Page images
PDF
EPUB

DEUXIÈME PARTIE

CORRESPONDANCES, DÉPÈCHES, NOTES

RUSSIE - CORÉE - JAPON

Rapport du Conseiller d'État actuel Pavlow, Ministre de Russie en Corée (1).

Shanghai, 16 février 1904

Les télégrammes que j'ai expédiés de Shanghaï, ont déjà informé Votre Excellence des circonstances dans lesquelles la légation impériale a quitté la Corée. Par le présent rapport, je crois devoir exposer avec plus de détails les événements qui ont précédé et accompagné ledit départ.

Après le 18 janvier, quand je reçus par la voie de Port-Arthur, le dernier télégramme de Votre Excellence, qui m'autorisait à transmettre à l'empereur de Corée que le Gouvernement impérial avait accueilli d'une manière favorable la déclaration de la Corée de garder la neutralité en cas de conflit entre la Russie et le Japon, j'expédiai, tant à Saint-Pétersbourg qu'à Port-Arthur, toute une série de télégrammes, dans lesquels j'annonçais les préparatifs ininterrompus du Gouvernement japonais, préparatifs qui affirmaient de plus en plus sa décision de procéder, dans un avenir rapproché, à des entreprises militaires sur le territoire coréen.

Ainsi, par des télégrammes datés du 18 et du 19 janvier (1) j'ai fait savoir que des vapeurs frétés par l'administration militaire japonaise, avaient débarqué à Mosampo, une très grande quantité d'orge et de matériel télégraphique et que l'on organisait sur la rive du détroit entre la rade Alexéiew et la baie Sylvie un grand dépôt de houille et de provisions alimentaires.

Le 23 janvier, je faisais savoir par télégraphe que j'avais reçu la nouvelle absolument authentique que l'agent consulaire du Japon, qui se trouvait depuis le printemps de l'année dernière dans la ville d'Ytchéou, avait quitté cette ville avec tous les agents de police et gendarmes attachés à sa personne et que tous les Japonais, résidant dans les environs, s'empressaient de partir pour se diriger sur Pinyan.

(1) Journal de Saint-Pétersbourg, 29 avril (12 mai) 1901, N° 114, partie officielle. (2) Ces télégrammes, envoyés à Port-Arthur, ont été reçus sous forme d'extraits à Saint-Pétersbourg le 20 janvier.

Par un télégramme, en date du 24 janvier, j'annonçais que l'on faisait courir le bruit d'une rupture des relations diplomatiques entre le Japon et la Russie et que le ministre du Japon avait soi-disant reçu l'ordre de quitter immédiatement la Russie.

Enfin, le 25 janvier, j'ai expédié deux télégrammes pour annoncer la descente déjà effectuée de troupes japonaises à Masampo, l'occupation par les Japonais du bureau télégraphique coréen de cette localité, la rupture opérée immédiatement après et évidemment par les Japonais de tous les câbles télégraphiques coréens, à l'exception de ceux des lignes de Tchémoulpo et de Mokpo et enfin la réception d'une information m'annonçant que l'escadre japonaise, qui se tenait probablement à proximité de Mokpo, avait reçu l'ordre de se rendre à l'embouchure du Yalou, et qu'une descente de nombreuses forces armées japonaises était fixée pour le 28 janvier.

Tous ces télégrammes ont été acceptés pour être transmis par le bureau télégraphique japonais à Séoul et ce bureau a délivré comme de coutume les reçus voulus, mais, comme depuis le 19 janvier, il ne m'était fait aucune réponse télégraphique, ni de Saint-Pétersbourg, ni de Port-Arthur, ni de notre vice-consul à Fousan, que j'avais chargé de m'informer immédiatement par télégraphe de tous les mouvemenis des Japonais dans le sud de la Corée, j'avais tout lieu de soupçonner que mes télégrammes, ainsi que ceux qui m'étaient destinés, n'étaient pas transmis par le télégraphe japonais ou du moins qu'on les retenait de propos délibéré (').

