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Si, en Amérique, la Const. de 1787 (ch. II, sect. 2, art. 2) a fait dépendre de l'avis et du consentement du Sénat l'accomplissement par le Président de certains actes de sa fonction, cela tient à ce que les auteurs de cette Constitution ont originairement conçu et envisagé le Sénat, non comme une pure assemblée législative, mais aussi comme un conseil de gouvernement. En France, la Constituante, partant de la doctrine de Montesquieu, avait, dès le début (séance du 23 septembre 1789, Arch. parl., 1" série, t. IX, p. 124), reconnu et posé en principe que « le pouvoir exécutif suprême réside exclusivement dans les mains du roi ». Par la suite, elle s'écarta de ce principe, et la Const. de 1791 vint consacrer bien des immixtions de l'Assemblée législative dans la fonction exécutive (V. notamment tit. III, ch. iv, sect. 2, art. 8). L'abandon qui fut fait, sur ce point, des conséquences de la séparation des pouvoirs, s'explique, avant tout, par la méfiance qui régnait à cette époque à l'égard de l'autorité exécutive, et par la tendance qu'avait la Const. de 1791 à subordonner la volonté du chef de l'Exécutif à celle prépondérante de l'Assemblée (Duguit, op. cit., p. 26-27; Esmein, Éléments, 7e éd., t. I, p. 481).

En résumé, le système de séparation des pouvoirs qui vient d'être exposé, se caractérise par deux traits essentiels : D'une part, il exclut toute collaboration des deux autorités législative et exécutive à une tâche commune. D'autre part, il n'admet point qu'il s'établisse de communication entre elles. Il ne laisse donc subsister, entre ces deux autorités, aucune relation, ni fonctionnelle, ni organique. Telles sont les conséquences qui ont été déduites du principe de Montesquieu à la fin du xvII° siècle.

284.

On a prétendu que ces déductions n'étaient nullement justifiées et que les Constitutions de la période révolutionnaire, comme aussi celle des États-Unis, avaient faussement interprété la doctrine de l'Esprit des lois. Jamais, a-t-on dit (Duguit, op. cit., p. 10, et Traité, t. I, p. 348-349), il n'est entré dans la pensée de Montesquieu que les organes législatif et exécutif dussent être constitués, l'un en face de l'autre, dans une position d'indépendance complète, empêchant entre eux toute relation. Bien au contraire, la théorie de Montesquieu implique indubitablement la nécessité d'établir entre ces deux autorités certains rapports de dépendance. Quel est, en effet, suivant cette théorie, le but essentiel de la séparation des pouvoirs? Ce but, c'est, avant tout, d'imposer à chaque titulaire de la puissance publique des limites. « Il faut

que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir », voilà le point de départ de toute la doctrine. Or, si l'on veut que les pouvoirs se contiennent et s'arrêtent l'un l'autre, il faut bie pour cela donner à leurs titulaires des moyens de s'influencer réciproquement. Ainsi, bien loin de conduire à l'isolement des pouvoirs, la théorie de l'Esprit des lois exige, dès l'abord, qu'il soit institué, entre le Gouvernement et le Corps législatif, des moyens d'action qui leur permettent de se surveiller constamment et de se modérer mutuellement. C'est, ajoute-t-on, ce que Montesquieu lui-même a pris soin de nettement indiquer dans son chapitre De la Constitution d'Angleterre. Par exemple, il déclare, que << si la puissance exécutrice n'a pas le droit d'arrêter les entreprises du Corps législatif, celui-ci sera despotique ». Et encore : « La puissance exécutrice a le droit et doit avoir la faculté d'examiner de quelle manière les lois qu'elle a faites, sont exécutées. » Pareillement : « Le Corps législatif ne doit point s'assembler lui même... S'il avait le droit de se proroger lui-même, il pourrait arriver qu'il ne se prorogeât jamais, ce qui serait dangereux... Il faut donc que ce soit la puissance exécutrice qui règle le temps de la tenue et de la durée de ces assemblées, par rapport aux circonstances qu'elle connaît. » De ces passages on conclut que Montesquieu n'a pas du tout entendu créer, entre les titulaires des pouvoirs distincts, une séparation sans relations.

