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disent catégoriquement qu'il n'y a point de propriété naturelle et que la propriété est uniquement l'ouvrage de la loi, la question que nous indiquons ne peut pas se poser. Nous croyons que les partisans du premier système ne partent pas de ce principe; ils admettent qu'un champ ou qu'une maison peut être l'objet d'un droit de propriété, non pas seulement au regard de la loi civile, mais encore au regard de la loi naturelle; mais ils ne croient pas pouvoir donner la même solution, quand il s'agit d'une œuvre de l'esprit, telle qu'une invention. Quel est donc le fondement de toute propriété? Le travail (1).

On a dit avec raison : « La propriété individuelle est la manifestation et en quelque sorte la projection de la personnalité humaine dans le domaine matériel des choses (2); » et nous pouvons ajouter avec Portalis :

<< Le principe de ce droit est en nous..... C'est par notre industrie que nous avons conquis le sol sur lequel nous existons; c'est par elle que nous avons rendu la terre plus habitable. La tâche de l'homme était pour ainsi dire d'achever le grand acte de la création. »

(1) Cauwès, t. II, page 78.

(2) Ahrens, Cours de Droit naturel, tome II, page 119.

Sans vouloir prétendre que l'inventeur crée l'objet nouveau dont il dote la Société, nous pouvons dire que nul travail ne ressemble plus que le sien à une création, et que, par là même, aucun autre n'est plus capable d'engendrer un droit de propriété.

Si l'inventeur se contentait d'indiquer les principes nouveaux dont ses investigations lui ont révélé l'existence, il ne pourrait prétendre à aucun privilège, car son œuvre serait seulement celle du savant qui met au jour des vérités existantes bien qu'inaperçues; or la vérité doit être considérée comme un bien non susceptible d'appropriation; mais l'inventeur fait autre chose : il matérialise, pour ainsi dire, la pensée; il lui donne un corps, et on ne saurait rien imaginer de plus personnel que l'œuvre qu'il réalise."

S'il prétendait se faire attribuer la partie du domaine intellectuel qu'il a explorée, on pourrait à bon droit trouver sa demande exorbitante; mais sa revendication est légitime quand il ne la fait porter que sur l'objet déterminé qui n'existerait pas sans lui.

Celui qui a combiné les organes d'une machine a, de l'aveu de tous, un droit absolu sur sa conception, qu'il peut modifier à son gré; quand l'appareil qu'il a rêvé est construit, il reste encore le maître de le perfectionner ou de le détruire; s'il lui plaît d'en

user en secret, le Code pénal lui accorde protection en punissant de la peine de l'emprisonnement ceux de ses employés qui auraient communiqué ou tenté de communiquer ce qu'il ne veut pas révéler au public.

L'inventeur peut donc garder le secret sur les moyens qu'il emploie et conserver indéfiniment le bénéfice de ses découvertes, et s'il peut disposer à son gré de son invention, aussi longtemps qu'elle reste à l'état de projet, il peut encore en tirer le parti qui lui semble le meilleur quand il l'a réalisée.

Mais, dit-on, l'objet du droit de propriété ne peut être qu'une chose corporelle, et, à l'appui de cette opinion, on cite quelques articles du Code civil qui paraissent en effet favorables au système de ceux qui les invoquent.

Cet argument nous semble quelque peu spécieux; -nous le comprendrions à merveille s'il était démontré que le Code civil, et d'une façon plus générale la loi positive, est l'expression exacte de la loi naturelle ; mais cette démonstration n'est pas faite par ceux qui prétendent que l'objet de la propriété doit être une chose matérielle. On pourrait d'ailleurs leur rappeler que, dans l'ancien droit, les inventeurs obtenaient des « privilèges fondés en justice», que les lois révolutionnaires, se conformant à cette manière de voir, déclarèrent expressément que le droit de l'inventeur

était un droit de propriété, et que les lois destinées à réglementer les droits de l'auteur sur son œuvre (artistique, littéraire ou industrielle) ont successivement augmenté les prérogatives dont il jouit.

S'il est vrai que la loi positive ne reconnaisse pas aujourd'hui à l'inventeur un droit de propriété sur son invention, cela prouve simplement qu'il est nécessaire de la modifier, si l'on veut qu'elle soit l'expression fidèle de la loi naturelle.

Nous ne nous arrêterons pas davantage à l'objection tirée de ce fait que, à la différence du propriétaire d'un champ qui le possède à perpétuité par lui-même ou par ses ayants droit, l'auteur d'une découverte n'obtient qu'une concession temporaire.

Si on établissait qu'il est impossible de concevoir que le droit résultant de l'invention fût perpétuel, on pourrait seulement en conclure qu'une des conséquences naturelles du droit de propriété n'est pas susceptible de se produire dans l'hypothèse qui nous occupe; on n'apporte même pas cette preuve, car on comprend sans peine qu'une loi puisse conférer à l'auteur d'une découverte la faculté de s'en prévaloir indéfiniment, puisqu'il est admis sans conteste que la possession du secret de fabrique est perpétuelle.

Est-ce à dire qu'un monopole perpétuel, qu'il serait possible de créer au profit de l'inventeur,

doive lui être accordé si on se range à l'opinion que nous adoptons? Nullement.

La loi positive peut, dans l'intérêt général, apporter à la jouissance des particuliers des restrictions plus ou moins étendues : c'est ainsi que l'expropriation pour cause d'utilité publique est une menace permanente suspendue sur la tête de celui qui possède un immeuble.

Quand il s'agit d'une invention, l'expropriation, au lieu d'être une mesure exceptionnelle, devient la règle, et il est facile d'en indiquer les motifs; dans toutes les branches des connaissances humaines, les progrès procèdent les uns des autres, et on peut appliquer la maxime: natura non facit saltus; l'auteur d'une découverte ne réclame, il est vrai, que la chose nouvelle qu'il n'avait pas trouvée dans le domaine public et qu'il consent à y mettre; sa prétention n'a pas plus d'étendue que le service qu'il a rendu ; mais il a tiré parti des travaux précédemment faits, et il est équitable de permettre à ceux qui viennent après lui de profiter des siens. Il pourrait, à la vérité, s'il ne réclamait pas de la loi une protection spéciale, jouir indéfiniment de sa création; mais il accepte volontairement une réglementation s'il demande à bénéficier de certains avantages spéciaux, tels que les garanties qui lui

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