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pour le citoyen qui, usant légitimement des garanties que la loi a entendu lui conférer, défère les illégalités administratives à la justice et saisit régulièrement le juge des excès de pouvoir.

:

Nous ne nous dissimulons pas que l'annulation pour excès de pouvoir dans cette catégorie de litiges n'aura parfois qu'un caractère platonique : l'Administration, en effet, pourra régulariser aussitôt l'acte entaché de nullité; ou bien le contrat pourra subsister entre les parties, nonobstant l'annulation des actes qui ont servi à le former, si les contractants (ou dans les questions communales, le contribuable agissant au nom de la commune avec l'autorisation exigée par l'article 123 de la loi du 5 avril 1884) ne demandent pas au juge du contrat ou n'obtiennent pas de lui la résolution de leurs obligations réciproques. Mais cette conséquence n'est pas de nature à vous surprendre ou à vous effrayer. Vous savez bien que les annulations pour excès de pouvoir n'ont, dans bien des cas, qu'un caractère purement platonique le juge de l'excès de pouvoir n'a qu'à examiner si l'acte administratif attaqué doit ou non être annulé en raison du vice qui lui est reproché; il n'a pas à se préoccuper des conséquences, positives ou négatives, de son jugement. Si l'administration refait, selon les formes léga les, l'acte irrégulier à l'origine, ce sera le meilleur hommage rendu à votre décision. Si, d'autre part, les parties n'entendent pas se prévaloir de l'illégalité constatée, ou si le juge du contrat estime que les liens contractuels peuvent subsister nonobstant cette irrégularité. l'annulation que vous aurez prononcée aura toujours pour effet de dire le droit, de ne pas fermer le prétoire aux citoyens usant de la faculté que la loi leur reconnaît, de censurer l'illégalité, d'éclairer l'opinion publique et de prévenir le retour des pratiques condamnées. C'est là un résultat absolument conforme aux traditions de votre jurisprudence et aux besoins d'une démocratie bien organisée. »>

A la suite de ces conclusions, le Conseil d'Etat a rendu son arrêt du 4 août 1905, Martin. Il n'examine pas formellement la question. Mais le fait que le Conseil d'Etat, malgré la fin de non-recevoir opposée par le ministre des Travaux publics, examine la requête au fond, est la preuve qu'il a adopté les conclusions de son commissaire du gouvernement.

Et cette jurisprudence a été maintenue quelques mois plus tard 1o dans l'arrêt Petit, 29 décembre 1905; 2° dans l'arrêt Balliman, 9 avril 1906.

Dans l'arrêt Petit, 1905, le Conseil d'Etat a examiné au fond un recours formé par un contribuable contre des arrêtés préfectoraux d'approbation d'une transaction passée par une commune avec une compagnie privée (arrêté d'approbation de la délibération du Conseil municipal décidant qu'une transaction aurait lieu, arrêté d'approbation du contrat de transaction passé par le maire avec le représentant de la compagnie privée). Le ministre de l'Intérieur, dans ses observations, n'a pas opposé de fin de non-recevoir du chef de l'irrévocabilité des actes incorporés à un contrat. C'est la reconnaissance par l'administration supérieure que la théorie nouvelle consacrée par les arrêts de 1903, 1904 et 1905 est maintenue.

Dans l'arrêt Balliman, 1906 (1), (recours formé par un contribuable contre des délibérations du Conseil municipal de Paris relatives à un échange de terrains et contre les arrêtés préfectoraux approuvant les dites délibérations), le Conseil d'Etat a été encore plus affirmatif. Un intervenant au recours avait opposé une fin de non recevoir par le motif que le recours « est postérieur au contrat d'échange passé en exécution des actes attaqués. » Le Conseil d'Etat, examinant cette fin de non recevoir, a déclaré :

Le sieur Balliman ne demande pas au Conseil l'annulation du contrat intervenu à la suite des délibérations du conseil municipal..., et de l'arrêté du préfet de la Seine..., mais conclut seulement à l'annulation des actes administratifs entaches, suivant lui, d'excès de pouvoir et qui sont de nature à être déférés au Conseil d'Etat statuant au contentieux; ainsi ces conclusions sont recevables. »

Ce n'est pas à dire toutefois que la théorie nouvelle ne soit pas susceptible d'être développée. Si l'on s'en tient aux conclusions de M. Romieu, il semble que le recours pour excès de pouvoir devrait être déclaré non recevable au cas où il serait formé par l'une des parties contractantes (théorie du recours parallèle). Il est à souhaiter que la jurisprudence ne fasse pas cette distinction. Ainsi que le constate M. Romieu, en obligeant le contractant à aller devant le juge du contrat, on le contraint à suivre une voie détournée pour faire constater, par le Conseil d'Etat, l'illégalité qui entache le contrat. Nécessairement, par le moyen de la question préjudicielle, il faudra toujours saisir le Conseil d'Etat. Le seul résultat est donc de forcer le justiciable à perdre du temps et à exposer des frais parfois considérables. La possibilité du recours direct en excès de pouvoir devant le Conseil d'Etat ne porte pas atteinte à la compétence du juge du contrat ; elle économise aux plaideurs du temps et de l'argent. On ne voit pas de raison pour priver les justiciables de ces avantages. La théorie du recours parallèle n'est défendable qu'autant qu'elle a pour but de faire observer les compétences respectives des divers agents juridictionnels ou autres. Tôt ou tard, le Conseil d'Etat fera cette constatation.

