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section dont il est membre? C'est ici la question -annoncée plus haut (p. 420 et 424)- de savoir quelle est, d'après son contenu, la nature du droit électoral: est-ce un droit d'élire ou simplement un droit de vote? Si c'est un droit d'élire, on peut dire que chaque électeur est individuellement un organe d'État, en sorte qu'il y aurait alors autant d'organes électoraux qu'il y a de citoyens appelés au vote par la Constitution; si, au contraire, la Constitution a réservé le pouvoir et la qualité d'organe électoral au corps entier des citoyens, en ce cas chaque votant ne forme plus, à lui seul, un organe, mais il est simplement membre d'un organe collégial en tant qu'il concourt à former l'organe chargé d'élire.

480.- La première de ces deux opinions a été soutenue, en vue spécialement de justifier la représentation proportionnelle ou de fonder quelque chose d'équivalent. Elle a trouvé en M. Sari polos (op. cit.), son principal défenseur. Sans doute, dit cet auteur (t. II, p. 120), le pouvoir électoral appartient, en principe, comme tout pouvoir étatique, à la nation ou au peuple pris dans son unité indivisible: mais, dans un État démocratique, l'exercice de ce pouvoir se trouve individualisé par la Constitution dans la personne de chaque électeur, et il faut qu'il en soit ainsi pour que le régime démocratique se trouve vraiment réalisé. Sans doute aussi, et par la force même des choses, il est indispensable que les électeurs se réunissent et se forment en corps pour exercer leur droit d'élire, car la volonté électorale de chacun d'eux n'est juridiquement efficace qu'autant qu'elle fait nombre et qu'elle s'accorde avec les volontés individuelles d'autres électeurs : l'activité électorale est, par sa nature même, soumise à la nécessité de s'exercer collectivement. Mais, si le droit d'élire est forcément collectif quant à son exercice, il n'en constitue pas moins, pris en soi, un droit individuel, en ce sens qu'il est attribué par la loi électorale à chaque citoyen personnellement (loc. cit., p. 118 et s.). En d'autres termes, si les électeurs doivent prendre une formation collective pour voter et élire, ils ne forment pas, à proprement parler, un être collectif (p. 93 et 126): les groupes locaux ou circonscriptions électorales, entre lesquels ces électeurs sont répartis, ne sont point les titulaires propres du pouvoir électoral, comme l'était jadis le bailliage; mais ce pouvoir a son siège, d'une façon individuelle, dans chaque électeur. Le maintien du système majoritaire dans chacune de ces circonscriptions est « un véritable anachronisme»: c'est un vestige de l'ancienne représentation

CARRE DE MALBERG. T. II.

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des collectivités ou corporations constituées en personnes juridiques (p. 129). Le procédé majoritaire se justifierait si le droit d'élire appartenait à la circonscription elle-même : celle-ci agirait alors par la majorité de ses membres. Or, il est bien certain que la circonscription n'est point le sujet spécial de ce droit (V. n° 410, suprà), et il importe surtout d'observer qu'elle ne peut pas l'être dans un État démocratique.

L'un des traits caractéristiques de la démocratie, c'est, en effet, de réaliser pour le citoyen « l'alternative du commandement et de l'obéissance » (Saripolos, op. cit., t. II, p. 65 et 122), en ce sens que le citoyen n'y est pas seulement un « gouverné », tenu comme tel d'obéir, mais aussi un « gouvernant », participant à l'action gouvernementale (ibid., p. 112 et 114). Il en est ainsi, même dans la démocratie représentative: là, il est vrai, les citoyens n'ont part au gouvernement que dans la mesure de l'électorat; mais, du moins, et en vertu même du principe démocratique, l'électorat leur est déféré par la Constitution comme un pouvoir destiné à fournir à chacun d'eux un moyen effectif d'exercer une certaine influence sur la formation du Parlement national (p. 119): chaque citoyen a une « prétention subjective » à concourir personnellement à la nomination des représentants ou, au moins, de l'un deux ; et par suite, chaque citoyen a un « droit individualisé » à « élire » pour sa part, au moins, un député (p. 114-115). Dès lors, cette conception démocratique de l'électorat implique nécessairement l'exclusion du régime majoritaire et l'adoption d'un système proportionnaliste. L'esprit de la démocratie exige, en effet, que tout électeur soit assuré de coopérer, avec son bulletin de vote, à la nomination effective d'un député. Sinon, les électeurs faisant partie de la minorité sont mis dans l'impossibilité d'exercer leur participation électorale au gouvernement. Car, qu'est-ce qu'une fonction électorale qui consiste ou aboutit à ne nommer personne? qui est condamnée d'avance, pour les citoyens formant la minorité, à s'exercer en vain, sans résultat possible? En réalité, dans le système majoritaire, le régime démocratique de l'électorat pour tous est complètement faussé, par cette raison qu'il y a toute une catégorie, nombreuse, de citoyens qui n'exercent pas leur pouvoir constitutionnel d'élire ou, du moins, qui ne l'exercent que d'une façon apparente et illusoire (p. 120 et s.).