Envisageant l'ensemble des faits énumérés plus haut, comme un symptôme très sérieux et très inquiétant, - c'était là une indication positive de la décision prise définitivement par le Gouvernement japonais de réaliser immédiatement son plan d'occupation militaire de la Corée, sans attendre l'issue des pourparlers engagés avec nous, j'ai mandé à Séoul, le 25 janvier, le capitaine de vaisseau Roudniew, commandant du croiseur Variague, qui se trouvait depuis près d'un mois déjà à Tchémoulpo et, après m'être entendu avec lui, j'ai pris la résolution d'envoyer le lendemain à Port-Arthur la canonnière Koréiets, qui se trouvait aussi à Tchémoulpo, aux fins de s'informer de ce qui se passait, d'expédier à Votre Excellence les télégrammes dont la transmission par télégraphe japonais me paraissait douteuse, ainsi que la correspondance postale officielle.

J'ai cru devoir faire connaître au capitaine de vaisseau Roudniew l'état de la situation, je lui ai fait comprendre la nécessité d'observer la plus grande prudence, et l'ai engagé à être prêt à toute éventualité.

Le lendemain, 26 janvier, à quatre heures de l'après-midi, la canonnière Koréiets, ayant à bord notre correspondance, qui avait été apportée par un des cosaques de la légation, a levé l'ancre pour se rendre à sa destination. Au sortir de la rade, au delà de l'île Yodolmy, la canonnière rencontra une escadre japonaise entrant à Tchémulpo ; cette escadre se composait de six croiseurs et de 8 torpilleurs, suivis de trois grands transports japonais avec des troupes. Etant arrivé à la hauteur du croiseur japonais Asama, battant le pavillon de l'amiral, le commandant du croiseur fit monter sur le pont la garde pour rendre à l'amiral, suivant l'usage, les honneurs militaires. Du croiseur japonais, on ne fit aucune réponse;

(1) Les télégrammes envoyés par le conseiller d'Etat actuel Pavlow, dont il est question plus haut, n'ont pas été reçus à Saint-Pétersbourg, à l'exception de l'un des deux télégrammes, envoyés par lui le 25 janvier.

l'Asama vira même de bord et se jeta visiblement à la poursuite de notre canonnière, qui fut bientôt entourée de torpilleurs; ceux-ci lui lancèrent trois torpilles Whitehead. Les deux premières passèrent à peu de distance de l'arrière du Koréiets et la dernière, qui se dirigeait en ligne droite sur le milieu de la canonnière, coula évidemment par suite d'un défaut quelconque, à quatre sagènes de notre navire, sans lui faire le moindre mal. Le capitaine de frégate Bélaïéw, commandant du Koréiets, ne jugea pas avoir le droit, comme il me l'a expliqué, d'ouvrir le feu dans les limites d'une rade dont la neutralité avait été officiellement déclarée et où se trouvaient à l'ancre d'autres navires étrangers; en conséquence, il alla de nouveau mouiller à sa place précédente.

J'ai été informé de ce qui précède dans la soirée du même jour par notre vice-consul à Tchémoulpo, ainsi que par le commandant du Variague, mais avant que j'aie pu entreprendre quoi que ce soit, des événements se sont produits qui rendaient inutile et même impossible toute démarche diplomatique à Séoul.

Dans le courant de la nuit, les transports avaient débarqué trois mille hommes d'armes diverses; ces troupes, dans la matinée du 27 janvier, étaient déjà arrivées à Séoul et s'étaient logées dans différents quartiers de la ville principalement à proximité des casernes coréennes. Les troupes coréennes, ainsi que toutes les autorités coréennes, comme il fallait du reste s'y attendre, n'opposèrent pas la moindre résistance. La panique éclata au sein de la population; de nombreux hauts fonctionnaires et employés s'empressèrent de quitter la ville, emmenant avec eux leurs familles. La populace, de son côté, faisait preuve d'une grande surexcitation. Le bruit se répandit qu'une foule de Japonais enivrés attaquait ouvertement la Légation Impériale et les maisons des sujets russes. Ces derniers s'adressèrent à moi pour me prier de leur donner asile et j'ai pris immédiatement des mesures pour les installer soit dans le principal bâtiment de la Légation, soit dans celui de la mission religieuse. J'ai pris en même temps des dispositions pour que tout le peloton de garde, mis à la disposition de la Légation et dont la moitié se trouvait dans une maison privée à proximité de la Légation, se concentrât à la Légation.