Ma conclusion, c'est que la fin de non-recevoir tirée de l'incorporation d'un acte administratif à un contrat devenu définitif ne doit jamais être opposée au recours pour excès de pouvoir dirigé contre cet acte, quel que soit le requérant.

(1) Voir le texte de l'arrêt, suprà, p. 256 et s.

§ 3

Des voies de recours en matière de collation de grades

universitaires

Conseil d'Etat, 9 février 1906, Syndicat des chirurgiens-dentistes de France.

Il existe en France un grande variété de diplômes universitaires : diplômes de bachelier, de licencié, de docteur, etc. Ces diplômes constatent officiellement que leurs titulaires possèdent certaines connaissances. Ils sont délivrés par le ministre de l'Instruction publique. Mais le ministre n'a pas un pouvoir discrétionnaire. D'après l'article 5 de la loi du 18 mars 1880, « les titres ou grades universitaires ne peuvent être attribués qu'aux personnes qui les ont obtenus après les examens ou les concours réglementaires subis devant les professeurs ou les jurys de l'Etat ». C'est donc sur la proposition des jurys d'examen que le ministre décide (1). Mais le ministre n'est pas absolument lié par la

(1) Il n'est pas possible, en France, de délivrer un diplôme universitaire et de conférer un grade universitaire sans qu'au préalable les connaissances techniques du candidat aient été examinées par un jury d'examen, La règle remonte, d'ailleurs, à une époque antérieure à 1880. D'après le décret organique de l'Université du 17 mars 1808, article 17: « Les grades seront conférés par la Faculté à la suite d'examens et d'actes publics ». Toutefois, à titre de mesure transitoire, un décret du 17 septembre 1808 décida, par son article 10: « Jusqu'au 1or janvier 1815, époque à laquelle les personnes qui se destinent à l'instruction publique auront pu acquérir les qualités requises, l'ordre des rangs ne sera pas suivi dans la nomination des fonctionnaires; mais nul ne pourra être officier de l'Université et officier d'Académie avant l'âge de 30 ans révolus ». Article 11 « Toutefois, tous les individus qui ont exercé pendant dix ans des fonctions de l'instruction publique pourront recevoir du Grand Maître le diplôme du grade correspondant aux fonctions qu'ils remplissent. Toutes les nominations du Grand Maître qui ne seront pas faites parmi les individus ci-dessus désignés, seront soumises à notre approbation; et lorqu'elle aura été accordée, il sera délivré aux fonctionnaires un diplôme du grade correspondant aux fonctions auxquelles ils auront été promus. Par application de ce texte, un arrêté du 7 septembre 1808 vint décider : « Considérant que le grade correspondant aux fonctions d'inspecteur général de l'Université est le grade de docteur en la Faculté des Lettres.... Arrête Article 1°. Le diplôme de docteur en la Faculté des Lettres sera incessamment délivré aux inspecteurs généraux de l'Université... »

Mais il est certain que, sous la Restauration, le gouvernement commit quelques abus. C'est ce qui ressort d'une décision du 5 février 1831, ainsi conçue : « Le Conseil royal, vu les articles 10 et 11 du décret du 17 septembre 1808; vu la loi du 2 mai 1827 sur l'organisation du jury; — Considérant que le délai accordé par le premier paragraphe de l'article ci-dessus cité pour la collation des grades en vertu du temps des services, a expiré le 1er février 1815; que si, depuis cette époque, d'autres collations ont eu lieu dans les sciences et dans les lettres en vertu du

proposition du jury. Il doit exercer un contrôle sur les opérations des jurys d'examen. D'une part, les candidats aux diplômes ne peuvent être admis à se présenter devant les jurys d'examen que s'ils remplissent certaines conditions (âge, connaissances techniques, inscriptions, etc, etc.); d'autre part, le jury ne peut procéder aux examens qu'en suivant une certaine procédure (par exemple, publicité, etc.). Des règlements déterminent ces conditions et cette procédure. Si, en fait, l'une des conditions n'a pas été remplie par un candidat, ou si la procédure n'a pas été observée, le ministre ne doit pas délivrer le diplôme. Enfin, en supposant que tout s'est passé régulièrement, le ministre a le pouvoir de refuser la délivrance du diplôme pour des raisons d'ordre public (1).

Incontestablement, il doit y avoir des recours en cette matière. Par quelles voies de droit pourra-t-on faire valoir les vices de la procédure d'examen ou de la délivrance du diplôme ? A quel moment pourra-t-on signaler ces vices? Et qui pourra les invoquer?

