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nouvel examen de la question de la grande coupure et de celle du dispositif de la nouvelle enceinte. Quelle différence peut on voir entre une Commission d'enquête gouvernementale et une Commission d'enquête parlementaire? Absolument aucune autre que celle de leur origine; car une Commission gouvernementale, nommée impartialement, composée de spécialistes et de membres du Parlement appartenant à tous les partis, comme le gouvernement promet de la constituer, agira avec les mêmes soucis, posera et approfondira les mêmes problèmes, qu'une Commission parlementaire.

En réalité au cours de ce débat les orateurs avaient discuté, parfois en les confondant quelque peu, trois questions distinctes, qu'il convient de poser et de résoudre séparément.

I. La Constitution permet-elle à une Chambre d'instituer une Commission d'enquête au sujet d'un projet de loi déposé par le gouvernement? Incontestablement oui, nous semble-t-il. Le texte de l'article 44 est général et absolu: «Chaque Chambre a le droit d'enquête ». Ce droit d'enquête, la Constitution ne l'a réglementé, ni restreint à aucun point de vue. Mais c'est, comme le pouvoir de refuser chaque année le budget, une de ces armes puissantes et formidables que le Congrès national a confiées au pouvoir législatif afin d'affirmer et de garantir la prépondérance de celui-ci et avec l'espoir qu'il en userait avec prudence et modération.

Or la Commission d'enquête telle qu'elle était proposée soulevait à ce point de vue une grave objection. Cette Commission qui devait surtout entendre des fonctionnaires de l'ordre civil et militaire, avait pour principale mission, aux termes de l'exposé des motifs de recueillir les « témoi gnages raisonnés, personnels et non collectifs, d'hommes spéciaux déposant sous leur responsabilité individuelle ». Qu'est-ce à dire sinon que la Commission allait inviter tous les fonctionnaires des services techniques à venir devant elle, non pas exposer et expliquer l'œuvre collective et définitive de l'administration, incorporée par le gouvernement dans le projet de loi, mais dire chacun en son particulier son opinion personnelle, actuelle et passée, sur les décisions adoptées par le pouvoir exécutif. Elle devait rechercher si parmi les fonctionnaires qui avaient étudié les projets de travaux maritimes et militaires, et parmi ceux dont le gouvernement n'avait pas réclamé le concours, il n'en était point qui fussent les adversaires de telles ou telles dispositions finalement adoptées. Elle devait en d'autres termes soumettre l'œuvre présentée par le ministère à la critique de ses propres agents. C'est là, nous semble-t-il, une situation qu'aucun gouvernement ne peut admettre, un procédé dont l'effet inévitable est d'introduire l'indiscipline et l'anarchie dans l'administration. En ordonnant une enquête de ce genre la Chambre ne violerait certes aucun texte constitutionnel, mais elle ferait d'un droit qui lui appartient un exercice

abusif.

II. Une Commission d'enquête parlementaire a-t-elle le droit d'exiger que les fonctionnaires civils et militaires comparaissent devant elle et

répondent sans réticence à toutes ses questions? Ou bien, au contraire, le gouvernement n'a-t-il pas le pouvoir d'interdire à ses agents toute divulgation de certains faits qu'ils ne connaissent qu'à raison de leurs fonctions, leur défendre même de répondre aux convocations de la Commission parlementaire ?

Nous croyons qu'ici les droits du Parlement se trouvent limités par les droits essentiels du pouvoir exécutif; que les fonctionnaires de tout ordre et de tout grade ne pourront répondre aux interrogations d'une Commis. sion parlementaire que dans la mesure où ils y auront été autorisés par leur chef hiérarchique, le ministre compétent.

C'est une solution qui s'impose tout d'abord en vertu du principe de la séparation des pouvoirs. Une Chambre du Parlement, et a fortiori une Commission qui en émane, n'a pas le droit de donner des ordres obligatoires aux fonctionnaires. Entre une convocation que lui adresse une Commission parlementaire et un ordre ou une défense que lui adresse son supérieur hiérarchique relativement à ses fonctions, un agent du pouvoir exécutif ne peut pas hésiter : il doit obéissance à son chef.

