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cessé de se fortifier, à mesure que l'Autriche s'affaiblissait, et, par l'usage du compromis, elle ne peut que développer cette prépondérance.

Il y a cependant, à ce progrès, une limite. Le compromis qui assure la prépondérance de la Hongrie sur l'Autriche, fait à la monarchie la double concession, sans laquelle elle ne pourrait pas être la grande puissance qu'elle veut et doit être : il reconnaît pleinement son unité diplomatique, et plus encore, si c'est possible, son unité militaire. L'opposition de gauche l'avait combattue vainement. Andrassy fit comprendre que là devait être la concession de la Hongrie à la monarchie. C'est en estimant qu'il y avait, pour la Hongrie elle-même, avantage à conserver l'armée autrichienne, en y faisant, par la pénétration hongroise, par la prépondérance du Parlement hongrois, filtrer un esprit nouveau de patriotisme constitutionnel, que les auteurs hongrois du compromis acceptèrent, sans aucune réserve, l'unité du commandement et que, pendant trente ans, ils en déduisirent l'unité des emblèmes et l'unité de langue, l'emploi de l'allemand comme langue de service, de manœuvres, de correspondance entre autorités, d'enseignement dans les écoles militaires. Il y a trois ans, le ministère de la défense, porte-parole des bureaux militaires viennois, demande une augmentation du contingent annuel, basée sur un accroissement correspondant de la population. Mais, immédiatement, le parti de l'indépendance, où siège le fils de Kossuth, adversaire-né du compromis, qu'il veut réduire à l'union personnelle, déclare qu'avant de donner ses hommes à l'armée, la Hongrie a le droit d'exiger qu'ils servent sous leurs couleurs et sous leur langue. Le premier ministre hongrois, de Szell, démissionne et le comte KhuenHedervary, qui le remplace, après avoir vainement tenté d'aboutir, par des moyens douteux, doit se retirer, puis, dans l'impossibilité pour le roi de former un nouveau ministère, rester au pouvoir, jusqu'au moment où, moyennant certaines concessions, le comte Etienne Tisza fils du comte Coloman lui succède. Vainement François-Joseph accorde-t-il langue hongroise soit obligatoire pour les officiers, en Hongrie, dans leurs rapports avec les autorités civiles et que l'armée hongroise reçoive de préférence des officiers de sa nationalité : ces réformes paraissent insuffisantes. Les libéraux dissidents, groupés autour du comte Andrassy - fils de l'ancien ministre le parti national du comte Apponyi font cause commune avec le parti de l'indépendance: exaspérés par la modification du règlement trop débonnaire de la Chambre, ils entendent rendre toute vie parlementaire impossible au comte Tisza. La Chambre est dissoute (4 janvier 1905). Les élections de janvier-février donnent le pouvoir aux antiministériels. Sur la question militaire, se greffe la question commerciale. Sous la pression du parti de l'indépendance, la Hongrie réclame la séparation économique. Elle veut désormais passer elle-même ses traités de commerce et se clore. François-Joseph céderait à la rigueur sur la question économique, non sur la question militaire. Mais, d'autre part, l'Autriche n'entend pas perdre les avantages de l'Union. Le 13 mars 1905, M. Derschatta, député populiste allemand, demande la nomination d'une

que

la

commission de 45 membres chargée d'étudier les conséquences, pour l'Autriche, de la séparation douanière d'avec la Hongrie, et, parlant des projets prêtés à l'empereur de céder sur la question économique, pour sauver la communauté militaire, il proteste contre cette transaction. Tandis que les Hongrois aspirent à transformer progressivement l'Union réelle par la séparation économique et militaire, ultérieurement suivie de la séparation diplomatique, en Union personnelle, les Allemands d'Autriche font le procès du dualisme qui, disent-ils, « a créé un Etat, d'abord à côté de nous, puis contre nous, et bientôt au-dessus de nous ». Malgré tous ses efforts pour obtenir la solution de la crise, l'empereur-roi n'y peut arriver. Fante de trouver un ministère, il appelle au pouvoir le cabinet Fejervary, qu'il y maintient, malgré l'opposition de la Chambre et la démission qu'il donne, mais que le souverain refuse. L'opposition obtient des comtés qu'ils refusent d'ordonner la levée de l'impôt. La situation est des plus délicates. En décembre 1905, elle n'est pas encore résolue.

