n'est justifiée.

389. — D'une part, on ne peut pas dire que le peuple entier soit un organe étatique. Car, selon la juste remarque de M. Duguit (Traité, t. I, p. 79; L'État, t. II, p. 76) et de M. Michoud (op. cit., t. I, p. 289 en note), pour pouvoir devenir organe d'une personne collective, il faut être capable d'agir et de vouloir, ou par soi-même, ou par un organe préexistant. Une personne physique peut être organe du groupe dont elle est membre; de même, une personne juridique organisée peut, par ses organes, vouloir pour le compte d'une corporation supérieure dans laquelle elle se trouve comprise : c'est ainsi que, dans l'Empire allemand, les États confédérés, agissant par leurs Gouvernements respectifs et par les délégués de ceux-ci, formaient, par leur réunion dans le Bundesrat, l'organe supérieur de l'Empire. Le peuple, au contraire, est une collection inorganisée d'individus, qui, comme telle, est incapable de vouloir et d'agir pour l'État : le peuple, envisagé dans sa masse générale, ne peut donc point constituer un organe, au sens propre de ce mot.

En vain Jellinek fait-il valoir que, dans le régime représentatif, le peuple possède, dans le Parlement même, et aussi dans le corps électoral, une organisation qui réalise son unité.

A cette argumentation il y a lieu de répondre, d'abord, que le corps électoral et le Parlement ne sont point des organes populaires préexistant à l'État, mais bien des organes étatiques institués à l'effet de donner à l'État lui-même une organisation: il n'est donc pas exact de prétendre que l'État trouve dans le peuple organisé un être capable de devenir son organe; mais la vérité est, en sens inverse, que l'organisation étatique fournit au peuple des organes qui lui faisaient défaut auparavant (19).

(19) Ce point est fort important. Pour en vérifier l'exactitude, qu'on veuille bien se reporter au cas de l'État fédéral. Celui-ci comprend en soi des États particuliers, qui possèdent respectivement leurs organes propres, des organes qui ne leur ont pas été donnés par l'État fédéral, mais qu'ils se sont assignės à eux-mêmes par leurs propres Constitutions. Ils sont donc capables de vouloir et d'agir par leurs propres moyens, et si alors l'État fédéral veut associer les États membres à la formation de sa volonté, il leur conférera le pouvoir de vouloir collectivement pour son compte par tels ou tels de leurs organes spéciaux que sa Constitution désignera à cet effet, par leurs Législatures, par leurs Gouvernements ou par leurs corps électoraux. Ceux-ci interviendront, à

De plus, la doctrine de Jellinek renferme une contradiction manifeste. Cet auteur a commencé par affirmer que le peuple n'a point de personnalité distincte de celle de l'État d'un autre côté, cependant, il soutient que le peuple est organe de l'État, en tant qu'il veut pour celui-ci par des organes populaires, corps électoral et Parlement. Or, s'il est vrai que le peuple possède ainsi une organisation propre et spéciale, il en résulte logiquement cette conséquence que le peuple constitue aussi, dans l'État, une personne spéciale. Finalement donc, la théorie de Jellinek aboutit à créer dans l'État un dualisme de personnes, dualisme que cet auteur a lui-même déclaré, en principe, inadmissible (Duguit, L'État, t. II, p. 77, et Traité, t. I, p. 79). Jellinek accentue encore ce dualisme, lorsqu'il oppose, dans les monarchies, le chef de l'État au Parlement, en disant du premier qu'il est purement un organe de l'État, tandis qu'il qualifie le second d'organe du peuple: comme si, dans l'État, il pouvait se concevoir parallèlement deux organisations séparées et différentes, celle du peuple et celle de l'État (20). Le droit public fondé par la Révolution fran

