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Voilà qui est net la protection héréditaire est irrévocable, comme la naturalisation, parce que, transmissible héréditairement, elle en fait fonction. Et l'argumentation est d'autant plus séduisante qu'en vertu des principes du droit musulman, l'indigène, qui demeure dans l'Empire ottoman, ne peut être investi de la nationalité française: ne pouvant naturaliser les indigènes, la France les protège héréditairement; mais puisque ces protégés ne sont que des naturalisés déguisés, n'est-il pas naturel que, visà-vis de la France, ils aient le status des naturalisés véritables?

Tel est le raisonnement. Il est embarrassant, très ingénieux, sans doute, mais non pas décisif. En effet, si les Bachadour étaient, de père en fils, non pas protégés, mais nationaux français, le consul de France aurait le droit de les embarquer. Simples protégés, il ne peut les expulser. Si, vis-à-vis d'eux, la protection héréditaire est en fonction de naturalisation, il arrive donc que le retrait de la protection est en fonction d'expulsion, et c'est seulement au cas où l'expulsion ne serait pas un droit discrétionnaire que la protection n'en serait pas un; or, il est assez difficile, en l'état actuel des textes, de contester la jurisprudence qui lui donne ce caractère jurisprudence constante et ferme, la récente affaire Abd-elHakim en fait foi (1).

Remarquons d'ailleurs qu'au Maroc l'hérédité de la protection des BenChimol, stipulée du Maghzen par la France (art. 6 de la Convention de Madrid) ne l'est pas de la France par les Ben-Chimol (2).

Le

V. De quelqueS ASPECTS ADMINISTRATIFS DU DROIT DE LA NEUTRALITÉ. séjour de l'amiral Wirenius dans la mer Rouge, au début de la guerre russo-japonaise, et le ravitaillement en charbon d'un torpilleur russe à Cherbourg, au départ de la seconde escadre de la Baltique, avaient, en 1904, soulevé deux questions, déjà notées dans la précédente chronique (3) celle de la légitimité d'un séjour de plus de vingt-quatre heures, celle du ravitaillement en charbon, par le moyen de terre, dans les eaux neutres. Le cours ultérieur du long et malheureux voyage, qui devait conduire l'escadre russe au désastre de Tsou-Tshima, tant par la route du Cap, suivie par l'amiral Rodjestvensky que par la route de Suez, suivie par l'amiral Nebogatoff, devait donner à ces questions une importance pratique considérable et provoquer, tant sur la règle des vingt-quatre heures que sur celle du ravitaillement en charbon, d'attentives recherches et d'intéressants travaux.

Dans un remarquable article du Journal of the Society of the compara

(1) Suprà. p. 544. Cpг. PÉLISSIÉ DU RAUSAS, Le Régime des capitulations dans l'Empire ottoman, I, p. 159. M. P. du Rausas ne conteste pas que l'expulsion, même abusive, échappe à tout recours, soit quand elle n'est pas motivée, car elle n'a pas besoin de l'être, soit quand elle l'est correctement in terminis sur la base nominale de l'art. 82 de l'édit, qui est l'indignité.

(2) Cpг. LE BŒUF, De la protection au Maroc, p. 103.

(3) Cpr. cette Revue, 1904, pp. 856-858.

tive legislation, intitulé « Questions de neutralité » (1), un écrivain des plus distingués, M. Baty, bien connu des internationalistes par ses précédents travaux de droit maritime, a fait, de très vigoureuse manière, la critique historique de la règle des vingt-quatre heures. Le point de départ en est dans l'usage de ne laisser partir des ports neutres les vaisseaux des belligérants qu'à vingt-quatre heures d'intervalle. Puis, odio furum, il est interdit aux corsaires de demeurer, avec leurs prises, plus de vingt-quatre heures. Des corsaires, la règle s'étend aux vaisseaux de guerre. A la Chambre des Communes, le 3 juin 1861, en réponse à une question sur la course, lord J. Russell déclare sa volonté d'interdire aux navires de guerre et corsaires d'entrer dans les eaux anglaises avec leurs prises. Il ajoute que cette mesure est arrêtée par le gouvernement de la Reine de concert avec le gouvernement français en conformité de la pratique française, qui, depuis 1681, force les corsaires accompagnés de leurs prises à quitter dans les vingt-quatre heures les ports français. Puis, dans la proclamation du 31 janvier 1862, il applique la règle des vingtquatre heures aux navires de guerre même sans prises, sur les pressantes représentations du ministre des Etats-Unis à Londres, Adams, et dans la conviction, de plus en plus erronée, que telle est la pratique française. Ainsi, la règle anglaise des vingt-quatre heures, par laquelle le droit anglais de la neutralité se sépare du droit français, quand il entend et croit le suivre, n'est que le résultat d'un malentendu. De l'attitude des EtatsUnis pendant les guerres antérieures, et des neutres pendant la guerre de Sécession, M. Baty déduit sans peine que cette règle des vingt-quatre heures est alors non pas seulement une nouveauté, mais une nouveauté discutable. A la Chambre des Communes lord Percy (9 avril 1905) (2), dans une lettre au Times le professeur Holland (3) ont répété ce que les autorités britanniques, citées dans notre précédente Chronique, avaient déjà dit : que la règle des vingt-quatre heures n'était pas encore, si convenable et raisonnable qu'elle fût, une règle de droit international.

