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CHRONIQUE CONSTITUTIONNELLE ET PARLEMENTAIRE

SOMMAIRE.

ANGLETERRE

La réforme électorale et parlementaire : la redistribution des sièges parlementaires ; la suppression du vote multiple.

LA RÉFORME ÉLECTORALE ET PARLEMENTAIRE

Les partis politiques en Angleterre s'accordent à reconnaître que la législation qui régit les élections et la représentation à la Chambre des Communes présente les anomalies les plus choquantes (1). Depuis le jour où, en 1832, l'Angleterre a opéré sa première réforme électorale et a commencé le changement, ce qui jusqu'alors paraissait raisonnable a semblé intolérable. Peu à peu, mais par une évolution continue, le Royaume-Uni a abandonné l'un après l'autre les principes traditionnels de la représentation politique. La Chambre des Communes n'est plus l'assemblée des députés des circonscriptions électorales considérées comme des personnes distinctes, elle tend à revêtir le caractère du Parlement français actuel : les députés sont les représentants des citoyens en tant qu'individus (2). La loi du nombre, telle est la règle qui tend à prévaloir. Cet état d'esprit une fois constaté, certaines règles électorales de la législation anglaise apparaissent comme surannées. Les deux principales anomalies celles du moins qui provoquent actuellement les plus vives critiques, sont : l'inégale répartition des sièges, le vote multiple. Sur ces deux points, les partis politiques ont pris position. Les hommes d'Etat libéraux demandent la disparition du vote multiple (plural voting). Le parti conservateur libéral-unioniste réclame la redistribution des sièges.

D'après la législation en vigueur, un électeur a le droit de voter dans chacun des comtés et dans chacun des bourgs où il remplit les conditions pour être inscrit sur les registres électoraux. Et s'il est dans les conditions requises pour être électeur d'Université, il pourra encore émettre son vote dans le collège électoral universitaire. Il n'y a guère qu'une exception à ce système de vote multiple: si un même bourg est divisé en plusieurs

(1) Voyez suprà, dans cette Revue, p. 127 et s.; p. 129 et s.

(2) Sur cette évolution, voyez l'intéressante étude du professeur DICKINSON, le Développement du Parlement, édition française, traduction Deslandres (collection Boucard et Jèze). 1906, p. 46 et s.

REVUE DU DROIT PUBLIC, T. XXIII

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circonscriptions, l'électeur qui réunit les conditions requises dans plusieurs de ces circonscriptions ne peut cependant voter que dans une seule. On a affirmé que, grâce à ce système, certains individus disposaient de 20 à 25 voix (1).

C'est là un privilège en complète contradiction avec la loi du nombre et qui ne profite qu'aux classes riches. Aussi semble-t-il au parti libéral tout à fait critiquable. C'est, disait M. James Bryce en 1905, une « anomalie grotesque », une « perversion, et une dépravation d'un système de représentation vraiment démocratique »; une « absurdité manifeste », a renchéri Sir H. Campbell Bannerman en 1906.

Il est curieux de constater que le pluring voting, maintenu pour les élections parlementaires, a été supprimé pour les élections locales: town council (2), county council (3).

A la rigueur, les libéraux s'accommoderaient, pour le moment, du système de suffrage censitaire qui reste celui de l'Angleterre, même après la réforme de 1884. Ils ne poussent plus avec la même conviction le fameux cri de guerre, lancé du temps de Gladstone par le parti libéral : « un homme, un vote », « one man one vote ». Aujourd'hui, les libéraux se contentent de dire : « à chaque vote une égale valeur », « every vote an equal value ». A l'heure actuelle, ce n'est pas la question du suffrage universel que posent les libéraux anglais; c'est celle plus modeste — de l'abrogation du vote multiple, du plural voting. La suppression du plural voting a fait l'objet d'un bill présenté à la Chambre des Communes par un membre du gouvernement libéral, M. Lewis V. Harcourt, à la séance du 2 mai 1906.

Le parti conservateur libéral-unioniste, lui aussi, tend, plus ou moins consciemment, à la loi du nombre. Mais, à son avis, ce qui vraiment fait scandale, ce n'est pas le plural voting; c'est, disent les uns, une anomalie sans importance, puisque, sur plus de 6 millions d'électeurs, il y a moins de 190.000 individus bénéficiant du vote multiple; c'est une règle légitime, disent même les autres, puisque, dans le Royaume-Uni, la base traditionnelle de la représentation, ce n'est pas l'individu en tant qu'individu. Le scandale, c'est l'inégalité de la répartition des sièges. On trouve des circonscriptions de 217.000 habitants qui n'ont qu'un seul représentant, alors que d'autres circonscriptions qui n'ont que 13.000 habitants ont aussi un représentant. Voilà pourquoi, le 13 juillet 1905, le gouvernement de M. A. Balfour a présenté un projet de redistribution des sièges.