Cette conclusion n'est pourtant pas exacte. Sans doute, Montesquieu veut que le Corps législatif et le Gouvernement possèdent l'un sur l'autre des moyens d'influence et d'action. Mais, à vrai dire, il ne leur confère ces moyens d'action que 'pour les mettre en état de s' « arrêter » mutuellement. Ce qu'il cherche à leur assurer, ce sont des armes défensives, des instruments de lutte. En revanche, il ne songe nullement à préparer leur pénétration, leur association, leur entente, en vue de les faire agir en concours et en collaboration. Ainsi, d'après sa théorie, il n'y aura pas entre eux de coopération à des tâches communes. Par exemple, en ce qui concerne la législation, il déclare lui-même expressément que le détenteur du pouvoir exécutif n'aura qu'une simple faculté d'empêcher la Const. de 1791 et celle des États-Unis se sont conformées à cette vue, en accordant au chef de l'Exécutif la faculté de faire opposition aux lois adoptées par le Corps législatif, et en lui refusant, au contraire, toute participation directe à la puissance législative. De même, Montesquieu ne laisse rien entrevoir de la possibilité d'unir entre eux les titulaires des deux pou

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voirs, par exemple par la façon dont les ministres seront recrutés et exerceront leurs fonctions de concert avec le Parlement. Il prévoit bien, pour la déclarer inconciliable avec la séparation des pouvoirs, l'hypothèse où la puissance exécutive n'aurait d'autre titulaire qu'un comité de personnes tirées du Corps législatif (26). Mais il ne prévoit aucunement le cas, bien différent, où, à côté du titulaire en chef de l'Exécutif, il serait placé des ministres, ayant comme en Angleterre des origines et attaches parlementaires, et il ne réserve point la possibilité de faire jouer à ces ministres le rôle de trait d'union entre le chef du Gouvernement et les assemblées. Bref, le genre de relations que Montesquieu établit entre ces deux autorités, n'est nullement destiné à les rapprocher l'une de l'autre ; mais il ne sert, au contraire, qu'à fortifier leur oppo sition, et, par là même, il ne constitue qu'un des éléments de leur séparation (V. p. 21-22, suprà). On ne peut donc pas dire que les Constitutions de la fin du xvIII° siècle aient méconnu la vraie pensée de Montesquieu, lorsqu'elles se sont systématiquement abstenues d'organiser la collaboration et l'association entre l'Exécutif et le Corps législatif. La vérité est, au contraire, qu'elles ont fidèlement appliqué les conséquences de la doctrine séparatiste exposée dans l'Esprit des lois. Cette doctrine exclut les relations entre autorités exécutive et législative, c'est-à-dire du moins toutes celles qui tendraient à assurer leur union.

285. En cela, la théorie de Montesquieu est aujourd'hui unanimement réprouvée. Elle soulève, en effet, sous ce rapport, de multiples objections:

Tout d'abord, au point de vue théorique, la séparation des pouvoirs, sans relations entre les autorités, est inconciliable avec la notion même du pouvoir. Le pouvoir, en effet, n'a d'autre but que de faire régner souverainement la volonté de l'État. Or, cette volonté est nécessairement une. Il faut donc rationnellement que, même si l'on prétend séparer les pouvoirs, l'on maintienne entre leurs titulaires une certaine cohésion ou unité d'action: sinon, la volonté de l'État risquerait d'être tiraillée par les multiples or

(26) Esprit des lois, liv. XI, ch. vI : « Que s'il n'y avait point de monarque, et que la puissance exécutive fût confiée à un certain nombre de personnes tirées du Corps législatif, il n'y aurait plus de liberté, parce que les deux puisseraient unies, les mêmes personnes ayant quelquefois et pouvant toujours avoir part à l'une et à l'autre. »