D'autre part, tout fonctionnaire est tenu par le secret professionnel et ce devoir le lie vis-à-vis des membres du Parlement comme vis-à-vis de toute autre personne. Sans doute il est des faits qui peuvent être divulgués sans aucun inconvénient, parfois même le devoir du secret professionnel devra céder devant d'autres intérêts majeurs. Mais à qui appartient-il de juger des dangers d'une divulgation des affaires administratives, de peser la valeur respective des intérêts en présence? Est-ce que chaque fonctionnaire va pouvoir apprécier personnellement dans quelle mesure il se trouve lié ? Evidemment non. Est-ce à une Commission d'hommes irresponsables, peu compétents, qui dans leurs questions ne pourront pas prévoir toujours la gravité des réponses qu'elles comportent, qu'il faut laisser ce soin? Encore une fois non. C'est exclusivement aux supérieurs hiérarchiques, aux hommes qui réunissent la responsabilité et la compé tence, qui connaissent tous les dessous, les tenants et les aboutissants des questions discutées, que doit être laissé le pouvoir de mesurer ce que leurs agents peuvent divulguer des affaires administratives.

Mais, dit-on, ce droit du gouvernement d'interdire à ses fonctionnaires de répondre aux convocations de la Commission parlementaire, est un droit purement théorique. Le gouvernement en agissant ainsi se mettrait en conflit avec la Chambre et le résultat de ce conflit ne serait pas douteux; le ministère serait immédiatement brisé. Ne lui attribuez donc pas un droit aussi vain que celui-là, vous le pousseriez peut-être ainsi à en tenter l'usage et il n'aboutirait qu'à une piteuse défaite.

Nous répondrons à cela que le gouvernement a pour devoir de faire tout ce qu'il peut pour arrêter une Chambre qui fait un exercice abusif de ses pouvoirs. L'institution d'une Commission d'enquête qui risque d'introduire l'indiscipline et l'anarchie dans l'administration, rentre précisément dans ce cas. Et qu'on ne dise pas que son opposition sera vaine et inutile.

Sans doute la Chambre, si elle s'obstine, passera outre et le renversera. Mais l'attitude décidée d'un ministère que la majorité a l'habitude de suivre et d'écouter, fera réfléchir celle-ci et souvent elle reculera devant une crise gouvernementale de nature à ébranler sa force, ou même à me. nacer son existence.

III. L'institution par une Chambre d'une Commission d'enquête au sujet d'un projet de loi déposé par le gouvernement doit-elle et peut-elle être interprétée par celui-ci comme un vote de défiance?

Nous n'avons aucun précédent à invoquer dans cette question d'usages parlementaires. Malgré des recherches faites en Angleterre, en Hollande, en France, en Italie, en Belgique même, on n'est parvenu à trouver qu'un seul exemple d'une Commission d'enquête nommée à l'occasion du dépôt d'un projet de loi par le gouvernement. A propos d'un projet de loi sur la marine la seconde Chambre des Etats Généraux de Hollande, en 1853, avait décidé de procéder à une enquête; mais cette décision avait été prise d'accord avec le ministère.

