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Il n'est là rien de contraire aux principes du droit constitutionnel français. Même si l'on croit que les députés et sénateurs ont commis une faute politique, il est certain qu'ils ne se sont rendus coupables d'aucune illégalité, d'aucun excès de pouvoir. La loi est peut-être inopportune; incontestablement, elle est parfaitement régulière.

Telles sont les conclusions auxquelles conduit le principe du Gouverne. ment représentatif pur.

Mais on a soutenu que le droit constitutionnel français actuel reposait non point sur la théorie du Gouvernement représentatif pur, mais sur la théorie du mandat représentatif. Après avoir montré que la théorie du mandat avait été celle des hommes qui ont rédigé les Constitutions de la période révolutionnaire, le professeur Duguit enseigne que les règles du droit français actuel ne peuvent s'expliquer que par la théorie du mandat représentatif. « D'après cette théorie (élaborée en 1789 et 1791), la nation est une personne titulaire de la souveraineté ; elle donne mandat à une autre personne, le Parlement, de l'exercer en son nom. Il y a un véritable mandat; les deux sujets du mandat sont : la nation, d'une part, qui est le mandant, le Parlement d'autre part, qui est le mandataire » (1). Le professeur Duguit combat la thèse de M. Esmein. « De tout ce qu'a écrit M. Esmein... il semble ressortir que dans sa pensée le génie du Gouvernement représentatif consiste essentiellement dans l'absorption de la volonté nationale par l'oligarchie parlementaire. Cette conception n'est pas pour déplaire aux politiciens de profession. Nous nous faisons une autre idée du régime représentatif et nous croyons que tous les procédés propres à assurer la conformité exacte et constante de la volonté particulière à la volonté naturelle sont excellents et conformes à l'essence même du régime représentatif » (2). Ces procédés ne s'expliquent que s'il y a entre les électeurs et les élus un mandat.

Seulement, il faut bien s'entendre sur la nature de ce mandat. Il n'y a pas mandat donné par chaque circonscription électorale à son élu. « Le député, écrit le professeur Duguit (3), en droit ne doit aucun compte aux électeurs de la circonscription qui l'a nommé ; cette circonscription n'a aucun droit; lui en reconnaître, ce serait contraire au principe même de la souveraineté nationale une et indivisible ». Le droit français n'admet pas la doctrine du mandat impératif qui suppose que le député est le mandataire de la circonscription, c'est-à-dire du groupe d'électeurs qui l'a nommé. Il y a mandat, mais mandat donné par la nation toute entière au Parlement tout entier. « L'assemblée tout entière, écrit le professeur Duguit, doit rendre compte au corps électoral tout entier du mandat qu'elle a reçu. » L'idée de mandat étant le fondement même de la théorie française du régime représentatif, il en résulte, déclare le professeur Duguit, que

(1) DUGUIT, Droit const., 1907, p. 305.

(2) DUGUIT, Droit const., 1907, p. 301.

(3) DUGUIT, Droit constitutionnel, 1907, p. 308.

« les députés ne peuvent pas décider arbitrairement, parce que l'assemblée qu'ils composent doit décider conformément au mandat qu'elle a reçu de la nation, conformément au vœu national », suivant l'expression de Siéyès». Par là s'expliquent diverses règles du droit constitutionnel français qui, dans le système du gouvernement représentatif pur tel que l'expose M. Esmein, sont inexplicables. « Avec la théorie qui soutient que le député est complètement indépendant de ses électeurs, déclare le professeur Duguit (1), on ne peut expliquer la pratique qui est suivie en France.... et d'après laquelle le vote des députés a lieu au scrutin public, afin que les électeurs connaissent le sens de leur vote et puissent, s'il y a lieu, leur demander des explications ». Et de même, « les élections générales, qui doivent avoir lieu à des époques assez rapprochées, ont précisément pour but de permettre à la nation d'apprécier la manière dont les représentants ont exécuté le mandat qu'elle leur avait donné... De même,... la dissolution du Parlement par le chef de l'Etat... permet au peuple de dire si le Parlement s'est conformé au mandat donné » (2). Enfin, « en fait, par la force même des choses, des liens particulièrement étroits unissent les députés à leurs circonscriptions. Ces liens devien dront de plus en plus forts à mesure que les partis s'organiseront plus complètement et surtout quand sera établie, dans un avenir prochain probablement, la représentation proportionnelle. La reconnaissance de ces relations particulièrement étroites entre le député et sa circonscription se concilie... très bien avec le système du mandat représentatif tel que nous le comprenons et tel qu'il nous paraît résulter des lois françaises ; mais elle est inconciliable avec le système du mandat représentatif tel que l'expose M. Esmein. Une théorie juridique qui méconnaît aussi complètement des faits patents est par là même condamnée; toute théorie juridique qui ne s'adapte pas exactement aux faits est sans valeur » (3). A mon avis, la vérité se trouve entre les deux systèmes défendus l'un par M. Esmein, l'autre par M. Duguit. Comme le reconnaît lui-même ce dernier auteur, les faits ne cadrent pas exactement avec la théorie du man. dat représentatif telle qu'il l'expose. « Dans la doctrine du mandat représentatif, avoue-t-il, logiquement les députés ne devraient rien être, et en fait ils sont et font tout » (4). Il y a là une objection décisive. Je crois qu'il faut retoucher la théorie en tenant compte de ce fait indéniable.