(1) Cpr. les discours de MM. Soames et James Bryce, à la Chambre des Communes en 1905. HANSARD'S Parl. Deb., 4a série, vol. 147, pp. 574 et 604.

(2) Municipal Corporations Act 1882, sec. 45 (6) et sec. 51 (2). La prohibition du plural voting existait déjà en vertu du Municipal Corporations Act 1835, sec. 44).

(3) Le County Electors Act 1888, sec. 7 (4), permet, toutefois, qu'une même personne soit inscrite sur plusieurs listes électorales.

Comment expliquer ces divergences d'opinions et le classement des partis politiques sur ces deux questions?

Le remaniement des circonscriptions réduirait sensiblement la représen tation de l'Irlande - l'alliée naturelle des libéraux favorables au Home Rule et l'ennemie naturelle des unionistes. La suppression du vote multiple diminuerait le nombre des voix conservatrices et supprimerait la représentation des universités qui ont constamment voté pour les conservateurs. Ceci explique peut-être la position prise par les partis dans ces questions.

En tout cas, cette position s'accuse dans les deux grands projets qui ont été présentés en juillet 1905 par le ministère unioniste de M. A. Balfour et en mai 1906 par le ministère libéral de Sir H. Campbell- Bannerman. D'ailleurs, l'opposition des points de vue est ancienne. Elle s'est manifestée peu après la réforme électorale et parlementaire de 1884-1885.

I

Tout de suite après les réformes de 1884-1885, les projets ont apparu. Voici les principaux depuis 1889:

1o Le 10 mai 1889, sous le ministère conservateur de Lord Salisbury, un libéral gladstonien, M. E. Robertson, a proposé à la Chambre des Communes de supprimer la représentation des Universités, et un ancien ministre libéral (ancien secrétaire pour l'Ecosse), Sir G. Trevelyan, en appuyant la motion, faisait observer qu'il y avait là un privilège injustifiable et un cas de vote multiple qu'il fallait faire disparaître. Combattue par des orateurs conservateurs et unionistes (M. Darling, Sir J. Lubbock, Raikes et Plunket), la motion fut rejetée par 217 voix contre 126. La Chambre fut aussi saisie par des membres libéraux d'un certain nombre de Bills qu'elle ne discuta pas (1).

2o Dans la session de 1890, la Chambre des Communes n'a procédé aucun débat, mais l'assemblée a été saisie par un ancien ministre libéral, ancien président du Local Government Board, M. Stansfeld, d'un Bill réclamant, entre autres réformes, la suppression de la condition de cens et du vote multiple (2).

3o Le 3 mars 1891, sous le ministère Salisbury, M. Stansfeld présenta à nouveau une résolution affirmant le principe « un homme, un vote » et réclamant des modifications dans la franchise parlementaire d'après ce

(1) 1° Lc Parliamentary Voters' Registration Bill (Public Bills, 1889, n° 59) de M. Cremer contenait des propositions tendant à la suppression du vote multiple et à la fixation d'un jour unique pour les élections parlementaires dans tout le Royaume-Uni;

2o Le Parliamentary Elections Bill (Public Bills, 1899, no 131) de M. Howell est très complet. Il proposait de supprimer le vote multiple, de fixer un jour unique pour toutes les élections parlementaires dans tout le Royaume-Uni, et il demandait. comme condition de l'électorat, la résidence et non le paiement d'un cens. (2) Electors' Qualification and Registration Bill, Public Bills, 1890, no 57.

principe. La motion fut appuyée par M. Gladstone et Sir G Trevelyan. En particulier, Gladstone s'éleva avec une grande vigueur contre le vote multiple, en faisant observer que c'était là un privilège dont les ouvriers étaient exclus. Combattue par MM. Horworth (conservateur), Chamberlain (libéral-unioniste), Ritchie (président du Local Government Board) et Courtney, qui réclamaient comme plus urgente une redistribution des sièges, la motion fut repoussée par 291 voix contre 189.

4o Le 18 mai 1892, sous le ministère Salisbury, un ancien ministre libéral (ancien Postmaster general), M. Shaw-Lefevre, proposa la deuxième lecture d'un Bill tendant à la suppression du vote multiple (1). Aux termes de ce Bill, nul, aux élections parlementaires, ne pourrait voter dans plus d'une circonscription électorale au cours d'une même année électorale. La violation de cette obligation exposerait son auteur aux peines édictées par le Corrupt Practices Act. A l'appui de sa motion, M. Shaw-Lefevre faisait observer qu'à Londres et dans les comtés adjacents, le vote des électeurs résidants était débordé par celui des freeholders non résidants. Appuyé par Sir G. Trevelyan et par Sir W. Harcourt, le Bill fut vivement combattu par le parti conservateur unioniste, par l'organe de MM. T. W. Russell, Maclean et Goschen, chancelier de l'Echiquier Les orateurs ne manquèrent pas, suivant leur tactique habituelle, de réclamer, comme plus urgente, une redistribution des sièges. Finalement, la Chambre repoussa le Bill en deuxième lecture par 243 voix contre 196; et par 237 voix contre 189, elle vota l'amendement présenté par M. Russell affirmant qu'il ne serait ni juste ni bon d'adopter le principe du Bill sans opérer au préalable une redistribution des sièges parlementaires d'après la population respective de l'Angleterre, du Pays de Galles, de l'Ecosse et de l'Irlande (2).