En cette matière, toute de pratique politique, il faut s'abstenir de principes absolus. Si à propos d'une question purement technique, et qui ne présente à aucun point de vue une importance politique ou gouvernementale, une Chambre, dans le désir de s'éclairer vote l'institution d'une Commission d'enquête, quoique le ministère la juge inutile, celui-ci pourra accueillir cette décision sans y attacher aucune signification de blâme ou de désaveu. Mais s'il s'agit d'un projet de nature politique, ou d'un projet qui touche aux plus graves intérêts de l'Etat, à la sécurité du pays, qui met en cause tout l'essor économique de la nation; si le gouvernement affirme devant le Parlement que conscient de sa responsabilité, soucieux de ses devoirs, il a procédé à des études approfondies, qu'il présente une œuvre longuement examinée et approuvée par ses services techniques, qu'il est prêt à donner toutes les explications, tous les éclaircissements que la Chambre lui demandera, et qu'alors la Chambre décide de procéder elle-même à une nouvelle enquête, comment le gouvernement pourrait-il accepter sans s'émouvoir un tel vote? Cette décision ne peut avoir que deux significations. Ou bien, c'est un rejet déguisé du projet, sous une forme atténuée, pour masquer l'éclat d'une défaite complète; et le ministère, mis ainsi en échec définitif sur un projet politique ou sur une question capitale, n'a plus l'autorité nécessaire pour continuer à gouverner. Ou bien, c'est la manifestation de la défiance de la Chambre dans les travaux du gouvernement: c'est dire à celui-ci qu'il a agi à la légère, qu'il s'est laissé convaincre sans raisons sérieuses, qu'il n'a pas su obtenir de son administration des études décisives, et que par son attitude inconsidérée, ses propositions hâtives et mal préparées, il a compromis, soit l'application du programme de la majorité parlementaire, soit la sauvegarde des grands intérêts du pays. En tout cas c'est le blâme évident, c'est la défiance flagrante. Et plus grandes seront l'importance et les difficultés du projet discuté, plus inéluctable apparaîtra la conclusion: l'institution d'une Commission d'enquête est la condamnation du ministère.

Un dernier mot pour terminer la Chambre belge n'a pas eu à se prononcer sur la question d'une manière définitive. Elle finit après bien des atermoiements et des modifications par adopter le projet du gouvernement sur les travaux d'Anvers à une légère majorité. Ainsi la proposition d'enquête tomba d'elle-même, n'ayant plus de raison d'être.

II. VOTE DE CRÉdits et de tEXTES DE LOIS SOUS CONDITION SUSPENSIVE. Au cours de ces discussions indéterminables, un travail de rapprochement s'opérait entre le gouvernement et certains groupes de la majorité; le premier, tout en faisant des concessions sur les modalités des travaux maritimes et militaires, voulait en faire décider le principe; les seconds, tout en appréciant les concessions faites, tenaient cependant à ne pas s'engager entièrement surtout à propos des projets militaires. Toute une série de propositions conciliatrices virent le jour, parmi lesquelles nous en citerons qui présentent au moins un intérêt de curiosité au point de vue du droit public.

Ainsi un amendement de M. Ruzette proposait d'ajouter à l'article allouant les crédits demandés par le gouvernement pour les travaux militaires, la disposition suivante : « Aucune somme ne sera affectée à des ouvrages constituant la seconde ligne de défense, sauf la mise en état des forts i à 8, avant qu'une nouvelle loi n'ait déterminé les travaux qui doivent constituer cette seconde ligne ». Mais un autre député, M. Visart de Bocarmé, présentait ce second amendement pour faire suite au premier : << Toutefois si aucune loi n'est intervenue sur cet objet avant le 1er janvier 1907, le gouvernement pourra réaliser l'enceinte de sûreté conformément au dispositif compris dans la présente loi ».

M. Mabille, un député de droite qui restait inébranlable dans son opposition absolue aux projets du gouvernement, entreprit de montrer aux députés qui demeuraient hostiles aux travaux proposés que l'amendement Ruzette emportait le vote de ces travaux : « Ce que je ne parviens pas à comprendre, disait-il, c'est la conduite de ceux qui ne voulant pas permettre la construction des ouvrages, parce qu'à cet égard leur conviction n'est point faite, nous proposent néanmoins d'allouer au gouvernement les fonds pour l'établissement de ces fortifications... mais à la condition de ne pas se servir des crédits! On les vote, parce que, peut-être, plus tard, une loi autorisera les ouvrages! En d'autres termes, on nous demande de voter des fonds, pour le moment légalement inutilisables, sous prétexte qu'ils se rapportent à des dépenses qui pourraient bien être votées plus tard. Cela, c'est de l'inédit. On voit habituellement voter des crédits en même temps que les dépenses auxquelles ils doivent subvenir. Fort extraordinairement on a vu voter des dépenses sans songer aux crédits qu'elles nécessitaient, mais ce qui ne s'est pas encore rencontré jusqu'ici, je pense, c'est une Chambre allouant des crédits, sans décréter la dépense ».