Voici ce qu'on peut dire. Les faits montrent qu'en France, à l'heure actuelle, les gouvernants sont constitués par la réunion de deux éléments (5): 1o La majorité du corps électoral du pays tout entier; ce sont les gou

(1) Op. cit., p. 309.

(2) Op. cit., p. 308 et 30g.
(3) DUGUIT, op. cit., p. 309.
(4) DUGUIT, op. cit., p. 310.

(5) C'est l'opinion exposée pas le professeur DUGUIT, dans son livre, l'Etat, les gouvernants et les agents, 1903, p. 216 et s.

vernants primaires; 2o la majorité des membres des deux Chambres; ce sont les gouvernants secondaires. Aucun de ces éléments n'est, à lui seul, la plus grande force du pays. Les gouvernants primaires ne sont pas tout. Et, d'autre part, les gouvernants secondaires ne sont pas, les faits le prouvent, de simples mandataires du corps électoral. Ils ont, comme les premiers, une force sociale propre ; ils n'ont seulement une force d'emprunt. C'est la collaboration harmonieuse de ces deux groupes représentant deux forces sociales distinctes que reconnaissent, qu'organisent et que réglementent les lois constitutionnelles et les lois organiques françaises. Par là s'expliquent, d'une part, toutes les institutions du droit positif français auxquelles le professeur Duguit fait allusion; d'autre part, si le mandat du député n'est pas un mandat ordinaire au sens technique qu'a ce terme dans la langue du droit, c'est par cette dualité de gouvernants qu'il faut l'expliquer. Si le mandat ordinaire est beaucoup plus précis et bien moins général que le mandat politique, c'est parce que le mandataire tire tous ses pouvoirs de la seule volonté du mandant. Au contraire, l'imprécision, la généralité du mandat politique manifestent la force sociale propre des députés et sénateurs, cette force sociale distincte de celle du corps électoral. Voilà pourquoi le mandat politique ne peut pas être impératif : c'est le mandat non pas de faire tel ou tel acte, mais de légiférer et d'administrer pour le mieux en tenant compte du vœu de la nation. Il faut tenir compte du vœu de la nation parce que le corps électoral représente une autre force sociale propre. L'œuvre législative, c'est la résultante et la combinaison des idées propres de la majorité du collège électoral et des idées propres de la majorité parlementaire. Voilà pourquoi le Parlement n'excède pas son mandat en votant une loi sur laquelle la majorité du corps électoral est indécise, ou sur laquelle l'opinion publique ne s'est pas prononcée.

Je crois aussi que, en droit positif français, la discussion publique, la formalité des deux lectures, la dualité des Chambres, en un mot la procédure législative avec toutes ses lenteurs calculées, tout cela n'a pas seulement pour but, comme on le dit quelquefois, de protéger les élus contre leurs mouvements irréfléchis; cela a aussi pour objet d'éclairer l'opinion publique, de permettre aux électeurs de se faire une opinion, de fournir des indications à leurs élus et d'exercer sur eux une certaine pression. Les élus méconnaissent tout ceci en escamotant la discussion d'une question, en adoptant une procédure qui ne laisse aux électeurs ni le temps de les éclairer, ni le temps de peser sur leurs élus.

J'estime enfin que cette idée de collaboration explique pourquoi la sanction de la violation du devoir qui incombe aux élus de tenir compte du vœu de la majorité des électeurs, ne peut pas être la nullité de l'acte accompli par le Parlement. Ce n'est pas seulement à raison des inconvénients pratiques qu'aurait cette nullité. C'est parce que la loi n'est pas l'œuvre de mandataires purs et simples, uniquement chargés d'exprimer la volonté de leurs mandants. C'est ailleurs que doit se trouver la sanc

tion. Dans l'état actuel du droit positif français, il n'y a que trois sanctions, d'ailleurs inégalement efficaces: 1o la faculté pour les électeurs de ne point réélire les députés qui ont méconnu leur devoir; 20 le pouvoir du Président de la République, sur l'avis conforme de ses ministres et du Sénat, de renvoyer les députés devant les électeurs (droit de dissolution); 3o le pouvoir du Président de la République, avant de promulguer la loi, de demander aux Chambres une deuxième délibération. De ces trois sanctions, les deux dernières sont inapplicables en l'état actuel des choses. Quant à la première, on peut estimer qu'elle est insuffisante parce que, comme dans l'espèce, elle peut être tardive. Les électeurs peuvent n'avoir à se prononcer sur la conduite de leurs élus qu'un assez grand nombre d'années après que la décision aura été prise. Plus efficace serait le veto populaire ou referendum facultatif, c'est-à-dire le pouvoir confié à un certain nombre d'électeurs de demander dans un certain délai que la loi, avant d'être appliquée, soit soumise à la sanction populaire. Etant donné le régime constitutionnel français actuel, qui repose sur la collaboration des députés et des électeurs, le veto populaire apparaît comme le couronnement logique et nécessaire de toutes les règles destinées à assurer la collaboration harmonieuse du Parlement et de la nation.

