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le droit absolu de se gouverner par eux-mêmes : car, les mêmes raisons qu'invoquent les disciples de Rousseau pour fonder le droit naturel d'électorat, impliqueraient pour tous les membres de la nation le pouvoir incontestable d'exercer directement et intégralement par eux-mêmes leur propre souveraineté.

Ainsi, lorsqu'on pose le problème de l'électorat sur le terrain de la théorie générale de l'État, on est amené à reconnaître que : 1o Les citoyens, comme tels, ne peuvent avoir part à l'exercice de la souveraineté qu'en vertu de la Constitution. Lors donc que l'électeur vient au vote, ce n'est pas en tant que membre du corps national, ayant de ce chef un droit préexistant à la loi de l'État : mais il vote en vertu d'une vocation qui descend de la Constitution, par conséquent en vertu d'un titre octroyé et dérivé. A cet égard déjà, le droit de suffrage n'est pas un droit individuel, ni même civique, mais une fonction constitutionnelle. 2o Pour les mêmes motifs, l'électorat n'est pas pour le citoyen l'exercice d'un pouvoir propre, mais bien l'exercice du pouvoir de la collectivité. Et en cela encore, il apparaît comme une fonction étatique. Le citoyen, en votant, n'agit pas pour son compte particulier, comme personne distincte de l'État ou antérieure à l'État, mais il exerce une activité étatique au nom et pour le compte de l'État. C'est ainsi que, dans la démocratie directe, le corps des citoyens exerce sa puissance statutaire comme organe suprême de l'État, ne faisant qu'une seule et même personne avec ce dernier (V. toutefois note 19, p. 185, suprà). De même, dans la démocratie dite représentative à supposer que le régime électoral soit conçu comme un moyen de faire dépendre la volonté des élus de celle du corps électoral celui-ci ne doit pas être considéré doué, au regard de l'État, d'une personnalité ou souveraineté pour cela comme spéciales, mais il forme un organe statutaire de la personne État, pour laquelle il est chargé de vouloir d'une façon initiale. 3o Enfin, de ce que l'électeur ne possède point de pouvoir propre, mais seulement une compétence constitutionnelle, il résulte qu'il ne peut exercer cette compétence que dans les limites et sous les conditions que la Constitution elle-même a déterminées. A cet égard, il est permis d'invoquer, à l'appui de la théorie soutenue ci-dessus, cette considération que, même dans les pays de suffrage universel ou de démocratie directe, la souveraineté ne se ramène pas à la volonté brute des citoyens. Pour le prouver, il suffit d'observer que, même si l'on supposait théoriquement un accord unanime de tous les citoyens sur un point déterminé, cet accord ne forme

rait pas juridiquement une volonté étatique, s'il ne s'est pas réalisé et manifesté dans les formes et conditions prévues par la Constitution. Ainsi, la volonté des membres de la nation n'est opérante, comme volonté d'organe, qu'autant qu'elle s'exerce conformément à l'ordre juridique établi dans l'État.

415. La doctrine qui vient d'être dégagée sur le terrain des principes généraux du droit étatique, est aussi celle qui a été adoptée par les fondateurs révolutionnaires du droit public français. Ils l'ont déduite du principe même de la souveraineté nationale, et l'on va rencontrer ici une nouvelle occasion de vérifier quelle était, dans leur pensée, la portée de ce principe.

On a vu précédemment (p. 425-426) que les idées de Rousseau touchant la participation des citoyens à la souveraineté ont été, à bien des reprises, reproduites et défendues par certains hommes de la Révolution. Toutefois, la conception qui voit dans l'électorat une conséquence nécessaire d'un droit naturel de souveraineté individuelle, ne l'a pas emporté : les vues de la Constituante, à cet égard, se sont fixées, de la façon la plus nette, dans un sens formellement contraire aux théories du Contrat social. Pour comprendre ces vues, il est utile de se rappeler (n° 354-356, suprà) qu'il s'est produit en cette matière, durant la Révolution et particulièrement au sein de la Constituante, deux courants d'idées bien différentes.