Au même moment se préparait à Tchémoulpo le dénouement tragique de l'incident du Koréiets.

A sept heures et demie du matin, les commandants des navires de guerre étrangers se trouvant en rade le croiseur anglais Talbot, le croiseur français Pascal, le croiseur italien Elba et la canonnière américaine Wicksburg, reçurent du chef de l'escadre japonaise, le contre-amiral Ouriou, une communication officielle déclarant que les hostilités étaient déjà ouvertes entre la Russie et le Japon et que les navires de guerre russes avaient été invités à sortir de la rade au plus tard à midi, sous la menace d'être attaqués en pleine rade. Il était proposé en même temps aux navires de guerre étrangers, dans le cas où les navires russes ne se rendraient pas à l'exigence qui leur avait été formulée, de quitter la rade à 4 h. de l'après-midi au plus tard.

Après avoir reçu cette communication, les commandants des navires étrangers se réunirent à bord du Pascal pour se concerter et invitèrent le capitaine de vaisseau Roudnew à prendre part à cette réunion.

Ce n'est qu'à bord du croiseur français, que ce dernier reçut sous enveloppe cachetée par l'entremise du consul du Japon et du vice-consul impérial à Tchémoulpo, la provocation de l'amiral japonais dont il est question

ARCH. DIPL. 1904. - 3' SÉRIE, T. 90.

10

dans la communication faite aux commandants des navires étrangers. La copie de ce document est annexée ci-joint.

Au cours de leurs délibérations, les commandants étrangers, à l'exception du commandant américain, décidèrent qu'ils enverraient à l'amiral japonais une protestation contre pareille violation de la neutralité d'un port coréen ('), mais ils prévinrent en même temps le capitaine de vaisseau Roudniew que si le Variague et le Koréiets ne quittaient pas la rade avant midi, ils seraient obligés en vue de leur propre sécurité, d'en sortir eux-mêmes. Après cette déclaration, le commandant du Variague résolut d'accepter le combat hors de la rade, entrevoyant quelque faible chance de pouvoir s'ouvrir un passage. Quelques minutes avant midi, suivi du Korėiets, il leva l'ancre et marcha à la rencontre de l'escadre japonaise, qui s'était éloignée de la rade et qui se tenait à la distance de 5 milles de l'île Yodolmy, située à l'entrée de la rade.

A midi précis, le navire-amiral japonais Asama tira le premier coupde canon sur le Variague et nos deux navires y répondirent immédiatement. La canonnade qui a duré une heure entière s'entendait distinctement même à Séoul. A une heure de l'après-midi, le Variague et le Koréiets rentrèrent dans la rade et y jetèrent l'ancre, afin de se rendre compte des avaries reçues et de les réparer autant que possible, comptant reprendre le combat avant 4 h. de l'après-midi.

On ne constata à bord du Koréiets que des avaries insignifiantes, et il n'avait subi aucune perte d'hommes. Par contre, le croiseur Variague avait beaucoup souffert. S'étant convaincu qu'il était tout à fait impossible de combattre encore et ne voulant pas non plus que les deux navires, dont le commandement lui était confié, devinssent la proie des Japonais, le capitaine de vaisseau Roudniew se décida à profiter du consentement des commandants des croiseurs français, anglais et italiens de prendre à leur bord les équipages de nos navires pour détruire ensuite le Variague et le Koréiets en les faisant sauter. Ce plan fut exactement exécuté en ce qui concerne le Koréiets, que l'on a fait sauter à 4 heures précises et qui a coulé, brisé en trois parties. Quant au Variague, il fut décidé, sur la demande faite expressément par les commandants des navires, de ne pas le faire sauter, par suite du danger, pouvant résulter de l'explosion pour les croiseurs Talbot et Pascal, qui s'en trouvaient très rapprochés, et l'on se borna à mettre hors d'usage les canons, les chaudières et les machines. On mit le feu au croiseur tout en le faisant couler. Un ordre analogue fut donné à temps par le commandant du Koréiets au capitaine du vapeur Soungari, appartenant au chemin de fer de l'Est chinois, dont les officiers et l'équipage furent transportés à bord du croiseur anglais Talbot. Le Variague et le Soungari, enveloppés de flammes, coulèrent définitivement après le coucher du soleil.

