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vue et s'oriente dans la même direction que Jellinek: mais il dépasse encore les conclusions de ce dernier, car il ne se borne pas à rapprocher le régime représentatif et le gouvernement direct, il en arrive à les mêler et à les confondre. Selon M. Duguit, en effet, le régime représentatif ne tend pas seulement à donner au peuple une certaine influence dans la formation des décisions étatiques, mais il implique entre la volonté des représentants et celle des représentés une « harmonie », une « conformité », qui sont, dit-il, l'essence même de la représentation » (L'État, t. II, p. 232). En partant de là, cet auteur est amené à réclamer l'introduction, dans le gouvernement représentatif, d'institutions qui forment le propre de la démocratie directe. Il déclare notamment (loc. cit.) qu'«< un pays qui pratique le referendum, est bien plus dans la vérité du régime représentatif que celui qui n'a pas inscrit le referendum dans sa Constitution » (18). Il est bien certain, en effet,

(18) Même formule chez Hauriou, Principes de droit public, 1o• éd., p. 446: «Bien loin que le referendum soit une atteinte aux principes du gouvernement représentatif, il en est une conséquence. - Au reste, M. Hauriou estime qu'à défaut de referendum proprement dit, le peuple français possède, dès maintenant, un certain pouvoir de ratification sur ses lois. Il dit, à cet égard (loc. cit., p. 44), que « la loi moderne postule le consentement du peuple », comme jadis la loi romaine. Et encore (ibid., p. 445): « Dans notre régime actuel, le Parlement apparait comme un mécanisme constructeur, qui nous propose une série de lois et qui, d'ailleurs, les déclare applicables par exécution préalable, pour que nous en fassions l'expérience. Mais cette application est comme provisoire, et il est entendu que, si la nation ne veut pas de la loi, elle signifiera sa volonté aux élections prochaines, et l'on en changera. La loi n'est plus votée que sous bénéfice d'inventaire......... Pour le moment, en France, la nation exerce son pouvoir d'accepter ou de refuser les lois sous la forme diffuse de l'adhésion lente ou, au contraire, de la manifestation électorale hostile » (Cf. op. cit., 2o éd., p. 656, 810). Dans son étude sur La souveraineté nationale, p. 118 et s., M. IIauriou va plus loin: tandis que, par la voix du referendum, les citoyens actifs sont seuls consultés, « il y a déclare-t-il dans notre régime constitutionnel, une véritable ratification par la volonté générale » de l'œuvre législative des « représentants »; et cette volonté générale, ajoute-t-il, si elle ne se manifeste que par des adhésions tacites ou implicites, est, du moins, beaucoup plus étendue que la volonté du corps des citoyens actifs, car elle est la volonté de l'ensemble du peuple, une « volonté unanime » par conséquent. Mais il est permis d'objecter que la volonté générale ainsi entendue n'a pas de moyen juridique de se manifester; aussi, la détermination du contenu positif de cette volonté demeure toujours environnée d'obscurité et d'incertitudes. En fait, la prétendue ratification par la volonté générale dont parle M. Hauriou, sera bien rarement l'œuvre de l'unanimité du peuple; elle ne suppose même pas toujours l'adhésion d'une majorité véritable, mais elle ne dépend parfois que de la volonté du parti ou des groupes

que, si le régime représentatif repose sur l'idée d'une conformité nécessaire entre la volonté des gouvernants et celle du peuple, le referendum s'impose comme une pratique indispensable: car, la consultation du peuple est le seul procédé qui permette de vérifier avec précision et certitude si la décision prise par les représentants est adéquate à la volonté des représentés. C'est pour ces motifs que M. Duguit considère le referendum comme tout à fait « conforme à l'essence même du régime représentatif » (Traité, t. I, p. 335), et il conclut que cette institution forme « le complément nécessaire >> (ibid., p. 341) de ce régime.

888.

Que faut-il penser de ces diverses doctrines?

II y a lieu d'écarter d'abord celle (exposée p. 319 et s., suprà), qui voit dans les gouvernants des organes de l'État par opposition à la nation. Elle doit être écartée, parce qu'il n'est permis d'établir, entre l'État et la nation, ni une distinction absolue, ni, à plus forte raison, une opposition quelconque. Dans le droit public moderne et spécialement dans le système juridique issu des principes dégagés par la Révolution française, la théorie, devenue prédominante, de l'État corporatif ne peut avoir, en soi et au fond, qu'une seule signification : elle implique que l'État n'est pas

