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dépenses de l'Etat doivent être portées au budget et dans les comptes ». Le Parlement, en mettant un fonds spécial à la disposition du gouverne. ment pour plusieurs années, respecte-t-il ces règles? Sans doute les dépenses effectuées figureront chaque année dans les comptes, mais les crédits ne figureront pas chaque année dans le budget propre de l'exercice au cours duquel le gouvernement s'en servira. Or l'article 115 déclare, d'une part, que le budget doit être voté annuellement, d'autre part, que toutes les dépenses de l'Etat doivent figurer au budget. Et il semble bien que ces deux règles sont intimement unies, inséparables.

Toutefois le gouvernement pouvait invoquer contre cette argumentation un usage contraire, suivi dès les premières années de la mise en vigueur de la Constitution par les hommes mêmes qui l'avaient adoptée sans aucune opposition. Ce n'est que beaucoup plus tard que des objections de droit constitutionnel furent soulevées à ce propos. Le cas n'est point si rare, d'ailleurs, de législateurs qui, de la meilleure foi du monde, méconnaissent les conséquences les plus certaines des principes qu'ils ont votés. Mais dans ces cas, qu'est-ce qui doit servir de guide à l'interprète doit-il suivre l'interprétation étriquée, peut-être irréfléchie, donnée au précepte de droit, par quelques-uns des hommes qui ont coopéré à son élaboration, ou ne doit-il pas plutôt s'en rapporter au texte clair, formel de la loi même?

IV. DE L'UTILITÉ PUBLIQUE EN MATIÈRE D'EXPROPRIATIONS. Quoique la question du dispositif de la seconde enceinte eût été ajournée et soumise aux délibérations d'une commission gouvernementale, le gouvernement persistait à demander l'autorisation de procéder aux expropriations prévues dans le projet pour la construction de cette seconde enceinte. Mais, lui objectèrent divers orateurs de droite et de gauche, l'article 11 de la Constitution décide que nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique ». Il s'agit évidemment là d'une utilité publique, réelle, actuelle, constatée; il ne suffit pas d'une utilité purement éventuelle. Vous ne pouvez pas demander à exproprier pour la construction d'une enceinte alors que vous ne savez même pas s'il y aura une enceinte. Tant que nous n'avons pas décidé en quoi elle consistera et où elle sera établie, vous ne pouvez pas dire quels terrains vous seront nécessaires ; vous ne pouvez pas alléguer qu'il y a utilité publique à exproprier telle ou telle parcelle, parce que, peut-être, elle devra être comprise dans les travaux de la future enceinte.

D'après le gouvernement ces expropriations se justifiaient par une double utilité publique. D'une part, les terrains prévus étaient contigus à d'autres qui devaient être expropriés actuellement en vue de travaux maritimes dès maintenant décrétés et qui allaient être entamés immédiatement. Si on n'exproprie pas en même temps les parcelles adjacentes et qui seront vraisemblablement nécessaires dans quelques années pour l'établissement de l'enceinte, ces parcelles aujourd'hui sans grande valeur, vont acquérir une plus-value énorme; actuellement ce ne sont que des prairies ou des

terres cultivées; une fois les travaux maritimes décrétés et entamés; ce seront des terrains industriels et commerciaux, placés à proximité des nouveaux bassins. Si nous ne sollicitions pas actuellement l'expropriation, la Chambre pourrait dans trois ou quatre ans nous reprocher d'avoir gravement lésé les intérêts du trésor public au plus grand profit d'intérêts particuliers.

D'autre part, pendant l'exécution des travaux maritimes et des premiers travaux militaires, le système actuel de défense d'Anvers ne sera plus intact; il faut que le génie militaire puisse à la moindre alerte par des travaux provisoires suppléer à ces lacunes. Les terrains que nous demandons à exproprier sont précisément les premiers dont le génie militaire. aurait besoin pour compléter rapidement la défense de la place.