Tels sont les principaux problèmes juridiques qui se sont posés à l'occasion de l'affaire soumise au Conseil d'Etat et que celui-ci a résolus par arrêt du 9 février 1906, Syndicat des chirurgiens-dentistes de France.

I

Rappelons d'abord les circonstances de l'affaire.

Le syndicat des chirurgiens-dentistes de France, représenté par son président en exercice, a formé, devant le Conseil d'Etat, un recours pour excès de pouvoir tendant à faire décider qu'un sieur N... avait été illégalement admis à se présenter aux examens de chirurgien-dentiste et investi, à la suite de ces examens, d'un diplôme lui donnant le droit d'exercer la profession de dentiste. Le syndicat prétendait que le candidat ne remplissait pas les conditions requises par la législation

deuxième paragraphe dudit article et du consentement du chef de l'Etat, la continuation de cet usage aurait de graves inconvénients, maintenant que les grades des sciences et des lettres confèrent aussi des fonctions dans l'ordre civil.

Arrête Il ne sera plus accordé de grade par collation dans aucune Faculté. » Aujourd'hui ces collations de grades sans examen ont, je crois, complètement disparu.

D'après le décret du 26 décembre 1875 relatif à la composition des jurys chargés de la collation des grades, article 8 : « Les certificats d'aptitude aux différents grades et les pièces à l'appui sont transmises par les soins du président de la commission d'examen au recteur de l'Académie qui les renvoie au ministre

revêtus de son visa... »

(1) Décret du 26 déc. 1875, art. 9.

en vigueur pour se présenter aux examens organisés devant la Faculté de médecine de Paris en vue du grade de chirurgien-dentiste (1). En conséquence, le candidat n'aurait pas dû être admis à se présenter aux épreuves; le ministre n'aurait pas dû lui délivrer le diplôme.

Le syndicat n'avait, d'ailleurs, pas attendu la délivrance du diplôme pour protester. Au cours des examens subis par le sieur N..., le syndicat avait formé une série de réclamations: 1o réclamation devant le Conseil de l'Université de Paris; 20 appel devant le Conseil supérieur de l'Instruction publique.

Ces deux premières protestations avaient été successivement rejetées; le sieur N... avait continué à passer avec succès ses examens ; les diverses épreuves étant achevées, avant que le diplôme de chirurgiendentiste fût délivré, le syndicat s'était adressé au ministre pour lui demander de refuser la délivrance du diplôme. Celui-ci ayant rejeté la requête et délivré le diplôme, le syndicat a déféré au Conseil d'Etat l'ensemble des décisions de rejet : décision de rejet du Conseil de l'Université de Paris, décision de rejet du Conseil de l'Université et les deux décisions de rejet ministérielles. Il a demandé au Conseil d'Etat d'annuler le tout.

Constatons d'abord pour n'y pas revenir que le vice signalé par le syndicat a été reconnu par le Conseil d'Etat exister réellement.

(1) Le vice signalé par le syndicat est un peu compliqué. Pour comprendre la plainte du syndicat, il faut rappeler la législation sur la profession de dentiste. Jusqu'en 1892, la profession de dentiste était libre. Une loi du 30 novembre 1892 l'a réglementée; elle réserve l'exercice de l'art dentaire aux personnes munies du diplôme de docteur en médecine ou de chirurgien-dentiste. Ce dernier diplôme s'obtient après trois examens auxquels ne sont admis que les candidats pourvus d'un brevet d'études secondaires ou primaires supérieures, D'autre part, une disposition transitoire maintient le droit d'exercer aux dentistes justifiant qu'ils étaient inscrits au rôle des patentes au 1er janvier 1892. Enfin, le décret du 25 juillet 1893, - tout en permettant exceptionnellement l'exercice de l'art dentaire aux praticiens patentés le 1er janvier précédent, quoique non pourvus du diplôme, — leur a donné des facilités particulières pour l'obtenir: il les a dispensés de toute scolarité ainsi que de la justification d'un baccalauréat ou d'un certificat équivalent. Il ne les a astreints qu'à subir les trois examens. Ceci posé, par deux jugements correctionnels successifs, le sieur N... avait été condamné à l'amende pour exercice illégal de l'art dentaire, attendu qu'il ne possédait pas le diplôme requis, et qu'il ne pouvait bénéficier de la disposition transitoire, puisqu'il n'avait pas été inscrit au rôle des patentes à la date exigée par la loi. Le sieur N..., voulant continuer l'exercice de la profession de dentiste, prit alors une autre voie. Il invoqua les dispositions du décret de 1893 pour obtenir le diplôme. Bien que n'étant pas dans les conditions réglementaires, il se fit inscrire à la Faculté de médecine de Paris, en se prétendant dispensé du baccalauréat et de la scolarité. C'est le vice que signalait le syndicat des chirurgiens-dentistes de France.

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