5o Dans le discours du Trône, lu le 31 janvier 1893, le ministère libéral de M. Gladstone annonça, parmi les mesures qu'il se proposait de présenter au Parlement au cours de la session, des Bills modifiant le système des inscriptions électorales en Grande-Bretagne, abrégeant la durée des Parlements et limitant le pouvoir électoral de chaque électeur à un seul vote. En fait, le gouvernement n'introduisit qu'une seule des mesures annoncées. Le 20 février 1893, la Chambre des Communes fut saisie par M. H. H. Fowler, président du Local Government Board, d'un Bill relatif à l'inscription des électeurs sur les registres, Bill qui d'ailleurs ne parvint pas à franchir les étapes de la procédure.

De son côté, le 21 février 1893, le parti conservateur unioniste, par l'organe de M. Kimber et de M. Macartney, prit position. Il présenta une motion de résolution pour la nominatión d'un comité ou d'une commission d'enquête en vue d'une redistribution des sièges. Tout en recon

(1) Plural Voting Bill, Public Bills, 1892, no 42.

(2) D'après les calculs de M. Russell, la répartition des sièges aboutirait aux résultats suivants: Angleterre, 484 membres au lieu de 461; Galles, 31 au lieu de 34; Ecosse, sans modification; Irlande, 83 membres au lieu de 103.

naissant qu'il y avait quelque chose à faire dans ce sens, le Chancelier de l'Echiquier, Sir W. Harcourt, proposa d'ajourner la motion, et la motion fut retirée.

60 A nouveau, dans le discours du Trône, le 12 mars 1894, le ministère libéral de M. Gladstone annonça la présentation de Bills sur l'inscription des électeurs et sur la suppression du plural voting. Effectivement, à la séance du 13 avril 1894, M. John Morley, Secrétaire pour l'Irlande, présenta à la Chambre des Communes un Bill très important (1), qui résume le programme du parti libéral en cette matière.

Les sections I et II étaient relatives à l'inscription des électeurs sur les registres. D'après la section III, les élections (polls) devaient avoir lieu toutes, dans tout le pays, le même jour, à savoir un samedi. La seule exception était pour les élections des représentants des Universités. Après une élection générale, le Parlement devrait être réuni dans les 20 jours. D'après la section V, un électeur ne pourrait voter que dans une seule circonscription pendant la durée du registre électoral en cours. Tout électeur qui violerait ou tenterait de violer cette obligation serait coupable d'« illegal practice ». Touchant la redistribution des sièges réclamée par l'opposition, M. John Morley s'y opposait en faisant remarquer que si on appliquait le principe << one man one value », il faudrait procéder à des redistributions périodiques et supprimer la représentation des Universités. Le leader de l'opposition, M. A. Balfour, critiqua le Bill en insistant notamment sur la grande inégalité provenant de la répartition actuelle des sièges. Le Bill passa en première lecture le 13 avril.

Le 1er mai suivant, la discussion fut reprise en deuxième lecture et se continua les 3 et 4 mai. Au cours de la discussion, quelques chiffres furent donnés par M. H. Fowler sur l'importance du vote multiple. En 1888, déclara M. H. Fowler (séance du 3 mai 1894), le nombre des électeurs non résidants ne s'élevait qu'à 120.000; mais la question du nombre est indifférente, ajoutait l'orateur; un vote sur la base de la propriété est inadmissible. Répondant à une objection présentée par l'opposition touchant le vote des électeurs d'Université et le rôle que doit jouer l'« intelligence » dans les élections parlementaires, M. John Morley (séance du 4 mai) fit observer que si le Bill devait priver les électeurs d'Université d'un vote multiple, il n'y avait pas lieu de s'en effrayer. Il n'y aurait pas de pire gouvernement pour un pays, déclara-t-il, qu'un gouvernement par des Masters of Arts. « Des générations de savetiers radicaux ont battu en prévoyance et en sagesse politique l'Université d'Oxford ». La Chambre des Communes repoussa l'amendement de l'opposition relatit à la redistribution des sièges par 292 voix contre 278, à une faible majorité de 14 voix, et le Bill fut lu une deuxième fois. La discussion n'alla pas plus loin.

7o Le 5 février 1895, dans le discours du Trône, le ministère libéral de

(1) Registration Bill, Public Bills, 1894, no 215.

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