sances

ganes étatiques en des sens divergents et contradictoires (Duguit, La séparation des pouvoirs, p. 1; Saint-Girons, op. cit., p. 291 et s.). Ceci n'est que de la logique abstraite. Mais la vérité de ce point de vue théorique est rendue encore plus évidente par l'examen des nécessités d'ordre pratique. C'est à ces nécessités pratiques que Mirabeau faisait allusion, lorsqu'il lançait sa fameuse apostrophe : « Les valeureux champions des trois pouvoirs tâcheront de nous faire comprendre ce qu'ils entendent par cette grande locution des trois pouvoirs, et, par exemple, comment ils conçoivent le pouvoir législatif sans aucune participation au pouvoir exécutif » (séance du 18 juillet 1789, Arch. parl., 1 série, t. VIII, p. 243). Il est certain, en effet, que, si le législateur devait se borner à édicter des prescriptions générales et était ainsi condamné à vivre dans la sphère des principes abstraits, sans contact avec les réalités administratives pratiques, il en arriverait bien vite à perdre de vue ces réalités et à élaborer des lois dénuées d'utilité positive, inopportunes, inapplicables. En sens inverse, comment l'autorité exécutive, qui a la charge du gouvernement et de l'administration, pourrait-elle se concevoir privée de la faculté de proposer aux assemblées les mesures ou réformes législatives, qui lui sont indispensables pour l'accomplissement de sa tâche et dont son expérience des affaires, sa connaissance des intérêts généraux du pays, lui permettent de discerner l'opportunité avec plus de sagacité que n'en pourrait montrer, à cet égard, aucun autre organe de l'État? Il faut donc bien réserver à l'Exécutif une certaine participation à la confection des lois, en lui accordant, tout au moins, la faculté d'initiative et, en outre, le droit de concourir à leur discussion; comme aussi il convient, non pas seulement de reconnaître au Corps législatif des moyens de contrôle ou d'action sur l'autorité exécutive, mais encore de l'associer plus ou moins largement à la fonction exercée par cette dernière.

Si maintenant l'on examine le système de la séparation absolue au point de vue politique de l'équilibre, ou plutôt du bon ordre, qui doit régner entre les autorités publiques, le vice de ce système est non moins manifeste. En effet, si le Corps législatif et le Gouvernement sont isolés par une barrière interceptant entre eux toute communication, s'ils doivent travailler, chacun de son côté, sans se connaître, sans être tenus de se mettre d'accord, il résultera de là, non plus seulement la distinction ou l'indépendance, mais bien la désunion des pouvoirs. Suivant une remarque

maintes fois faite, le grand danger d'un tel état de choses, c'est que la Constitution, n'ayant pas réglé les rapports des deux autorités, se trouvera, par là même, impuissante à résoudre les conflits qui pourront s'élever entre elles. Sieyés, en présentant en l'an III son projet de Constitution, disait déjà en ce sens : « En fait de gouvernement, et plus généralement en fait de Constitution politique, unité toute seule est despotisme, division toute seule est anarchie; division avec unité donne la garantie sociale» (séance du 2 thermidor an III, Réimpression du Moniteur, t. XXV, p. 291). Dans le système de la séparation, le Gouvernement et le Corps législatif, établis l'un en face de l'autre sans relations régulières, seront portés à entrer en lutte et si l'une de ces deux autorités parvient à se rendre plus forte, il est à craindre que sa prépondérance ne dégénère en une puissance excessive. Ainsi, a-t-on dit, la séparation complète des pouvoirs ramène finalement le despotisme.

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Enfin, cette sorte de séparation est pratiquement irréalisable. La preuve en ressort de ce fait que, nulle part, elle n'a pu se maintenir d'une façon durable, pas même là où elle avait été systématiquement voulue et établie par la Constitution. L'exemple constamment cité des États-Unis est suffisamment probant, à cet égard. La Const. fédérale de 1787 avait exclu les relations entre l'Exécutif et le Congrès; notamment, elle n'avait point donné aux ministres l'entrée au Congrès; les relations qu'elle avait cru pouvoir se dispenser d'établir, se sont, dans la pratique, formées en dehors d'elle et malgré elle. Sans doute, il n'existe point, en Amérique, de collaboration officielle des ministres et des Chambres. Mais la collaboration s'est établie officieusement: elle s'exerce dans les comités permanents des deux Chambres. lesquels ne doivent leur existence qu'aux règlements de ces assemblées et dont un certain nombre correspondent aux divers départements ministériels. En fait, c'est principalement dans ces comités que se discutent et se décident les mesures ou réformes législatives, les Chambres se bornant à adopter rapidement les lois que leurs comités leur proposent. Or, les ministres, n'ayant pas leurs entrées aux assemblées, ont pris l'habitude de se mettre en rapports avec les présidents des comités compétents, en vue de faire aboutir les projets de lois que désire voir passer le Gouvernement, privé de l'initiative législative. D'autre part, les comités ne se font pas faute d'examiner les questions d'administration et d'exercer un contrôle sur les actes, soit des ministres, soit des fonctionnaires administratifs : comme

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