431. Ainsi justifié, le principe de la proportionnalité se dégage de la nature même de l'électorat dans la démocratie. La

pas

question de la soi-disant « représentation proportionnelle >> n'est plus, dans ces conditions, une question de représentation, mais bien de régime électoral. M. Saripolos insiste fortement sur ce point il s'efforce d'établir que sa doctrine «ne touche nullement aux principes et à la nature du gouvernement représentatif, elle ne porte des modifications qu'aux procédés et modes électoraux » (loc. cit., p. 66). Cette doctrine ne se fonde point sur l'idée que chaque électeur ait un droit individuel de représentation et doive se trouver personnellement représenté dans l'assemblée élective par un député auquel il ait donné sa voix. Une telle conception irait directement à l'encontre du régime dit représentatif : car, elle aboutirait logiquement et inévitablement à faire du député le mandataire des citoyens qu'il représente, alors que, d'après le droit public en vigueur, le corps des députés doit être uniquement l'organe de l'être collectif nation. Ainsi, il ne s'agit pas de faire de l'assemblée des députés une concentration du corps électoral, une sorte de Landsgemeinde réduite. A plus forte raison, M. Saripolos déclare-t-il que sa théorie ne se base point sur une idée de souveraineté fractionnée ou individuelle des citoyens. Cette théorie ne se rattache davantage aux tendances des nombreux proportionnalistes qui ont prétendu fonder la représentation proportionnelle sur l'idée que l'assemblée des députés doit être la figuration aussi fidèle que possible, le miroir ou la carte réduite, du pays ou du corps électoral envisagé dans les divers groupes particuliers dont il se compose notamment, elle ne signifie pas que les partis politiques doivent trouver dans le Parlement une réprésentation proportionnée à leur importance numérique respective (V. sur tous ces points, op. cit., t. II, ch. 1). En un mot, dans la doctrine qui vient d'être rappelée, il n'est point question de modifier, en quoi que ce soit, les règles et la portée du régime dit représentatif. Le seul but de cette doctrine est de réaliser, conformément aux principes de la démocratie, le système du suffrage universel: et cela, en assurant à chaque citoyen, non pas seulement un bulletin de vote, mais une faculté d'élection effective, de telle sorte que tous et non pas seulement les membres de la majorité participent réellement, tout au moins dans la mesure de l'électorat, à l'action gouvernementale. Et pour bien marquer que tout ceci n'est nullement affaire de représentation, mais uniquement d'électorat, on repousse, dans cette théorie, l'expression usuelle « représentation proportionnelle », et on y substitue le terme « élection pro

portionnelle (Saripolos, v. notamment t. II, p. 65 et 132. — Cf. Duguit, Trailė, t. I, p. 377).

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En somme, la conclusion qui ressort de toute cette théorie, c'est que chaque citoyen doit être considéré comme constituant par lui seul un organe électoral. Du moment que « le droit électoral s'arrête et s'établit sur les membres du corps électoral, pris individuellement » (Saripolos, loc. cit., p. 115), il faut nécessairement admettre que l'organe d'élection, c'est, non pas le corps des électeurs, non pas leur majorité, mais chacun d'eux en particulier. L'auteur dont on vient de rappeler la thèse, s'en explique catégoriquement. « Les électeurs dit-il (p. 92) — sont des organes directs de l'État, chargés de la fonction électorale de la nation », et cela en ce sens que « l'électeur (lui-même) est un organe » (p. 94). Quant au corps des citoyens, « il n'apparaît jamais comme corps, il ne fonctionne que par des actes individuels de volonté » (p. 93). « Il n'y a pas d'organe collectif électoral, agissant comme collectivité; le corps électoral n'est pas un organe » (p. 94), car «< il n'agit jamais en véritable corps » (p. 99). « Ses membres seuls, pris isolément, agissent à titre d'organes >> (p. 120). « Les électeurs agissant comme organes de la nation, l'élection n'est pas une décision d'un être collectif » (p. 126). M. Michoud a, sur ce dernier point, soutenu les mêmes idées. « En réalité dit-il (op. cit., t. I, p. 289, cf. p. 145) les électeurs, organisés en collèges électoraux, qui sont les organes de l'État..... Seulement, la volonté de chacun de ces individus n'est susceptible de produire son effet de droit que lorsqu'elle s'accorde avec la volonté individuelle des autres per sonnes formant avec eux le collège électoral. C'est ce qu'on appelle l'organisation collégiale de l'organe » (Cf. Duguit, L'État, t. II, p. 148).