:

Au point de vue du droit constitutionnel, cette évolution de l'union est-elle possible? La Hongrie peut-elle passer des traités de commerce qui lui soient propres, et se clore vis-à-vis de l'Autriche par une barrière de douanes? A cet égard, aucun doute n'existe. Strictement, elle a son indépendance économique et, quel que soit le retentissement d'une telle mesure sur l'évolution ultérieure de l'union, il est certain qu'elle peut la reprendre à l'échéance décennale, vis-à-vis de la Hongrie, à l'échéance des traités de commerce, à l'égard des tiers. Sur la question de l'unité de la langue dans le commandement, l'Empereur peut-il, au contraire, invoquer le compromis? L'article 11 de la loi hongroise de 1867 fait du droit de commander et d'administrer l'armée commune un droit constitutionnel du souverain, c'est-à-dire un droit que le souverain ne peut exercer qu'avec la volonté de la nation. C'est le contraire du droit de commandement que l'Empereur possède en Autriche droit impérial, droit divin. Il est vrai qu'il n'est pas dit dans l'article 11 que l'armée hongroise devra être commandée en hongrois (1). Mais il n'y a pas de loi qui prescrive que les armées d'Angleterre, de France ou d'Italie seront commandées respectivement en anglais, en français ou en italien. Un droit naturel est rarement accordé par la loi. « Je ne connais pas, dit Kossuth, de loi qui donne à un homme le droit de respirer », et de même « je n'en connais pas qui donne à une nation le droit, pour son armée, sa chair et son sang, d'être commandée dans sa langue ». L'objection des impérialistes est que le roi de Hongrie, parce qu'il a le droit de commander l'armée, a le droit de choisir la langue de ce commandement, et de prendre l'allemand, s'il le désire. Pourquoi pas le chinois, demande Kossuth, ce qui serait moins dangereux d'ailleurs, car la Chine est un pouvoir lointain, tandis que l'Allemagne est proche et que la langue allemande, parlée par l'armée hongroise, lui donne, en sa propre patrie, l'allure d'une armée d'occupa

(1) Cpr. KOSSUTH, The ungarian crisis, dans National review, oct. 1905.

REVUE DU DROIT PUBLIC. T. XXIII

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tion. Les Roumains, les Slovaques, tous les non-Magyars de Hongrie se persuadent au régiment que l'Etat hongrois n'existe pas. Au lieu d'être un instrument de consolidation de l'Etat polyglotte hongrois, l'armée est un argument vivant contre l'existence de cet Etat. Une loi toujours en vigueur de 1790 dit que, dans tous les services de l'Etat, la langue de l'Etat doit être employée le service militaire n'est-il pas un service de l'Etat ?

Au point de vue du droit constitutionnel, ce ne sont pas les arguments qui manquent en faveur de la thèse hongroise. Et, cependant, l'Europe n'est pas favorable à ce nouveau progrès de la Hongrie. C'est qu'elle se souvient que les Magyars ne sont, dans le royaume de Saint-Etienne, qu'une minorité, que les Roumains qui leur sont soumis réclament le droit de parler leur langue et que les Hongrois se disposent à le leur retirer, que, lorsque le député croate Josépovitch commença de parler dans sa langue, le parti de l'indépendance magyare couvrit sa voix. C'est qu'elle pense aussi que l'Europe ne peut vivre sans Autriche, et qu'en présence des progrès du pangermanisme allemand tout relâchement de l'Union affaiblirait la stabilité, trop fragile, de la Cisleithanie. A cette objection, Kossuth répond par une anecdote un jour, dit-il, un souverain assembla des savants et leur demanda comment faisait un poisson mort pour flotter? Et tous de chercher ; mais l'un d'eux de dire: mais je ne suis pas sûr qu'il flotte. Est-il vrai, demande Kossuth, que l'Autriche soit une garantie de paix? Cette nation « babélique » n'est-elle pas plutôt pour la paix une menace et, si la Hongrie passe de l'union réelle à l'union personnelle, n'est-ce pas le seul moyen de permettre à l'Autriche de se réorganiser en adoptant franchement la forme fédérative ou même fédérale ? Mais, est-ce bien l'heure, pour la Hongrie, monarchique, de prendre vis-à-vis de François-Joseph, qui fit tant pour elle, une attitude si précise et si dure? Et n'est-il pas temps d'attendre que l'Autriche se soit, d'elle-même, réorganisée sur des bases nouvelles, pour transformer, s'il y a lieu, la nature de l'Union?

