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DU

DROIT PUBLIC

ET DE

LA SCIENCE POLITIQUE

EN FRANCE ET A L'ÉTRANGER

Quelques observations à propos

du Referendum et des Landsgemeinde suisses

En tête du chapitre IX consacré à la Suisse dans sa très précieuse Histoire politique de l'Europe contemporaine, M. Seignobos a mis cette observation, pénétrante et vraie, qu'il ne faut pas mesurer l'intérêt immense d'études sur cette nation à l'étendue restreinte de son territoire : « Ce petit peuple, y est-il dit (1), tient une très grande place dans l'histoire des institutions contemporaines de l'Europe. Chaque canton a été un champ d'expérience politique... A quiconque veut comprendre l'évolution des sociétés démocratiques modernes, on doit recommander cette histoire comme le recueil le plus instructif d'exemples pratiques ». C'est la transposition des paroles adressées, du moins la reproduction de l'idée exprimée, en décembre 1802 et janvier 1803, par Bonaparte, aux notables que le gouvernement helvétique et les cantons lui avaient délégués pour élaborer de concert une constitution nouvelle (2) : « La Suisse, leur dit-il la première fois, ne ressemble à aucun autre Etat, soit par les évènements qui s'y

(1) 2o éd., Paris, Colin, 1899, p. 238.

(2) V. NUMA DROZ, Histoire politique de la Suisse au XIX siècle, III: La Suisse sous l'Acte de médiation, dans La Suisse au XIXe siècle, ouvrage publié par un groupe d'écrivains suisses, sous la direction de Paul Seippel (Payot, Schmid et Francke, Lausanne et Berne), t. I, 1899, p. 99-102.

REVUE DU DROIT PUBLIC.

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T. XXIII

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sont succédé depuis plusieurs siècles, soit par sa situation géographique, soit par les différentes langues, les différentes religions, et cette extrême différence de mœurs qui existe entre ses différentes parties; la nature a fait votre Etat fédéraliste ; vouloir la vaincre ne serait pas d'un homme sage; il faut diversité de gouvernement à des pays si divers... Ce sont les formes de gouvernement, leur dit-il la deuxième fois, qui vous distinguent dans le monde, qui vous rendent intéressants aux yeux de l'Europe; ce sont eux qui éloignent l'idée de toute ressemblance avec les autres Etats ».

Aussi bien existe-t-il, en quelques pays, fédératifs et démocratiques comme les Etats-Unis et les républiques espagnoles, unitaires et monarchiques mêmes comme le Würtemberg, la Roumanie et la Belgique, une poussée, au sein de groupes parfois importants, pour préconiser l'imitation du droit public fédéral ou cantonal. Aussi bien encore, dans presque tous, une littérature, d'importance inégale, mais de valeur soutenue, s'est-elle déjà appliquée, soit à l'étude des tendances, en soi contradictoires, et dans le fait génératrices d'équilibre (action rapide et parfois trop brusque sous la pression des circonstances extérieures, d'une part, et conception raisonnée des choses en vue de compromis, d'autre part), que prétendent exprimer ce proverbe Confusione hominum et Dei providentia Helvetia regitur, et cet autre Nach der That halt der Schweizer Rath (1), soit, d'une manière plus spéciale, à l'exposé du développement progressif de ce droit helvétique dont la complication est intelligible seulement à ceux qui se préoccupent d'y retrouver l'influence déterminante du passé et des traditions historiques. Poussée et littérature qui s'expliquent fort bien, d'abord par ce fait que la période moderne est, pour toutes constitutions et pour tous régimes politiques et sociaux, faite de transformations internes et de bouleversements organiques qui sortent sensiblement du cadre des réformes courantes et paisibles,

ensuite par cette raison, généralement ressen

(1) Dr HILTY, L'état actuel du droit public suisse, dans le même ouvrage, t. I, p. 383.- Rpr. sur la Psychologie du peuple suisse l'article de M. CLERGET, dans la Revue de synthèse historique, t. VII, ann. 1903, p. 165-177.

tie, sinon avouée, que des procédés, comme le referendum suisse, risquent fort d'être le vrai moyen de réformation et l'essentiel complément de gouvernements représentatifs issus de conceptions aristocratiques et déformés par le développement de la démocratie (1).