Au fond, il s'agissait de savoir s'il faut interpréter plus ou moins largement le sens des mots : « utilité publique ». Les orateurs d'opposition voulaient leur donner un sens rigoureux et étroit. Cette interprétation est loin d'être conforme à celle qu'ont suivie les lois organiques de l'expropriation pour cause d'utilité publique. Nous avons même en Belgique une loi sur l'expropriation par zones, qui permet aux communes d'exproprier non seulement les terrains nécessaires à l'ouverture de nouvelles rues et avenues, mais encore tout un périmètre autour des futures voies de communication. Et puisqu'il s'agit ici de fixer le sens exact de termes plus ou moins amphibologiques, le gouvernement pouvait à juste titre invoquer la pratique et les précédents.

V. LES DOTATIONS ALLOUÉES AUX PRINCES DE LA FAMILLE ROYALE SONT-ELLES CONSTITUTIONNELLES? -- En dehors des questions soulevées à l'occasion de l'interminable discussion sur les travaux maritimes et militaires d'Anvers, nous ne voyons qu'un seul problème intéressant de droit constitutionnel qui ait été agité devant le Parlement au cours de la dernière session. Après la mort du comte de Flandre, le gouvernement déposa un projet de loi allouant une dotation annuelle de 200.000 francs au prince Albert, devenu l'héritier présomptif de la couronne. Divers orateurs de la gauche socialiste et de la gauche radicale soutinrent que ce projet était contraire à l'article 77 de la Constitution, ainsi conçu : « La loi fixe la liste civile pour la durée de chaque règne ». Voici leurs principaux arguments.

Toute dotation allouée à un prince de la famille royale n'est qu'une augmentation indirecte de la liste civile ; le roi doit au moyen de sa liste civile subvenir à toutes ses obligations et, par conséquent, pourvoir à l'entretien et à l'établissement de ses enfants et de ses successeurs.

Telle a été sans doute la pensée du Congrès national; car s'il avait voulu permettre l'allocation aux princes de la famille royale de dotations en dehors de la liste civile, il aurait reproduit dans la Constitution une disposition analogue à celle qui existait dans la loi fondamentale des PaysBas. Notre Constitution n'a plus prévu que la liste civile du roi; par son silence même elle réprouve toutes autres dotations.

Quels sont d'ailleurs les motifs qui ont amené le Congrès national à

décider que la liste civile du roi serait fixée ne varietur au début de chaque règne? Ce sont des préoccupations de convenance; c'est le désir d'empêcher que la personne du roi et les services qu'il rend au pays ne soient mis en discussion chaque année à l'occasion des budgets. On ne voulait pas qu'il y eût des questions d'argent à débattre entre la dynastie et les représentants de la nation. Ces discussions que le législateur constituant a voulu écarter pour sauvegarder le prestige de la monarchie, les dotations princières les font naître inévitablement.

Enfin les députés de l'extrême-gauche invoquaient l'opinion d'un ancien membre du Congrès national, M. Jacques, qui avait déjà soutenu la même thèse en 1853 et avait déclaré devant la Chambre de cette époque : « Lorsque j'ai voté l'article 77 comme membre du Congrès national, il y a plus de vingt-deux ans, j'y attachais la signification que la liste civile comprend la dotation du chef de l'Etat et de tous les membres de sa famille ».

Le ministre de la justice, M. Van den Heuvel, qui se leva pour combattre la thèse des orateurs de l'extrême-gauche, n'eut pas de peine à montrer le peu de valeur de ce dernier argument. Dans le Parlement de 1853, l'opinion de M. Jacques était restée une opinion isolée, et les seize autres survivants de l'Assemblée constituante, qui siégeaient encore dans les Chambres à cette époque, avaient voté sans hésitation une dotation au prince héritier. Et ces membres qui avaient ainsi donné à M. Jacques le démenti de leur souvenir et de leur appréciation, n'étaient nullement des inconnus: le ministre relevait plusieurs noms d'hommes qui avaient joué un rôle important dans les discussions du Congrès.

L'argument d'autorité n'était certes pas du côté des adversaires du projet de dotation. A trois reprises, en 1853, en 1856, en 1867, les Chambres avaient voté, à des majorités imposantes, des lois allouant des dotations à des princes de la famille royale, quoiqu'à chaque fois la thèse de l'inconstitutionnalité de ces dotations eût été défendue par quelques députés.