D'autre part, la question du refus de charbon aux belligérants dans les ports neutres, mise à l'ordre dujour, on s'en souvient, par le livre de Lawrence (War and Neutrality) et par l'ordonnance du gouverneur de Malte du 12 août 1904, a fait l'objet d'un nouvel examen, tant en France qu'en Allemagne et même en Angleterre. La thèse, que nous avions soutenue dans la Revue générale du droit international public, et que nous avions reproduite ici même, a recueilli l'adhésion de M. Despagnet (4). Elle a été reprise, avec force, en Allemagne, par F. Scholz (5). Dans une très importante communication à l'Académie britannique sur les

(1) New-Series, vol. VI, part. 2, 1905, pp. 213 et s.

(2) Times, 10 avril 1905.

(3) Times, 21 avril 1905.

(4) Cours de droit intern. publ., 3• édit. (1905), pp. 810 et s.

(5) F. SCHOLZ, Die Kohlenversorgung feindlicher Kriegsschiffe in neutralen Gewässern, dans Archiv für offentliches Recht, 1905, p. 157.

droits et devoirs des neutres, en mars 1905, le professeur Holland (1) se borne à rapporter, sans les considérer comme inconciliables, la règle du 31 janvier 1862, qui permet de prendre le charbon nécessaire pour gagner le plus proche port national (ou neutre nommé, précisent les Instructions du 10 février 1904) et l'ordonnance du 12 août 1904, qui interdit la fourniture de charbon in case of a belligerent fleet proceeding to the seat of war. Loin de généraliser, comme Lawrence, il fait, de cette dernière solution, une règle d'exception, motivée par ce qu'en aucun cas le territoire neutre ne peut être une base d'opération, et la question, dès lors, se ramène à la définition de la base ».

Rappeler ces principes, c'est déjà solutionner les deux questions de Madagascar et de Kam-ranh. En mars, dans les eaux de Madagascar, en avril et mai, dans les eaux de Cochinchine et notamment de Kam-ranh, près de Hon-Koe, le séjour prolongé de l'escadre russe provoqua la très vive émotion de la presse japonaise, la très énergique protestation du gou. vernement japonais (2) et la très forte inquiétude de l'opinion française, effrayée des conséquences, soit militaires, soit pécuniaires, d'une violation de neutralité (3). Le 15 mai 1905, M. de Pressensé tentait vainement de porter la question à la tribune de la Chambre (4). Le gouvernement refusait d'accepter le débat qu'il demandait et se contentait de donner à la Chambre l'assurance que, pour éviter toutes complications, l'amiral Rodjestvensky avait reçu l'ordre de quitter les eaux de Kam-ranh. Au débat général, auquel il était convié, le gouvernement se dérobait. En l'état du droit de la neutralité, dans l'hésitation de ses principes et l'incertitude de ses règles, c'était de beaucoup le parti le plus prudent.

Mais à supposer qu'après la guerre le Japon vainqueur eût tenté, comme l'y conviait Lawrence (5), de soulever sur cette base une nouvelle affaire de l'Alabama, la France eût pu, confiante en son bon droit, attendre, sans inquiétude, un nouvel arbitrage. La règle des vingt-quatre heures, de l'avis même des Anglais qui l'ont créée, n'est pas encore une règle du droit des gens. La thèse du refus de charbon dans les eaux neutres n'a de valeur que dans la mesure où le territoire neutre devient une base d'opérations. Pour ébranler ces deux principes, les arguments les plus ingénieux se sont produits. On a fait observer que la règle des vingt-quatre heures, admise par la Russie pendant la guerre hispano-américaine et par là-même entrée dans son droit, devait lui être appliquée par la France, qui, neutre, ne pouvait accorder à la Russie de traitement meilleur que, belligérante, elle n'eût reçu d'elle (6). Mais M. de Martens fit observer

(1) Fortnightly Review, mars 1905.

(2) Les journaux japonais demandaient déjà l'embargo de navires français, Clunet, 1905, p. 598.

(3) Cpr. Clunet, loc. suprà cit.

(4) Journ. off. Ch. Déb., 1905, pp. 1693-94.

(5) War and neutrality in the far East, p. 132.

(6) Times, leading, 21 avril 1905.

