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toutes les fois que leurs lois, décrets ou arrêtés ne sont pas effectivement soumis au referendum; ils ne peuvent recevoir de mandat impératif aux termes de la Constitution fédérale (1) et de constitutions particulières (2). Il est osé même de conclure à l'évolution vers le gouvernement direct, puisque, à part la réforme de 1891, le mouvement en faveur de la législation populaire semble arrêté depuis 1874.

Il est donc sensé de conclure que nous sommes en présence d'une forme mixte de gouvernement, que les Anglais appellent volontiers « gouvernement par délégués » (3), que les Suisses ont parfois baptisée « Die Referendum Demokratie » (4), et à laquelle M. Esmein a donné en France le nom de gouvernement « semi-représentatif » (5).

La question doctrinale n'offre qu'un intérêt spéculatif; le problème politique a un intérêt pratique. Celui-ci est singulièrement obscurci par les passions politiques : les publicistes suisses ne jugent en général de la valeur d'une institution que d'après les avantages ou les inconvénients qu'elle présente pour leur parti. Cependant les droits populaires ont réalisé ce prodige de grouper parmi leurs partisans à la fois des démocrates épris de logique et des conservateurs touchés par la grâce des résultats obtenus.

Sans doute, la plupart des radicaux semblent aujourd'hui hostiles à des institutions dont le peuple n'a guère usé que dans un esprit conservateur (6). En particulier, Numa Droz, ancien président de la Confédération helvétique, après avoir célébré les premières conquêtes de la démocratie (7), après s'être rallié au referendum facultatif, a plus récemment dénoncé les méfaits et les dangers de l'initiative (8) qui depuis 1894 a dirigé tous ses traits contre la majorité radicale.

On reproche au referendum et à l'initiative de déconsidérer les députés désormais sans autorité et ramenés au rôle de simple conseillers, d'apporter des éléments de trouble dans l'ensemble des lois qui doivent constituer un tout harmonieux et d'organiser l'anarchie dans la législation; on craint de les voir fausser le mécanisme délicat d'une constitution fédérale

(1) RUETTIMANN, Das Nordamerikanische Bundesstaatsrecht vergleichen mit den politischen Einrichtungen der Schweiz, § 152; Constitution fédérale de 1874, art. 91.

(2) Constitution de Berne, art. 24.

(3) BROUGHAM, The British Constitution, ch. III.

(4) KLOTI, Die Proportionalwahl in der Schweiz, Berne, 1901, p. 185.

(5) ESMEIN, «< Deux formes de gouvernement », dans cette Revue, t. I, p. 24. (6) Cf. DE LAVELEYE, Le gouvernement dans la démocratie, t. II, p. 158; DESJARDINS, La liberté politique dans l'Etat moderne, p. 259; DEPLOIGE, Le Referendum en Suisse, 1892.

(7) NUMA DROZ, La démocratie et son avenir, 1882.

(8) Numa Droz, La démocratie en Suisse et l'initiative populaire, 1894.

qui constitue un compromis entre les différents cantons, renverser pour un détail tout un édifice laborieusement construit et ainsi, selon un proverbe suisse, jeter l'enfant avec l'eau de sa baignoire »; on reproche à la législation populaire des sauts brusques dans l'imprévu (rachat des che. mins de fer de 1898), des actes d'intolérance religieuse (interdiction des boucheries juives) des dispositions mesquines (refus de la loi organisant des pensions en faveur des fonctionnaires fédéraux), d'autres qui témoignent de la méconnaissance des intérêts extérieurs (refus de créer un poste diplomatique, 3 février 1895), etc. En un mot, la foule vote avec ses passions, son ignorance, elle repousse une loi bonne pour un détail qui lui déplait, elle accepte une loi mauvaise dont le principe la séduit, quand elle ne s'abstient pas tout simplement de se prononcer.

La législation populaire en Suisse aurait donc tous les inconvénients du gouvernement par le peuple; le gouvernement semi-représentatif ne vaudrait pas mieux et peut-être vaudrait moins que le gouvernement direct.

Telle n'est pas cependant la conclusion à laquelle aboutissent non seulement M. Curti, mais encore M. Binet.

M. Curti, écartant les procédés purement spéculatifs, étudie, dans un appendice écrit spécialement pour l'édition française de son livre, « les résultats de la législation populaire ». Il veut que le lecteur puisse << asseoir son jugement sur des faits et non sur une critique déductive forcément superficielle ». Sa probité scientifique le fait échapper aux considérations politiques de son parti, dans l'examen des différentes votations populaires. Il justifie par des considérations de circonstances les votes critiqués par les adversaires du referendum; la loi des boucheries n'a constitué qu'une manifestation platonique; le rachat des chemins de fer fut motivé par la comptabilité des compagnies, etc. D'excellentes mesures ont été adoptées : impôts sur l'alcool, loi des manufactures, etc. Et l'auteur insiste sur les avantages de ces votations: le scrutin est calme, l'unité politique se reserre, le peuple fait son éducation politique, la loi gagne en autorité et par suite en stabilité, car les conseils ne tenteront pas de contrarier la volonté populaire (1). « Pendant plus de vingt ans, dit l'auteur, j'ai siégé au conseil national je suis convaincu que le referendum n'a empêché que peu du bien que nous voulions faire et qu'il nous a gardé de beaucoup de mal par le seul fait qu'il se dressait devant nous comme un avertissement » (2).