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titre secondaire, comme organes des États confédérés, qui en cela apparaissent comme étant eux-mêmes les véritables organes primaires de l'État fédéral. Bien différent est le 'cas du peuple dans les États régime représentatif. Ici, l'État ne trouve plus le peuple organisé, et il ne lui emprunte pas ses organes préexistants pour les utiliser pour son propre compte. Mais la vérité est que la Constitution de l'État vient créer, en vue de l'État lui-même, des organes, tels que l'assemblée élective des députés, qu'elle déclare organes représentatifs de la nation et par lesquels cette dernière devient, en effet, juridiquement capable de volonté et d'action. Comment, dans ces conditions, la nation ou le peuple pourraient-ils être qualifiés d'organes de l'État et qu'est-ce que ce prétendu organe le peuple qui ne peut vouloir pour l'État qu'après que l'État lui-même lui a créé des organes à cet effet? Qu'on n'objecte point qu'il y a dans le peuple une volonté de fait, dont les collèges électoraux et les assemblées parlementaires sont appelés à fournir la manifestation. Par là même que la Constitution de l'État se réserve de déterminer supérieurement les conditions dans lesquelles ces assemblées seront nommées et de désigner ceux des membres du peuple qui auront la qualité d'électeurs ou qui en seront, pour des raisons diverses, privés, il est clair qu'elle façonne par elle-même les organes qu'elle donne au peuple; et par suite, il n'est pas permis de dire que l'État prend le peuple pour organe, car la Constitution n'érige pas en volonté étatique la volonté brute qui peut exister en fait dans la masse populaire, mais elle ne reconnaît comme volonté étatique du peuple que celle des organes populaires auxquels elle a conféré la puissance de vouloir pour le compte de l'État.

(20) En vain ferait-on valoir que, d'après le droit allemand, l'unité de l'État se trouvait sauvegardée par le fait que le monarque était l'organe suprême à qui il appartenait de parfaire les décisions déjà adoptées par les Chambres :

çaise a exclu ce dualisme, en posant le principe de l'unité de la souveraineté et en dégageant le caractère national de cette dernière. Le concept qui a été consacré en 1789, c'est que le peuple, ou plutôt la nation, ne fait qu'un avec l'État. L'organisation de la nation fait d'elle un être unifié, qui prend le nom d'État. Les organes étatiques, quels qu'ils soient, sont ainsi, indistinctement, des organes nationaux. Mais, contrairement à la théorie de Jellinek, la nation ne devient pas, pour cela, un organe primaire de l'État : elle est, selon le droit français, plus qu'un organe, elle est l'élément constitutif de l'État, c'est-à-dire l'être qui est personnifié par lui et identique avec lui.

390. Si maintenant l'on examine, d'autre part, le rôle qu'est appelé à jouer dans le régime représentatif le corps électoral, peut-on dire, avec Jellinek et M. Duguit, que cette partie du peuple soit un organe primaire de l'État? Assurément, elle est un organe de nomination de l'organe Parlement. Mais le corps des citoyens actifs est-il aussi un organe de volonté de l'État, en ce sens que les décisions à prendre par le Parlement devraient être

d'après l'opinion qui avait prévalu dans la littérature allemande (V. suprà, t. I, no 131 et s.), les Chambres, organe du peuple, ne participaient même pas directement à la puissance législative, elles se bornaient à donner un assentiment à la loi, qui était ensuite décrétée uniquement par le monarque, organe de l'État. Il n'en demeure pas moins vrai que la théorie, ci-dessus exposée, de Jellinek fait entrer dans la structure de l'État deux organisations différentes, celle de l'État, celle du peuple, qui ont, dès lors, un effet personnifiant double : là est le dualisme. Sur ce point, Laband était plus logique, lorsque, niant que le peuple allemand pût être considéré comme un sujet de représentation distinct de l'Empire, il combattait toute pensée de dualisme en s'efforçant d'établir que le Reichstag était, identiquement comme l'Empereur ou le Bundesrat, un organe de l'Empire exclusivement (V. p. 319 et s., suprà). Il faut, en effet, choisir entre les deux termes d'une alternative, qui est la suivante : Ou bien, comme le prétend Laband, l'État se trouve constitué en dehors ou, tout au moins, au-dessus du peuple; et en ce cas, toutes les autorités étatiques ne peuvent être que des organes de 1 État à l'exclusion du peuple. Ou bien, comme l'implique l'idée française de souveraineté nationale, l'État n'est que la personnification de l'universalité populaire; et en ce cas, les organes étatiques sont, en même temps, et ils sont, indistinctement tous, organes de la nation. On peut discuter sur la valeur respective de ces deux points de vue. Mais, assurément, il n'y a point place, dans le système moderne de l'unité étatique, pour un troisième concept, suivant lequel les autorités constituées seraient, comme le soutient Jellinek, les unes, organes de l'Etat, les autres, organes du peuple, celui-ci s'opposant à l'État on, du moins, étant envisagé comme un sujet de représentation différent de l'État.

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