sociaux qui, pour des raisons politiques, économiques ou autres, possèdent dans le pays une influence prépondérante et parviennent ainsi à imposer à l'ensemble des citoyens leurs sentiments et leurs préférences. Quant au pouvoir électoral qui appartient au peuple, il ne s'analyse pas davantage en un pouvoir de ratification. Sans doute, les électeurs ont la faculté de nommer de nouveaux députés, qui déferont l'œuvre des législatures passées. Mais les électeurs ne sont pas mis en état de formuler leur jugement sur chacune des lois adoptées au cours de la législature qui s'achève : leur vote, étant indivisible, peut bien avoir la valeur d'une approbation d'ensemble, mais son caractère global lui ôte la portée d'une adhésion libre et intégrale. Il est plus d'une loi qui se trouve ainsi consolidée, et qui, cependant, n'aurait pas obtenu la majorité des voix du pays, si elle avait été l'objet d'une consultation directe et spéciale du suffrage universel. Là est la différence capitale entre le régime représentatif et la démocratie proprement dite, qui implique que toute loi récemment adoptée sera soumise à l'approbation populaire. Dans ces conditions, et quelle que soit l'action possible du corps électoral sur la lex ferenda, il n'est point exact de prétendre que la lex lata tire sa force, en principe, de la volonté et de la ratification du peuple. Mais il faut toujours finir par reconnaître que Rousseau avait raison, lorsqu'il caractérisait le régime représentatif en disant que ce régime a pour but et pour effet de subordonner le peuple à une volonté plus haute que la sienne, celle de ses élus. V. sur cette question la note 6 du n° 70 et la note 8 du n° 73, t. I, suprà, et infrà, la note 14 du n° 484.

autre chose que la personnification de la nation. L'État et la nation ne sont, sous deux noms différents, qu'un seul et même être. L'État, c'est la personne abstraite en qui se résume et s'unifie la nation. Il est donc impossible d'opposer la personne étatique à la nation, puisque le mot même d'État n'est, en définitive, que l'expression de la personnalité nationale. Sans doute, la notion d'État suppose la nation organisée car, la nation ne peut former une personne juridique qu'autant qu'elle possède une organisation unifiante; sans une telle organisation, elle ne serait qu'une masse amorphe d'individus. Mais il ne résulte pas de là que la nation et l'État soient distincts ou opposables l'un à l'autre. Si, par le fait de son organisation étatique, la nation devient personne juridique, cela même prouve qu'en dernière analyse, l'État, en tant qu'être juridique, ne personnifie rien autre chose que la nation elle-même. Sans doute aussi, ni l'État, ni la nation, ne doivent être confondus avec la génération passagère des nationaux actuellement en vie : celle-ci peut bien former une unité dans le présent, mais elle n'a qu'une existence éphémère, tandis que la nation, personnifiée par l'État, a un caractère de permanence et constitue une unité dans le cours des temps en sorte que, à cet égard, les organes étatiques ne sauraient être envisagés comme des organes du peuple, si par peuple on entend exclusivement l'ensemble des individus composant la nation à un moment donné. Toutefois, il importe d'observer que même le peuple ainsi entendu est incontestablement partie intégrante de la nation : si celle-ci ne s'absorbe pas tout entière en lui, il en est, du moins, l'élément constitutif, à chacun des instants successifs de la vie nationale; par conséquent, on ne saurait, même à ce point de vue, considérer comme étrangers l'un à l'autre l'État et la nation prise dans sa consistance actuelle. Finalement donc, il ne paraît point possible d'admettre que les gouvernants soient organes de l'État en un sens qui exclurait l'idée qu'ils soient, en même temps, organes de la nation. Ils sont, à la fois, organes d'État et organes nationaux, par ce motif que l'État et la nation s'identifient l'un avec l'autre (Cf. suprà, t. I, no 4, t. II, no 329 et 336).

La doctrine de Jellinek semble d'abord plus satisfaisante que celle qui vient d'être rejetée. Cet auteur se propose de faire, dans sa théorie du regime représentatif, une place spéciale à cette considération que, dans l'État moderne, le corps des citoyens participe à la formation de la volonté étatique par l'influence que lui donne sur cette volonté son pouvoir électoral. Pour traduire ce