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III. ARBITrage et ConstITUTION. Le xixe siècle est le siècle des Constitutions; le xxe siècle s'annonce comme le siècle des arbitrages. Après la Conférence de La Haye, commence, d'un élan, un grand mouvement en faveur de l'arbitrage, et, de ce mouvement, les manifestations, devant nous, se multiplient. Dans quelle mesure les Constitutions lui servent. elles? Dans quelle mesure lui nuisent-elles ? C'est une question, qu'il serait prématuré d'examiner à fond, mais qui se dessine assez, dès maintenant, pour qu'on l'effleure.

1. Valeur, pour le développement de l'arbitrage, de l'entrée de son principe dans la Constitution. — Suivant le juste mot de Torrès Campos (1), « c'est à P'Amérique et particulièrement à l'Amérique du Sud qu'est due, au XIXe siècle, l'initiative de l'arbitrage ». Et tel est l'enthousiasme de l'Amé

(1) Revista general de legislacion i jurisprudencia, Madrid, 1892, t. LXXXI, P. 144.

rique latine pour l'arbitrage que seule, à plusieurs reprises, elle en a fait entrer le principe dans ses constitutions (1). Au Vénézuéla, dès 1874, la Constitution précise (art. 112): Dans les traités internationaux de com. merce et d'amitié figurera la clause que « tous les différends entre puissances contractantes devront se décider, sans appel à la guerre, par l'arbitrage d'une ou de plusieurs puissances amies » (2). La Constitution de l'Equateur, du 31 mars 1878, prévoit (art. 116): Dans toute conclusion de traités internationaux d'amitié et de commerce s'insérera la clause que les différends entre les parties contractantes devront être tranchés par l'arbitrage d'une ou de plusieurs puissances amies, sans recours à la guerre. La Constitution de Saint-Domingue du 20 mai 1880 (art. 97) ordonne : Les pouvoirs chargés par cette Constitution de déclarer la guerre ne devront pas le faire sans avoir proposé l'arbitrage d'une ou de plusieurs puissances amies. Pour affirmer ce principe on introduit dans tous les traités internationaux de la République cette clause : « Tous les différends, qui pourront s'élever entre les parties contractantes, devront être soumis à l'arbitrage d'une ou de plusieurs puissances amies, avant d'en appeler à la guerre ». La Constitution des Etats-Unis du Brésil, du 24 février 1891, n'autorise le gouvernement à déclarer la guerre que dans l'impossibilité de recourir à l'arbitrage ou d'en tirer un résultat. En introduisant ainsi le principe de l'arbitrage dans leurs constitutions, ces Etats lui ont-ils donné plus de force? Leurs clauses compromissoires sont-elles plus nombreuses et plus larges?

Telle est la question, qui vient à l'esprit, en consultant les curieux graphiques, dressés pour l'Institut international de la paix par son président, M. G. Moch. On ne lira pas sans intérêt son Histoire sommaire de l'arbitrage permanent (3), mais surtout on ne consultera pas sans profit les six croquis par lesquels il a tenté la représentation visuelle des progrès de l'arbitrage. Le plan de ces graphiques est très simplement ingénieux : chaque Etat est représenté par un cercle, les signataires de la Convention de La Haye par un double cercle, ceux qui ont inscrit dans leur constitu tion le principe de l'arbitrage international sont désignés par une étoile. Chaque traité d'arbitrage permanent, qui joint deux de ces Etats, est marqué par un trait. Les traités qui ne comportent aucune restriction, ni de l'honneur, ni des intérêts vitaux (par exemple le traité dano-hollandais) sont marqués par un trait renforcé, les autres par un trait simple, les traités en voie de négociation par un pointillé. Les six cartes représentent : 1o le réseau des traités d'arbitrage permanent de 1862 à 1903 et 2o du 14 octobre 1903 à la fin de 1904; 3o le réseau des traités d'arbitrage permanent à la fin

(1) GASPAR TORO, Notas sobre arbitraje internacional en las republicas latinoamericas, Santiago de Chile, 1898.