Appliquons ces idées à la question de l'indemnité parlementaire. Manifestement, il est insoutenable de prétendre que l'indemnité parlementaire ait un caractère contractuel. La loi qui fixe l'indemnité n'est pas une offre faite par le Parlement et acceptée par le pays. C'est un acte unilatéral (1). Mais le Parlement n'a-t-il pas méconnu le « vœu national » et n'a-t-il pas ainsi excédé ses pouvoirs en votant la loi du 23 novembre 1906 ? Le vœu national n'était point contraire à la mesure. Certains mêmes soutiennent qu'il y est favorable. Ce n'est qu'au cas où la loi eût été en contradiction certaine avec le vœu national que les députés et sénateurs auraient eu l'obligation stricte, juridique, de s'incliner, sans d'ailleurs que la sanction fût la nullité de l'acte. Or tel n'était pas le cas. On a dit qu'il eût été plus correct de ne voter la loi qu'à la fin de la législature, afin de permettre aux électeurs de faire connaître le vœu national ». Mais il ne peut être question d'arrêter à tout instant la procédure législative sous le prétexte de consulter les électeurs. Ce serait méconnaître la force sociale propre des élus.

Par contre, un reproche qui me paraît tout à fait fondé, c'est celui qui est dirigé contre la rapidité et la clandestinité de la procédure employée. Les députés et sénateurs ont méconnu gravement les obligations qu'ils ont envers le corps électoral, en escamotant la discussion, en empêchant le pays d'exercer son influence légitime sur le sort de la loi. Et, de l'avis à peu près unanime, n'est-ce pas là le plus gros grief sinon le seul grief- qui ait été articulé contre la loi votée le 22 novembre 1906 ?

TH. LEBRUNS,
Docteur en Droit.

(1) Cpr. infrà, p. 795.

ANALYSES ET COMPTES RENDUS

Les règlements des Assemblées législatives, par FÉLIX MOREAU, professeur de droit administratif, et JOSEPH DELPECH, professeur agrégé de droit public à l'Université d'Aix-Marseille. — 2 gr. vol. in-8° de la Bibliothèque internationale de droit public publiée sous la direction de MAX BOUCARD et GASTON JÈZE, Paris, Giard et Brière, édit., 1906, 30 fr.

Pour rendre compte d'une façon plus intéressante de ce recueil de règlements qui vient de paraître, j'avais eu d'abord la pensée d'examiner les points les plus importants parmi ceux que nous présentent en abondance ces deux volumes bourrés de renseignements utiles. J'ai reculé devant la grandeur de la tâche. C'est, en effet, tout un traité de droit constitutionnel qu'il m'eût fallu écrire, car il n'est guère de partie du droit qui ne soit touchée par cet ouvrage. Il me faudra donc me borner à dire d'une façon générale, sans entrer dans les détails, tout le bien que je pense de cette publication et les raisons pour lesquelles elle apparaît à mon sens comme un complément nécessaire du texte des constitutions étrangères pour tous ceux qui veulent se livrer à l'étude si attrayante du droit constitutionnel comparé.

Les deux volumes dont elle se compose embrassent un nombre d'Etats considérable d'abord tous ceux d'Europe, à l'exception seulement du Portugal, du Danemark et des Etats balkaniques, et à part aussi, bien entendu, ceux qui, comme la Russie et la Turquie, ne pratiquant pas jusqu'ici le gouvernement représentatif, n'ont pas eu encore à élaborer de règlements pour des Chambres qui n'existent pas, ou du moins, quant au premier de ces pays, commencent à peine à fonctionner, et de plus les Etats-Unis d'Amérique. Tous ces Etats sont rangés par ordre alphabétique. Le tome Ier comprend l'Allemagne (Empire allemand et Prusse), l'Angleterre, l'Autriche-Hongrie (règlements des Délégations, du Parlement autrichien et du Parlement hongrois), et la Belgique. Le tome II contient les règlements de la Chambre unique ou des deux Chambres des Etats suivants Espagne, Etats-Unis, France, Grèce, Italie, Norvège, Pays-Bas, Suède, Suisse. Pour ce dernier Etat, comme pour l'Empire allemand, il a fallu examiner successivement ce qui a trait à l'Etat fédéral (Confédération helvétique) et aux Etats particuliers; mais, pour éviter d'encombrer le volume de répétitions inutiles, trois cantons seulement ont été pris comme types parmi ceux de législation différente: les cantons de Berne, Fribourg et Haut-Unterwald.

Pour chacun de ces Etats, le chapitre qui lui est consacré contient, dans

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