Dans ces conditions, si elle était réellement demeurée en retard sur la suisse (2) ou l'anglo-saxonne (3), la science française serait en une position sérieusement humiliée. On l'en a accusée reprenant « à peu près entièrement » à son compte cette partie d'une interview de M. Monod (4) « qu'aucun travail français n'a encore paru sur la Suisse », M. P. Clerget, en un article de bibliographie fort utile et dans son ensemble bien. inspiré (5), conclut qu'« on chercherait en vain des ouvrages français sur ces institutions que nous aurions cependant

(1) Cpr. G. LowES DICKINSON, Le développement du Parlement pendant le XIX siècle, Coll. Boucard et Jèze, 1906, p. 202-206; TH. CURTI, Le referendum, même collection, 1905, p. 351-357; et surtout la vigoureuse et excellente préface du volume précité de Dickinson par M. Maurice DESLANDRES, P. XXXIX-LX. Rpr. DICEY, Leçons sur les rapports entre le droit et l'opinion publique en Angleterre au cours du XIX siècle, même collection, 1906, p. 56-57.

(2) V. notamment, outre l'ouvrage de CURTI cité à la note précédente, CHATELANAT, Die schweizerische Demokratie in ihrer Fortentwickelung, Berne, 1879; DUBS, même titre, Genève, 1868; NUMA DROZ, La démocratie et son avenir, dans la Bibliothèque universelle et Revue suisse, t XVI, décembre 1882, p. 384 et suiv.; GANZONI, Beiträge zur Kentniss des bündnerischen Referendums, Zurich, 1890; HILTY, Le referendum et l'initiative en Suisse, dans la Rev. de dr. intern., t. XXXIV, ann, 1892, p. 384 sq., 476 sq.; KELLER, Das Volks initiativrecht nach den schweiz. Kantonsverfassungen, Zurich, 1899; NAVILLE, A propos du referendum, dans la Revue internationale, 10 mars 1887, p. 833 sq.; STUSSI, Referendum und Initiative in den schweiz. Kantonen, Zurich, 1894, etc...

(3) SIR FRANCIS OTTIVEL ADAMS et C. D. CUNNINGHAM, The swiss Confederation, Bale, 1890, et trad. fr. par H. G. Lonmyer; BOYD WINCHESTER, The swiss Republic, Philadelphie, 1891; W. D. MAC CRACKAN, The rise of the swiss Republic, Boston, 1892, et What is the Referendum? Swiss solutions of american problems, Boston, 1894; VINCENT, State and Federal governments in Switzerland, etc...

Rpr. CANOVAS DEL CASTILLO, Problemas contemporaneos III. Discurso del Ateneo : La democratia pura en Suiza, p. 45-86; DePLOIGE, Le referendum en Suisse, Bruxelles, 1892; FULD, Die versuchte Einführung des Referendums in Belgien, dans Archiv für œffentl. Rechte, 1893, p. 533-567; HYMANS, Le referendum dans la Constitution suisse, dans la Revue de Belgique, 15 janvier 1892, etc...

(4) Rev. de synthèse historique, t. I, année 1900, p. 230.

(5) Histoire générale, Suisse, dans la Rev, de synthèse historique, t. III, ann. 1901, p. 226, 238.

le plus grand intérêt à connaître et peut-être à imiter en les adoptant à nos mœurs ».