(1) Le contact est maintenu entre les parlementaires et le peuple «< alors que, dit Curti, les conseils ne sont que trop disposés, quand ils peuvent agir de leur propre autorité, à se transformer en une classe particulière, en une caste plus préoccupée de ses intérêts que de l'intérêt général ».

(2) Cf. CARL BURKLI, Direkte Gesetzgebung, p. 9. Le conseil du canton est un simple conseilleur placé par l'initiative et le referendum entre deux feux qui le tiendront toujours au chaud, le referendum le préservera des péchés par action, l'initiative des péchés par omission. »>

M. Binet n'est pas moins formel dans ses conclusions sur l'initiative. Et cependant si celle-ci trouve dans la souveraineté populaire le même fondement juridique et logique que le referendum, elle en constitue une manifestation plus impérieuse et plus efficace que celui-ci le peuple par le referendum peut écarter une législation qu'il n'agrée point; par l'initiative, malgré ses conseillers, il obtient celle qu'il désire. Mais un peuple qu'une longue éducation politique a façonné à la pratique du gouvernement, qui trouve des freins dans la nécessité du concours de l'autorité fédérale pour l'initiative cantonale ou du concours des cantons pour l'initiative constitutionnelle fédérale, et dans l'obligation de réunir un nombre assez élevé d'initiants, ne peut se livrer à des entraînements irréfléchis. De fait, des propositions fantaisistes ou dangereuses ont été écartées par le bons sens populaire et l'initiative est réellement un instrument de progrès législatif.

Cette conclusion commune aux deux auteurs, partis cependant de conceptions opposées, peut assurément ébranler la foi que nous avons dans l'excellence du système représentatif. Vivant de l'esprit de 1789, de celui de ces théoriciens dont on a dit qu'ils avaient « un esprit mathématique et antihistorique », de celui des constituants de 1791 qui avaient fait litière de la volonté populaire contenue dans les cahiers dont ils avaient solennellement prononcé la nullité en tant que mandats impératifs, nous demeurons attachés aux principes qu'ils ont établis. Par contre, dans notre pensée, la consultation populaire s'allie aux plébiscites impériaux. Peutêtre serait-il temps de nous arracher à cette obsession, de prêter une oreille plus attentive aux mouvements populaires dont la violence tomberait par l'ouverture d'une porte aux manifestations pacifiques de leur volonté, d'affermir l'autorité de la loi, dont quelques-uns s'affranchissent trop volontiers, en reconnaissant compétence, pour la sanctionner, à tous ceux qui en droit sont censés ne pas l'ignorer.

HENRY NÉZARD,

Chargé de cours à la Faculté de droit
de l'Université de Nancy.

Recueil des arbitrages internationaux, tome Ier: 1798-1855, par A. DE LAPRADELLE et N. POLITIS, professeurs de droit international aux Universités de Grenoble et de Poitiers, associés de l'Institut de droit international, avec Préface de M. LOUIS RENAULT, de l'Institut de France, ministre plénipotentiaire, professeur à la Faculté de droit de Paris et à l'Ecole libre des sciences politiques, etc... 1 vol. gr. in-4o, 863 p., 1905, Paris, Pedone.

60 fr.

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Le Recueil comprendra les affaires du xix siècle, nettement séparées en trois périodes distinctes: I: 1798 à 1872 (affaire de l'Alabama); II : 1872

à 1893 (affaire des pêcheries de Behring); III: 1893 à 1899 (Conférence de La Haye). La quatrième sera consacrée aux arbitrages contemporains.

De toutes les publications de l'année 1905, relatives au droit des gens, celle de MM. de Lapradelle et Politis est indiscutablement la plus importante, comme résultat de recherches érudites et mise à jour d'une multitude de documents inédits ou inconnus. C'est peut-être aussi la plus honorable pour la science française, à raison des belles perspectives qu'elle ouvre et de la féconde et large méthode qu'elle est la première à avoir apportée à l'exposé d'une matière réduite jusqu'ici, par les plus sérieuses des monographies mêmes, aux généralités théoriques et aux applications les plus retentissantes, faute, sans aucun doute, de détails précis sur le principe des difficultés soulevées et sur leur solution d'éléments autres que le texte de sentences souvent peu explicites et parfois même non motivées.