D'une part, la Constituante est partie de l'idée que la nation, en qui réside la souveraineté, prend sa consistance exclusivement dans les individus qui la composent. Elle est une collectivité ou une formation d'individus, en ce double sens qu'elle ne comporte pas d'autre unité ou cellule composante que les hommes, pris individuellement, qui sont assemblés en elle, et inversement que chacun de ces hommes doit être considéré comme étant indistinctement et également membre du corps national souverain. En ce sens, chaque national possède la qualité de citoyen, c'est-àdire participe à la civitas, et chacun a le droit de faire reconnaître en sa personne individuelle cette qualité civique. C'est là un droit, individuel et en même temps commun à tous, qui découle de la nature même de la nation, telle que les constituants de 1789-91 l'ont conçue, et qui est donc si l'on veut un droit « naturel ».

De cette conception, conforme aux doctrines de Rousseau, il semble alors devoir résulter que tout national, puisqu'il est

citoyen, a le droit aussi de participer individuellement à l'activité souveraine de la nation. Mais ici intervient la seconde idée dégagée à cette époque. Si, en effet, tous les citoyens peuvent indistinctement prétendre au titre de membres de la nation souveraine, l'Assemblée constituante a, d'autre part, envisagé la nation comme une unité, comme une collectivité unifiée de nationaux, et c'est à cet être collectif, pris dans son intégralité indivisible, qu'elle a reconnu la qualité spéciale de souverain. Par suite, la nation seule, en son ensemble, est souveraine; les citoyens, bien qu'ils soient les membres constitutifs du corps national, cessent de posséder individuellement la souveraineté. En cela, la Constituante s'est séparée de Rousseau, qui, en partant de ce que le citoyen est membre du souverain, avait conclu qu'il est souverain lui-même. Rousseau avait ainsi confondu la souveraineté et la civitas du droit d'être citoyen il avait déduit le droit de voter. La Constituante distingue nettement ces deux droits : elle n'admet pas que la jouissance de l'un entraîne nécessairement la possession de l'autre. Tout membre de la nation est bien citoyen, mais tout citoyen n'est pas électeur. Telle est l'origine de la célèbre distinction du citoyen passif et du citoyen actif.

416. En fondant cette distinction, la Const. de 1791 n'a fait que consacrer les conséquences des deux idées qui viennent d'être rappelées, et, en même temps, elle a assigné à chacune d'elles la part qui lui revient, ainsi que l'a si clairement montré M. Duguit (L'Etat, t. II, p. 91 et s.; Traité, t. I, p. 315-316. — Cf. Tecklenburg, op. cit., p. 145-146). En premier lieu, la Const. de 1791 spécifie (tit. II, art. 2 et s.) que tous les individus qui remplissent les conditions requises pour être Français, sont, en même temps et par cela seul, « citoyens » d'après ces textes, les deux qualités vont ensemble; elles ne peuvent, ni s'acquérir, ni se perdre, l'une sans l'autre. Tout Français possède donc, dans l'ordre politique, un certain droit : le droit de citoyen. Ce droit civique n'implique pas seulement, pour chacun de ses titulaires, la jouissance égale de certaines facultés éventuelles, comme par exemple l'admissibilité aux emplois publics sous les conditions fixées par les lois, ou encore il importe de le remarquer l'admissibilité égale à l'électorat sous les conditions générales imposées par la Constitution (4); mais il légitime encore, chez tout Français, la prétention

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(4) En ce sens Esmein, Éléments, 7o éd., t. I, p. 367: « Il résulte du principe même de la souveraineté nationale que tous les citoyens sont naturellement appelés à exercer cette fonction fondamentale (l'électorat); car, en restreindre