(2) Disposition depuis littéralement reproduite (art. 141 de la nouvelle constitution vénézuélienne du 21 juin 1893).

(3) Publication de l'Institut international de la Paix, n° 2. Histoire sommaire de l'arbitrage permanent, Monaco, 1905.

de 1904; 4o le réseau américain des traités d'arbitrage permanent à la fin de 1904; 5o le réseau européen, à la même date; 6o le réseau transatlantique. Or, d'un simple coup d'œil aux graphiques, il n'apparaît pas que les Etats, qui inscrivent dans leur constitution le principe de l'arbitrage, aient particulièrement développé les traités d'arbitrage permanent. Dans le réseau transatlantique, le Vénézuéla compte trois traités sans réserves ou parfaits (avec le Danemark, 19 décembre 1862; avec l'Espagne, 20 mai 1882; avec la Belgique, 1er mars 1884), l'Equateur trois traités parfaits (avec la Belgique, 5 mars 1879; avec l'Espagne, 23 mai 1885; avec la Suisse, 22 juin 1885), Saint-Domingue un seul, imparfait, du 28 janvier 1902, avec l'Espagne; le Brésil n'en compte aucun. Dans le réseau américain, la Bolivie, qui n'inscrit pas l'arbitrage dans sa constitution, a cinq traités sans réserves, contre six à l'Equateur; le Vénézuéla n'a que deux traités parfaits, Saint-Domingue un, le Brésil un. Tout au plus pourraiton noter que les Etats, où le principe de l'arbitrage est inscrit dans la constitution, n'introduisent dans leurs traités généraux aucune réserve, ni celle de l'honneur, ni celle des intérêts vitaux : le Vénézuéla, l'Equateur, le Brésil, n'ont que des traités parfaits; mais par cela même ils ont moins de compromis que d'autres le Pérou, le Mexique par exemple. Le Brésil, d'autre part, se signale par la rareté de ses traités permanents d'arbitrage aucun avec l'Europe, un seul avec la Bolivie. Récemment, le Brésil, en litige avec ses deux voisins, Pérou, Bolivie, refusait au premier l'arbitrage et s'accordait avec le second par la voie diplomatique : ce dont, chose assez étonnante, un juriste américain, qui s'est fait une spécialité de l'arbitrage (1), M. J. B. Moore, le louait par des considérations, que nous ne pouvons, malheureusement, discuter ici, mais à l'égard desquelles nous tenons à faire, en passant, toutes réserves. Ainsi l'inscription constitutionnelle ne paraît pas avoir, sur le développement de l'arbitrage, l'influence qu'on pourrait croire. Et sans qu'il puisse être question d'entrer ici, dès maintenant, dans une étude plus approfondie, nous nous en tiendrons prudemment à cette première observation, toute négative.

2. Obstacles constitutionnels au développement de l'arbitrage permanent. Loin d'aider au développement de l'arbitrage permanent, les constitutions l'entraveraient plutôt. Après avoir fait de l'arbitrage, par de fréquents et larges emplois, une institution éminemment familière et quasi nationale, après avoir joué, lors de la Conférence de la paix, le plus important des rôles, dont le journal d'Andrew White (2) et non plus seulement de la baronne de Süttner (3) — nous apportait, ces temps-ci, le détail authentique et la démonstration précise, les Etats-Unis devaient naturellement prendre une part active au grand mouvement des traités permanents

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(1) JOHN BASSET MOORE, Brazil and Peru boundary question, New-York, 1905. (2) A. WHITE, loc. cit.

(3) BERTHA VON SUTTNER, Die Haager Friedenskonferenz ; Tagebuchblätter, Leipzig, 2o éd., 1901.

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