Pour avoir été trop prompt, le reproche porte à faux; il n'y aurait guère, il est vrai, à citer que des publications de ces juristes, élèves et surtout maîtres, auxquels, par l'effet d'un parti-pris persistant et d'une injustice sans nul doute inconsciente des progrès de plus en plus réalisés au sein des Facultés de droit, on est accoutumé de reprocher « les formules toutes faites d'un enseignement technique dépourvu de toute philosophie » (1). » (1). Certes l'accident serait déjà regrettable, alors qu'il consisterait à oublier l'Etude de législation comparée sur le referendum législatif et les autres formes de participation directe des citoyens à l'exercice du pouvoir législatif, par M. Jean Signorel, qu'en 1894 couronna la Faculté de droit de Paris en cette œuvre, les vues synthétiques sont peutêtre clairsemées, les conceptions politiques assez souvent dépendantes d'a priori, les discussions dogmatiques ou sociales maintes fois routinières au lieu d'être déterminées et modelées selon les forces vivantes qui, variables, mais existant à toute heure, dans tous pays, y vivifient ou en condamnent les pouvoirs; mais, discutable par endroits quant à la théorie politique, l'œuvre vaut beaucoup, au point de vue historique, comme une contribution aux détails minutieusement rapportés, à la documentation longuement et soigneusement établie, et à la méthode généralement sûre. Il est tout à fait malencontreux quand il paraît impliquer l'ignorance d'écrits, marquants entre plusieurs autres (2), dont l'importance pourrait bien être inversement proportionnelle à leur dimension: article de M. Brissaud (3) et conférence de M. Deslandres (4), donnant, en un nerveux et suggestif rac

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(1) GABRIEL MONOD, Nécrologie: Emile Boutmy, dans la Rev. historique, t. XC, mars-avril 1906, p. 352. V. pour d'autres preuves et sur cet état d'esprit ce que j'ai eu l'occasion de dire, Annales des Facultés de droit et des lettres d'Aix, t. I, Droit, ann. 1905, p. 18-20.

(2) V. en particulier pour ces autres écrits: BÉCHAUX, Le referendum, dans Le Correspondant, 25 avril 1892, P. 247-259; CHARLES BENOIST, Une démocratie historique, dans la Revue des Deux-Mondes, 15 janvier 1895, p. 280-315, etc...

(3) Le referendum en Suisse, dans la Rev. gen. du dr., de la législ. et de la jurispr., t. XII, ann. 1881, p. 420-424.

(4) De la participation du peuple au pouvoir législatif: Du referendum et de l'ini

courci, tout l'essentiel du livre si riche de Curti, sur lequel portait récemment le choix toujours heureux de MM. Boucard et Jèze quant aux ouvrages à traduire, et dont on ne sait trop ce qu'il est davantage, une histoire descriptive des formes de la législation populaire en Suisse, ou une plus large histoire nationale systématisée par rapport aux idées politiques qui furent aux divers âges celles de la Suisse, et eu égard aux luttes constitutionnelles qui, dans les cantons et la Confédération, marquèrent l'opposition au système représentatif; notice de M. Saleilles surtout, dégageant, à propos du livre, analytique à l'excès et à certaines pages déconcertant, d'Ellis Oberholtzer (1), cette hardie, heureuse, exacte et profonde formule que, tandis qu'aux Etats-Unis il a été développé comme un procédé pratique en dehors de toute conception. dogmatique et est plié par des différenciations successives à toutes les formes et à tous les besoins de la moderne vie américaine, le referendum s'est systématiquement établi en Suisse, et, bien qu'emprunté à l'histoire, introduit comme un système raisonné et scientifiquement construit dans les constitutions cantonales et fédérale.

Ainsi (et la démonstration serait aisément élargie et complétée) il ne resterait tout au plus du grief formulé contre la littérature scientifique française que la matière de plus sûrs reproches d'information très imparfaite à l'encontre de ceux qui le formulèrent. Ceux-ci, en effet, n'ont point porté l'attaque sur le terrain où, d'après moi, elle aurait quelque chance de réussir .

Préoccupés de découvrir leur origine au referendum et à l'initiative populaire, ou tout simplement de rapprocher des institutions du début de la Confédération les curiosités «< conservées sans altération, à travers les siècles, comme un fossile au milieu des glaces » (2), dans quelques cantons ou demi

tiative populaire en Suisse (Conférence faite à Dijon le 20 février 1894, sous les auspices de la Société des Amis de l'Université), dans la Rev. bourguignonne de l'enseignement supérieur, t. IV, ann. 1894, p. 559-593.

(1) Rev. du droit public et de la science politiq., t. II, ann. 1894, p. 345. (2) BRISSAUD, op. et loc. citt., p. 403.

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