Depuis le moment même où le commandant du Variague descendit du Pascal en étant décidé à accepter la provocation qui lui avait été faite et à se battre avec l'ennemi, les commandants des navires de guerre français, anglais et italien firent preuve, à l'égard de nos marins, d'un intérêt qu'ils ne cachaient pas et d'un étonnement enthousiaste pour le haut fait héroïque qu'ils allaient accomplir. Quand nos deux navires, ayant levé l'ancre pour aller à la rencontre de l'ennemi, passèrent devant les croiseurs étrangers, leurs équipages, rangés sur le pont, accompagnèrent le Variague et

(1) Cf. Arch. dipl. 1904, t. 90, No 4, p. 469.

le Koréiets de leurs hourras; à bord de l'Elba, la musique militaire exécuta notre hymne national. Quand nos navires rentrèrent en rade après le combat, des chaloupes furent immédiatement envoyées par les trois navires étrangers avec des officiers, pour secourir les blessés et pour emmener le reste de l'équipage. Le capitaine de frégate Senes, commandant du Pascal, se rendit lui-même à bord du Variague pour féliciter très chaleureusement le capitaine de vaisseau Roudniew et son équipage. Le commandant de la canonnière américaine Wicksburg envoya de son côté une chaloupe avec un médecin, qui proposa ses services, mais déclara en même temps, au nom de son commandant, qu'il lui était impossible de prendre à bord d'un navire américain, fût-ce même un seul matelot, car il n'avait pas l'autorisation nécessaire à cet effet.

En conséquence de cette déclaration, le commandant du Variaque déclina toute espèce de services de la part des marins américains et nos équipages furent répartis à bord des trois croiseurs étrangers. Nos deux commandants, le capitaine de vaisseau Roudniew et le capitaine de frégate Bélaïew, ainsi que 8 officiers et tout l'équipage du Koréiets, représentant 160 hommes et 6 officiers, deux pilotes de la flotte et 61 matelots du Variague furent installés à bord du Pascal; 6 officiers et 268 matelots du Variague montèrent à bord du Talbot et à bord de l'Elba furent installés les 6 officiers restants et 170 marins du Variague. Le Talbot a pris en outre à son bord tous les officiers et tout l'équipage du vapeur coulé le Soungari. Pendant que je me trouvais à bord du Pascal, après que la légation eut quitté Séoul, j'ai été témoin en personne de la sympathie et de la sollicitude dont nos marins étaient l'objet de la part des commandants, des officiers et des équipages des trois navires de guerre étrangers, qui s'efforçaient de les entourer de tout le confort et leur prodiguaient toutes les attentions possibles.

Au moment où ces événements se déroulaient à Tchémoulpo, on n'avait à Séoul que quelques informations isolées et très contradictoires, transmises soit par téléphone, soit par de brefs télégrammes peu compréhensibles. Ce n'est que fort tard dans la soirée que je reçus de notre vice-consul Polianovsky, une lettre envoyée par un exprès et contenant une description assez exacte de cette journée mémorable. Le conseiller de cour Polianovsky me faisait savoir entre autres que la surexcitation de la population à Tchémoulpo avait atteint un degré extrême, qu'une foule de Japonais surexcités par l'événement et auxquels s'étaient joints des soldats, se livrait à des démonstrations hostiles devant les maisons de sujets russes et cherchait à pénétrer de force dans une petite maison occupée par notre vice-consul. Ce dernier fut obligé de se retirer, de transporter les archives du vice-consulat et de réunir toute la colonie russe de Tchémoulpo dans la maison plus solide et vaste de l'agence de notre Compagnie de navigation à vapeur du chemin de fer de l'Est chinois.

A Séoul, la surexcitation de la population du quartier japonais, influencée par les nouvelles reçues de Tchémoulpo, sur le combat que les Japonois considéraient de prime abord comme une brillante victoire pour leurs armes, était tout aussi grande. Mais grâce à la grande distance qui sépare le quartier japonais de la maison occupée par la légation impériale et grâce au fait que tous les Russes des différents quartiers de la ville purent se réunir d'avance à la légation, tout se passa sans incidents sérieux. Pendant toute la nuit, les rues du quartier japonais furent illuminées et la rumeur des voix s'entendait à la légation.

« PreviousContinue »