L'amendement était en effet anormal, extraordinaire; il cherchait à recueillir l'adhésion des députés hésitants en leur offrant la perspective de pouvoir arrêter plus tard les travaux dont ils admettaient cependant le

principe par l'adoption des crédits. Mais il n'avait évidemment rien d'inconstitutionnel.

M. Mabille opposait, au contraire, à l'amendement Visart, le reproche d'inconstitutionnalité. « L'amendement Ruzette dit que les ouvrages ne seront pas exécutés aussi longtemps que n'intervient pas une loi qui les autorise, l'amendement Visart ajoute que si cette loi se fait attendre, si le 1er janvier 1907 la loi n'a pas été faite, elle sera censée faite. Nous jouirions donc le premier jour de l'an 1907 d'une loi non votée, mais chose inouïe, née d'un consentement présumé. Et la Constitution que devientelle ? »>

Ce raisonnement ne nous paraît pas convaincant; le 1er janvier 1907 il y aurait eu une loi réellement votée, issue d'un consentement expressément manifesté en 1905 et non pas seulement présumé en vertu du silence du législateur en 1906. Mais, certes, l'amendement était bizarre et, peut-être sous sa formule habile, pouvait-il entraîner l'adhésion irréfléchie de quelques députés qui n'auraient pas compris la portée de leur vote. L'orateur eut soin d'ailleurs de montrer à tous qu'adopter ce texte équivalait à voter purement et simplement les travaux contestés. Sans doute, disait-il, il va être interdit de mettre la main aux travaux de l'enceinte ; mais si la Chambre est ensuite saisie d'une proposition de loi décrétant qu'il n'y aura pas d'enceinte, ou que le dispositif de cette enceinte sera absolument différent de celui du projet actuel, pouvez-vous croire que la Chambre pourra la discuter et la voter avant le délai fatal ? Supposez-le et admettons que le Sénat adopte entièrement les vues de la Chambre. Mais le troisième organe du pouvoir législatif refusera son intervention, la loi ne sera pas faite à la date fatale et l'enceinte sera construite conformément au dispositif actuel. Ces considérations étaient parfaitement vraies. La Chambre n'eut pas à statuer sur ces amendements; d'autres propositions conciliatrices, qui ne prêtaient pas aux mêmes objections, furent présentées dans la suite et soumises au vote.

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III. DE LA CONSTITUTIONNALITÉ DES FONDS SPÉCIAUX. Les adversaires du projet des travaux d'Anvers, utilisant toutes les armes possibles dans leur résistance, ne manquèrent pas de soulever diverses objections de droit constitutionnel et de renouveler ainsi quelques controverses déjà anciennes. Ainsi le ministère, afin d'assurer la marche régulière et rapide des travaux, demandait au Parlement de voter en une fois tous les crédits nécessaires et d'établir à cet effet un fonds spécial qui serait pendant sept années à la disposition du gouvernement. Ces fonds spéciaux, déclara M. Denis, sont formellement condamnés par les articles 111 et 115 de la Constitution.

A vrai dire l'article 111, qui prescrit que « les impôts au profit de l'Etat sont votés annuellement », me semble n'avoir que des rapports fort éloignés avec la question de la constitutionnalité des fonds spéciaux. Mais il n'en est point de même de l'article 115, ainsi conçu : « Chaque année les Chambres arrêtent la loi des comptes et votent le budget. Toutes les recettes et

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