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qu'en 1898 le gouvernement russe s'était réservé de prolonger le délai de séjour dans certains cas particuliers (1), et, d'ailleurs, il convient de noter qu'il n'appartient pas à un Etat, par voie unilatérale, de modifier le droit intérieur d'un autre Etat, plus spécialement, en matière de neutralité, d'augmenter, contre le propre gré de l'intéressé, par un acte purement individuel, la mesure de sa responsabilité. D'autre part, on fit, très justement, la remarque que, pour la première fois, se présentait, dans les eaux neutres, une flotte compacte,et non pas un petit groupe d'unités isolées (2) ; mais l'observation perd toute sa force si l'on considère qu'un navire de guerre n'est pas l'équivalent d'un soldat, mais d'une troupe, et que par suite, entre un navire ou une escadre, il n'y a qu'une différence de degré, non de nature. Dans une très intéressante communication au Temps (3) le baron Suyematsu, l'homme d'Etat japonais, prétendit encore qu'autorisant le ravitaillement, par les moyens de terre, jusqu'à concurrence de la quantité nécessaire pour gagner le port national le plus proche, la France n'aurait pas du tolérer, par les moyens du large, le ravitaillement, naturellement sans contrôle, et par suite illimité, des navires arrêtés dans sa mer territoriale; ici, l'erreur est double d'une part, la France ne limite pas, comme l'Angleterre, l'approvisionnement (4); d'autre part, à supposer qu'une pareille limitation existât dans les ports, il serait inadmissible qu'ayant le droit de prendre par les moyens de terre (ou de mer) une certaine quantité de charbon dans la mer nationale, les navires n'eussent pas le droit de prendre au moins cette même quantité dans la mer territoriale. La question se poserait bien plutôt, au contraire, de savoir si, dans la mer territoriale, l'Etat n'aurait pas un devoir de neutralité plus réduit que dans la mer nationale. En ce sens, on pourrait faire remarquer d'abord que la règle des vingt quatre heures de sortie ne peut, naturellement, s'appliquer qu'aux navires en séjour dans les ports, rades, golfes et baies; ensuite que la règle des vingt-quatre heures de séjour, à la supposer reçue, n'est pas applicable à la mer territoriale,car on conçoit très bien qu'un navire, passant près d'un rivage, le longe pendant plus de vingt-quatre heures, sans que, pratiquement, l'Etat côtier puisse être contraint de lui enjoindre d'en sortir à l'expiration de la vingt-quatrième heure, obligation d'autant plus ridicule, qu'en étant sorti un instant, il pourrait immédiatement y rentrer; enfin que, de jurisprudence certaine, les navires de guerre, qui ne peuvent entrer avec leurs prises dans la mer nationale, peuvent passer avec elles dans la mer territoriale (5). Il y a là des distinctions et des nuan

(1) Le Petit Temps, du 17 mai 1905, d'après le journal russe Novoié Vremia. (2) Times, leading, 21 avril 1905.

(3) G. VILLIERS, Propos diplomatiques, dans le Temps, du 11 mai 1905.

(4) V. notre étude: Du refus de charbon aux belligérants dans les ports neutres, Paris, Pedone, 1904.

(5) Cpr. pour la décision (non pour les motifs, que nous n'approuvons pas), sir W. SCOTT, 27 novembre 1801, The twee gebroeders, ROBINSON, Adm. Rep., III, p. 336, et Roscoe (suprà cit., p. 320) Prize cases, 1905, I, p. 323.

ces, qu'il faudra coordonner. La neutralité de la mer territoriale ne saurait être aussi rigoureuse que la neutralité de la mer nationale (1). On en connait la raison ou du moins on devine celle que nous pouvons en donner : c'est que, souverain de la mer nationale, l'Etat côtier n'est que titulaire d'un droit de protection militaire, sanitaire et douanier sur la mer territoriale (2). A droit décroissant, obligation décroissante. Spécialement, comme le droit de protection dérive de l'habitation de la côte, il en résulte qu'au large d'une côte inhabitée, ce qui semble avoir été le cas en Cochinchine, toute nécessité de protection cessant, toute obligation de contrôle disparaît. Mais ces idées, très délicates, demanderaient un développement, qui, dès maintenant, serait prématuré. La prochaine élaboration, par l'Institut de droit international, en septembre 1906 (3), puis par la seconde conférence de La Haye, en 1907, du régime de la neutralité (4), nous permettra bientôt de reprendre, plus à loisir, cette importante et difficile. question dans une de ces Chroniques, où notre seul but est de rendre compte du mouvement des idées et des faits, sans prétendre intervenir autrement que par des réflexions brèves, destinées simplement à traduire l'impression, toute spontanée, que nous en ressentons.

A. DE LAPRadelle.

(1) Cpr. la division de la 3 Commission de l'Institut de droit international, sur la question du passage et même du stationnement d'une escadre dans la mer territoriale. Projet Kleen, et observations du président Alb. Rolin, dans le Rapport définitif, p. 26.

(2) V. notre étude du Droit de l'Etat riverain sur la mer territoriale. Paris, Pedone, 1898.

(3) Rapp. Kleen, suprà cit., Bruxelles, février 1906.

(4) Cpr. Foreign Relations of the United States, 1904 (Washington, 1905), P. 10 et s.

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