Chacun sait comment, par l'effet de la Convention arrêtée à La Haye le 29 juillet 1899, l'arbitrage, en tant qu'il est un moyen efficace et équitable de régler entre Etats les litiges non résolus par les voies diplomatiques, et qu'il donne compétence à un juge pour des questions litigieuses de droit ou de fait et mettant en jeu des droits contestés, fonctionne dorénavant d'après des idées nouvelles et suivant un plan sensiblement différent de celui qui était suivi jusqu'ici. C'est également une prévision très fondée [Renault, Préface, p. X] « que l'arbitrage international ne se développera sérieusement qu'en quittant d'une manière absolue le domaine politique et diplomatique où il a été longtemps confiné pour rester pleinement dans le domaine judiciaire où il n'a fait qu'entrer ». L'essentiel de son histoire et sa destinée, marqué en traits saisissants par MM. de Lapradelle et Politis, est, en tous cas, une source d'enseignements: 1° Effrayé tout d'abord de son rôle, et pour un peu intimidé de sa mission, sans autorité suffisante vis-à-vis de la doctrine que les commissaires, au lieu de réagir contre elle, enregistrèrent maintes fois avec passivité (Introduction, p. XLVII), l'arbitrage n'eut contre la guerre qu'un pouvoir modérateur nul il l'eut, en effet, parfois comme cause directe et origine immédiate [V. p. 294, 326, les cinq arbitrages entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis au sujet de l'interprétation des art. 1, 4 à 7 du traité de Gand du 24 décembre 1814, p. 291-354; Rpr. l'œuvre de la Commission mixte de Londres (1855), p. 662], et il fut souvent aussi, appliqué après bien des années à des faits provoqués par elle [V. p. 605, aff. des navires Veloz-Mariana, p. 598-634, et, p. 639, du brick Général-Armstrong, p. 635-660]; de même, au début, il n'osa pas davantage entrer en rivalité avec la diplomatie, qui réservait à ses propres négociations préalables les grandes affaires [Cpr. l'achèvement, par le traité de Guadalupe-Hidalgo, du 2 février 1848, de l'œuvre de l'insuffisante Commission mixte de Washington, p. 439-511; et l'histoire à ce point de vue des affaires du Mac-Cleod, p. 681, et du brick Créole, p. 688] et ne lui abandonna guère que le règlement d'intérêts d'ordre privé,

d'importance relativement faible et de caractère presque exclusivement pécuniaire. 20 Cependant, de la tutelle diplomatique à laquelle il s'était asservi, si bien qu'en de multiples traits il en portait la marque, l'arbitrage ne peut manquer de s'émanciper désormais, alors que, jusqu'en 1855, il fut, non une fin, mais un simple moyen pour la diplomatie portée à y recourir moins pour connaître la vérité ou la justice que faute d'un autre procédé d'entente (Introduction, p. LIV). Un intérêt de premier ordre est ainsi attaché à une étude approfondie des précédents. Il n'est plus à regretter qu'elle ait été assez tard fournie; MM. de Lapradelle et Politis viennent de la donner, d'après un plan, sinon imprévu, du moins extraordinairement compréhensif et profondément original, suivant toutes les exigences et les pleines données de la méthode scientifique, avec une véritable maîtrise du droit international qu'avait déjà laissé pressentir leur respective production antérieure et dont se porte garant M. le professeur Renault, l'un des maîtres vénérés des jeunes générations adonnées à l'étude du droit public.

C'est, en effet, des précédents qu'il s'agit dans le premier volume du Recueil. Il s'étend des trois commissions mixtes du traité Jay (25 octobre 1798, 8 janvier 1802, et 24 février 1804), qui agitèrent des questions de délimitation des frontières, de créance contre l'un des Etats en cause, de prises maritimes, contrebande de guerre et responsabilité d'Etat neutre, jusqu'à la Commission mixte de Londres de 1853-1855, qui eut à régler, avec des problèmes de compétence et de douanes, des litiges afférant au trafic d'esclaves, à la pêche et à l'exercice du droit de prise maritime. Dans ces limites, il néglige, à juste titre, et les médiations qui, moins resserrées dans leur rôle, peuvent étendre celui-ci à toute contrariété d'intérêts, et l'accidentelle action des commissions qui, chargées, sur le territoire d'un Etat, de répartir, suivant les règles du droit des gens, une indemnité préalablement déterminée, ne sont pas plus juridictions internationales que les tribunaux internes de prises; il s'occupe seulement des cas où, l'institution judiciaire ayant fonctionné, la procédure arbitrale s'est ouverte au sujet d'affaires réductibles à une formule juridique, ou déroulée tout entière jusqu'à jugement basé essentiellement sur des règles de droit. Rentraient ainsi dans le cadre de l'ouvrage tous les arbitrages qui furent, en leur temps, instruments de paix et de progrès, cause de sanction effective pour le droit et source d'une jurisprudence. Mais cette place n'a point été exclusive; elle ne pouvait l'être d'une part, certaines affaires, comme celle de la charge et du bénéfice des arrérages passés et futurs des rentes sur l'octroi de navigation du Rhin, p. 234, et certaines contestations, comme celles relatives à la propriété de l'ancien duché de Bouillon, p. 260, peuvent, à raison de leur objet international et de l'incompétence quant à elles de toute juridiction nationale, être considérées comme des dépendances de l'arbitrage international; d'autre part, si l'on met de côté l'arbitrage fédéral, qui, dans l'Europe continentale, eut comme initiatrice la confédération, comme rôle celui de faire l'interim entre la

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