d'être, en tant que citoyen, reconnu et traité conème membre ou partie composante de la nation et, par conséquent, du souverain. Ce dernier point est formellement attesté par l'art. 6 de la Déclaration des droits placée au début de la Const. de 1791. Après avoir rappelé que la loi est, par définition, « l'expression de la volonté générale », ce texte pose en principe que « tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation »>. On a prétendu (Tecklenburg, op. cit., p. 146) que cette affirmation de l'art. 6 était difficilement conciliable avec le régime de limitation de l'électorat, adopté par la Const. de 1791. Mais il convient de répondre avec M. Duguit (loc. cit.) que la pensée qui se fait jour dans ce texte et dont la manifestation a été intentionnellement maintenue dans la Const. de 1791, même après les restrictions apportées à l'électorat, n'est nullement en contradiction avec le régime électoral de cette époque : le texte veut dire que, bien qu'elle ne soit pas élue par tous les citoyens, l'assemblée qui fait les lois, les représente tous également et sans exception, puisqu'elle est chargée de légiférer au nom et pour le compte, ou encore, suivant le langage de l'époque, par « délégation », de la nation, c'est-à-dire d'une collectivité dont tous font également partie et ont même le « droit » de se dire membres. En d'autres termes, la notion, fort importante assurément, qui se trouve implicitement contenue dans l'art. 6, c'est que tous les citoyens participent, en principe, à la souveraineté dont la nation est le sujet propre : ils y participent, en tant que la nation n'est elle-même constituée que de citoyens égaux les uns aux autres. Sans doute, la souveraineté, étant placée d'une façon indivisible dans l'ensemble de la collectivité nationale, n'appartient pas personnellement à chacun des citoyens. Si ceux-ci peuvent se dire souverains, c'est seulement en tant que parties intégrantes et inséparables du tout. La souveraineté n'a pas commencé par se former dans les nationaux, avant d'appartenir à la nation : tout au contraire, elle naît en celle-ci, et de la nation elle se communique aux citoyens, en tant qu'ils se trouvent confondus et réunis en elle. Dans cette mesure, du moins, chaque Français est partie constitutive du souverain. Par suite, ce qui est fait par la nation agissant au

l'exercice, de parti pris, au profit d'une classe particulière de citoyens, cela équivaudrait, en fait, à concentrer la souveraineté dans cette classe privilégiée. Mais cet exercice suppose, chez le citoyen, une capacité suffisante; car, sans cela, il serait inconciliable avec l'intérêt général. La loi peut donc, dans cette mesure, en déterminer les conditions. »

CARRE DE MALBERO. T. II.

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moyen de ses organes, doit être considéré comme l'œuvre de tous les citoyens. C'est en ce sens et pour ces raisons que l'art. 6 précité a pu dire que chaque citoyen- qu'il soit ou non électeur, qu'il soit membre de la majorité ou de la minorité se trouve représenté dans l'acte de confection des lois; il y est représenté, non pas il est vrai comme individualité distincte et singulière, mais comme partie composante du tout indivisible nation. Et c'est là pour tout Français un droit proprement dit, découlant de sa qualité de citoyen (Cf. suprà, t. I, p. 245).

417. Mais ce droit de citoyen ne va pas nécessairement jusqu'à assurer à chaque Français une participation effective à l'exercice de la souveraineté. Si, en effet, tous les citoyens concourent également à former le corps national souverain, celui-ci, une fois constitué, devient le sujet unique de la souveraineté, qui se trouve ainsi dénuée de tout caractère individuel et même qui ne prend naissance que par la formation de tous les citoyens en ce corps unifié et par leur subordination à sa volonté maîtresse. C'est en ce sens que les constituants de 1789-91 ont entendu fonder leur principe de souveraineté nationale: celle-ci était nationale, à leurs yeux, non pas seulement en tant qu'elle appartenait à l'ensemble de tous les nationaux sans aucun privilège particulier pour aucun d'eux, mais encore en ce sens qu'elle devait appartenir à cet ensemble d'une façon exclusive, c'est-à-dire à l'exclusion de toute souveraineté individuelle. Dans le système de la souveraineté nationale, le citoyen n'a donc, ni un droit inné de souveraineté individuelle, ni davantage un droit primitif à l'exercice de la souveraineté nationale (argument de la Déclaration des droits de 1789, art. 3, et de la Const. de 1791, tit. III, préambule, art. 1or). Seule souveraine, la nation, collectivité unifiée des nationaux, exerce sa puissance par l'intermédiaire de ceux de ses membres qu'elle s'est constitués pour organes nul citoyen ne peut participer à cet exercice qu'en vertu d'une « délégation » de cette sorte. Il en est ainsi, notamment, en matière électorale et sur ce point, en particulier, les déclarations les plus nettes ont été formulées devant la Constituante, au cours même du débat relatif à l'établissement du régime censitaire et du suffrage à deux degrés. Pour justifier l'adoption de ce régime, Thouret, parlant au nom du comité de Constitution, disait, dans la séance du 11 août 1791 : « Il y a une première base incontestable, c'est que, quand un peuple est obligé d'élire par sections, chacune de ses sections,

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