ce sont

432.- Voilà donc une nouvelle façon, toute spéciale, de parvenir à des résultats analogues à ceux que produirait le régime de la représentation proportionnelle : elle consiste à rattacher ces résultats à un principe d'électorat personnel et à transformer, par conséquent, le régime de la représentation proportionnelle en un système d'élection proportionnelle. Mais cette sorte de justification n'est pas admissible. Prétendre que l'élection proportionnelle s'impose parce que la fonction électorale est une fonction individuelle, c'est renverser l'ordre logique et naturel du raisonnement. La vérité est, au contraire, que l'électorat apparaîtrait

juridiquement comme une fonction individuelle, si la Constitution avait admis la représentation ou l'élection proportionnelle. Le fait qu'elle n'a consacré ni l'une ni l'autre (1), constitue, jusqu'à nouvel ordre, un argument décisif pour établir que, dans, le droit public en vigueur, l'organe électoral, c'est-à-dire le titulaire effectif ou l'agent d'exercice du pouvoir d'élection, c'est, non pas le citoyen ayant le droit de voter - car ce prétendu électeur n'est pas assuré d'élire mais exclusivement le corps électoral, se prononçant dans chaque circonscription à la majorité des suffrages exprimės. A cet égard, il y a lieu de marquer un trait de ressemblance entre le corps des électeurs et le corps des députés.

(1) On sait qu'en dépit de son titre, la loi du 12 juillet 1919, qui se donne comme établissant le scrutin de liste avec représentation proportionnelle », n'a réalisé un régime de proportionnalité véritable, ni quant à la représentatfon, ni quant à l'élection. Certes, cette loi présente une grande importance politique, en tant qu'elle semble pouvoir être considérée comme le prodrome et le point de départ d'une évolution, qui, dans l'avenir, aboutira à assurer en France la réalisation franche du principe de la proportionnalité. Mais, pour le présent, la loi de 1919 n'a opéré, d'une façon complète, que la réforme qui consiste à substituer à la pratique antérieure du scrutin uninominal, dit d'arrondissement, le système du scrutin de liste départemental » (art. 1o). Quant à l'élection elle-même, c'est-à-dire quant à l'attribution des sièges et à la nomination effective des députés, la loi de 1919 n'a apporté à l'état de choses précédemment en vigueur que des modifications qui sont simplement partielles et qui laissent subsister le concept suivant lequel l'électorat n'implique pas nécessairement le droit d'élire. Dans son art. 10, elle fait bien une certaine part à l'idée proportionnaliste, en tant qu'elle prescrit qu'« il est attribué à chaque liste autant de sièges que sa moyenne contient de fois le quotient électoral ». Mais cette attribution proportionnelle est subordonnée par l'art. 10 à une condition, qui domine tout le régime électoral établi en 1919 et qui est énoncée, dès l'abord, par le 1" alinéa du texte, en ces termes : « Tout candidat qui aura obtenu la majorité absolue, est proclamé élu, dans la limite des sièges à pourvoir. Ainsi, le proportionnalisme n'est admis à fonctionner qu'à titre subsidiaire il n'entre en application que dans la mesure où le nombre des candidats ayant obtenu la majorité demeure inférieur au nombre des sièges à pourvoir. En d'autres termes, le système majoritaire subsiste toujours d'une façon prépondérante; et l'on peut même dire que l'élection des députés reste soumise, en principe, à la règle majoritaire, car la loi de 1919 ne se résigne au proportionnalisme que dans le cas où les électeurs ne sont pas arrivés à créer une majorité absolue. L'art. 10 consacre, en outre, le concept majoritaire et cette fois, en faveur de la majorité relative elle-même lorsqu'il ajoute qu'en cas d'attribution proportionnelle, les sièges 'restants, s'il y en a, seront attribués à la liste qui a obtenu la plus forte moyenne. Finalement donc, il peut arriver, actuellement encore, que, dans mainte circonscription, les citoyens dont les suffrages n'atteignent qu'un chiffre inférieur à la moitié des voix, ne parviennent à élire aucun député.

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