fait, Jellinek qualifie le peuple d'organe primaire de l'État : et, sous ce nom de peuple, il entend - ainsi que cela ressort visiblement de toute son argumentation non pas seulement la nation en tant qu'être permanent formé par la série successive des générations nationales, mais encore la collectivité des individus dont la nation se trouve présentement composée. C'est cet ensemble de nationaux qui constitue un organe primaire de l'État, à chacun des moments transitoires de l'existence de ce dernier. Par là, la théorie de Jellinek semble cadrer heureusement avec les Constitutions démocratiques modernes, qui, tout en se plaçant à ce point de vue que la souveraineté réside, d'une façon extra-individuelle et abstraite, dans l'être successif nation, admettent cependant que l'exercice de fait de cette souveraineté appartient, dans une mesure plus ou moins large, à la génération actuelle des nationaux. De plus, cette théorie a le mérite de bien marquer que la génération actuelle n'est point le sujet exclusif de la souveraineté : celle-ci n'est même pas du tout un sujet juridique, mais seulement un organe, l'organe passager de l'être continu qui est personnifié dans l'État. Il y a là une distinction fort correcte de l'État d'avec la collection d'individus qu'il renferme à un moment déterminé. On évite ainsi l'erreur qui consiste à résoudre l'État en ses membres individuels : la génération vivante n'est pas l'État, elle n'en est que l'organe momentané. Enfin, cette théorie, en ramenant à un rapport d'organe la relation existant entre la collectivité nationale actuelle et ses gouvernants, exclut cette idée du mandat représentatif qui a jeté tant de trouble dans l'étude de la représentation du droit public.

Ce sont là des mérites appréciables. Mais, dans la construction de Jellinek, il y a aussi bien des points faibles qui la rendent inacceptable. Et d'abord, cet auteur prétend que le peuple, c'està-dire la collectivité nationale actuelle, est organe de l'État. Or, on n'aperçoit point cela en réalité. Ce n'est pas, en effet, le peuple dans son ensemble qui joue le rôle d'organe étatique mais, en fait, c'est un nombre restreint de membres du peuple, qui constituent cet organe, à savoir les citoyens actifs, ceux qui ont éle investis par la Constitution de la qualité spéciale d'électeurs. Jellinek n'a pas manqué de s'en rendre compte. Toutefois, il laisse subsister à cet égard, dans sa théorie, une équivoque et une incertitude. Tantôt il présente comme organe primaire de l'État le peuple tout entier (op. cit., éd. franç., t. II, p. 279 et 283); tantôt il dit que l'organe populaire, c'est seulement la partie du

peuple qui forme le corps électoral (p. 282 et 289. — Cf. Duguit, Traité, t. I, p. 303 et 314). Or, ni l'une ni l'autre de ces deux assertions n'est justifiée.

389. — D'une part, on ne peut pas dire que le peuple entier soit un organe étatique. Car, selon la juste remarque de M. Duguit (Traité, t. I, p. 79; L'État, t. II, p. 76) et de M. Michoud (op. cit., t. I, p. 289 en note), pour pouvoir devenir organe d'une personne collective, il faut être capable d'agir et de vouloir, ou par soi-même, ou par un organe préexistant. Une personne physique peut être organe du groupe dont elle est membre; de même, une personne juridique organisée peut, par ses organes, vouloir pour le compte d'une corporation supérieure dans laquelle elle se trouve comprise : c'est ainsi que, dans l'Empire allemand, les États confédérés, agissant par leurs Gouvernements respectifs et par les délégués de ceux-ci, formaient, par leur réunion dans le Bundesrat, l'organe supérieur de l'Empire. Le peuple, au contraire, est une collection inorganisée d'individus, qui, comme telle, est incapable de vouloir et d'agir pour l'État : le peuple, envisagé dans sa masse générale, ne peut donc point constituer un organe, au sens propre de ce mot.

En vain Jellinek fait-il valoir que, dans le régime représentatif, le peuple possède, dans le Parlement même, et aussi dans le corps électoral, une organisation qui réalise son unité.

A cette argumentation il y a lieu de répondre, d'abord, que le corps électoral et le Parlement ne sont point des organes populaires préexistant à l'État, mais bien des organes étatiques institués à l'effet de donner à l'État lui-même une organisation: il n'est donc pas exact de prétendre que l'État trouve dans le peuple organisé un être capable de devenir son organe; mais la vérité est, en sens inverse, que l'organisation étatique fournit au peuple des organes qui lui faisaient défaut auparavant (19).

(19) Ce point est fort important. Pour en vérifier l'exactitude, qu'on veuille bien se reporter au cas de l'État fédéral. Celui-ci comprend en soi des États particuliers, qui possèdent respectivement leurs organes propres, des organes qui ne leur ont pas été donnés par l'État fédéral, mais qu'ils se sont assignés à eux-mêmes par leurs propres Constitutions. Ils sont donc capables de vouloir et d'agir par leurs propres moyens, et si alors l'État fédéral veut associer les États membres à la formation de sa volonté, il leur conférera le pouvoir de vouloir collectivement pour son compte par tels ou tels de leurs organes spéciaux que sa Constitution désignera à cet effet, par leurs Législatures, par leurs Gouvernements ou par leurs corps électoraux. Ceux-ci interviendront, à

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