L'opinion de M. Jacques en 1853 n'était donc qu'une interprétation personnelle qui ne peut prévaloir contre le sens naturel du texte de la Constitution. L'article 77 parle de la liste civile ; ces mots désignent les fonds assignés au roi. Vouloir faire rentrer dans cette expression les fonds assignés aux princes, c'est lui donner une interprétation extensive, qui est d'autant moins admissible qu'il s'agit d'une restriction de la liberté du pouvoir législatif.

D'un autre côté, le silence de la Constitution belge relativement aux allocations princières ne signifie nullement qu'elle a voulu les interdire. Sans doute, la loi fondamentale de 1815 les prévoyait et ses dispositions ont été abandonnées en 1830. Mais la loi fondamentale avait rendu obligatoire pour le législateur non seulement la liste civile du roi, mais encore la dotation de l'héritier présomptif et elle avait poussé la réglementation jusqu'à fixer invariablement elle-même le chiffre de l'une et de l'autre. L'économie de la Constitution actuelle est toute différente. Le Congrès national a repris textuellement dans son article 77 le texte des chartes

REVUE DU DROIT PUBLIC.

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françaises de 1814 et de 1815. Son silence complet à propos des dotations princières ne signifie donc qu'une chose c'est qu'il laisse en cette matière pleins pouvoirs au législateur.

Toutes ces raisons nous semblent décisives. Quant à l'argument que les adversaires de la dotation tiraient du motif qui a dicté au Congrès national le principe de l'article 77, il ne nous paraît pas bien convaincant. Le législateur, guidé par telle ou telle idée, formule un précepte de droit ; est-il permis de conclure qu'il sanctionne par là-même toute une série d'autres préceptes de droit qu'il s'est abstenu complètement de promulguer, mais qui sont les corollaires de l'idée dont il s'est inspiré ? D'ailleurs, la fixation invariable de la liste civile au début de chaque règne n'a pas seulement pour raison d'être le désir d'éviter les discussions sur la conduite et les mérites du roi; elle se justifie surtout, parce qu'il convient d'assurer l'indépendance du roi devant le Parlement dans l'exercice de ses pouvoirs, parce qu'il ne faut pas laisser aux Chambres cette arme puissante qui lui permettrait de réduire le pouvoir royal à sa merci : la menace de la réduction ou de la suppression de la liste civile.

L. Dupriez,

professeur de droit public comparé
à l'Université de Louvain.

CHRONIQUE DU DROIT DES GENS

dans ses rapports avec le droit constitutionnel et le droit administratif

(1905)

SOMMAIRE I. Les faits et les livres.

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- II. Ce que deviennent les Unions d'Etat. III. Arbitrage et constitution.

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I. LES FAITS ET LES LIVRES. Avant de chercher, dans l'incessant mouvement du droit des gens, faits et livres, les nouveautés les plus proches du droit constitutionnel et du droit administratif, une vue d'ensemble est nécessaire. D'autant plus nécessaire que les événements se pressent et que les documents se multiplient, au point que certains mois en semblent des années.

1. Les faits. Qu'est devenu le temps où les questions politiques ne dépassaient presque pas l'Europe? Où chacune arrivait à son tour, successivement et lentement? Où la guerre, à peine née sur un point, se développait, sans qu'une menace de guerre éclatât sur un autre? Le dualisme austro-hongrois traverse une crise; l'union suédo-norvégienne est dissoute; la Macédoine est en effervescence; et chacun de ces faits, qui, jadis, eût suffi pour remplir l'année politique est à peine un détail dans un ensemble marqué par des événements aux proportions plus amples le développement et le terme de la guerre russo-japonaise avec la série de ses conséquences, proches ou lointaines, directes ou indirectes; conséquences asiatiques et conséquences européennes; guerre mondiale qui n'était pas encore achevée que sa réaction sur la politique européenne, au Maroc, se faisait déjà sentir.

De la question d'Orient, à laquelle, en d'autres temps, les affaires de Macédoine eussent aisément attribué le premier rang, c'est à peine si quelques publications diplomatiques, quelques interpellations parlementaires, et finalement une brève démonstration navale à Mytilène ont conservé, faiblement, presque distraitement, le souvenir. En Macédoine, la situation est grave: les efforts, que depuis 1902, les Puissances ont multipliés, pour rendre un peu de calme et d'ordre à cette partie de l'Empire ottoman, n'ont pas encore abouti. Dans le livre jaune de 1902,

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