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active industrie, par la foule de ceux qu'il fait vivre; puissant par sa fortune et ses nombreux alentours, connu jusqu'à ce jour pour avoir professé des opinions libérales ; ami du plus illustre des défenseurs de la liberté, c'est un homme que, peut-être, tout Paris aurait élu, s'il n'eût pas été présenté par les ministres (1); mais ils le couvrent, ou plutôt ils l'accablent de leur protection: aussitôt l'opinion s'effarouche et le repousse, et, pour faire nommer l'un des plus honnêtes hommes de France, il faut plus de travail, d'influence illégale, de menaces et de séductions, qu'il n'en eût fallu pour contraindre les choix à se diriger sur le candidat le moins estimé. Quel est donc l'effet de l'appui des ministres? Leur haine seule grandit leurs adversaires, leur seule protection décrédite leurs alliés ?

Si nous passons dé Paris dans les départemens, le même spectacle frappera nos regards. Ici l'on insulte un orateur éloquent (2) qui, au jour du danger, avait proclamé les maximes sacrées de l'indépendance nationale; et deux départemens s'empressent de l'élire (3). Ailleurs (4), le président du college suspend les élections, contre la règle, en dépit des protestations formelles de ceux qui avaient le droit de décider avec lui, et dont la majorité devait l'emporter. Il suspend les élections, dis-je, dans l'espoir de lasser les électeurs patriotes, et de prévenir la nomination qu'il craint; et ces électeurs persistent dans leur infa

(1) M. Ternaux a désavoué les libelles qui portaient son nom. Il a traité leurs auteurs d amis indiscrets. C'est par erreur, sans doute; des calomniateurs infâmes ne sauraient être des amis indiscrets ou non. Si ce n'est pas une erreur, c'est une condescendance ministé rielle, et je gémirais alors de voir un homme aussi estimable, forcé, par égard pour ses nouveaux alliés, à se servir d'expressions și peu justes, et à renoncer à l'honneur et au besoin d'exprimer uvo honnête indignation.

(2) M. Manuel.

(3) La Ven lée et le Finistère.

(4) Dausa Sarthe.

tigable constance, et la nomination redoutée sort de l'urne, d'autant plus brillante, qu'on s'est plus efforcé de l'empêcher (1). Dans le nord, les moyens sont les mêmes (2); et ce n'est qu'ainsi qu'on obtient sur des électeurs nombreux une majorité tardive de cent cinquante suffrages.

Je n'accuse point les intentions des ministres; je ne vois dans leurs mesures, comme je l'ai dit plus haut, qu'une déplorable imprévoyance. Mais je le répète, cette impré-, voyance doit avoir un terme, ou les ministres doivent cesser de nous gouverner.

En m'exprimant ainsi, je ne méconnais point l'étendue de la prérogative royale. Au roi seul appartient le choix de ses ministres ; et, constitutionnellement, nous devons toujours respecter ses choix. Mais la liberté de la presse, consacrée et garantie par la charte existe surtout, pour que chaque citoyen porte jusqu'au trône les réclamations qu'il croit justes, les opinions qu'il croit salutaires, l'indication des périls qu'il croit urgent d'éviter.

Je suis également loin de vouloir provoquer une opposition opiniâtre et dénuée de discernement. Quelle que soit

(1) Celle de M. de La Fayetje.

(3) On m'a envoyé de Lille un libelle publié contre moi, et distribué à la porte des sections, sous les yeux de M. Dupleix de Mézy, président de l'assemblée électorale. Nouvelle preuve de l'influence qu'exerce une atmosphère ministérielle. M. de Mézy, que je connais, est un homme de mœurs très-douces et de bonnes manières. Mais il en est des élections aujourd'hui, comme des conscriptions autrefois. M. de Mézy s'est cru tous les moyens permis, parce que tous lui avaient été ordonnés. On me place, dans ce libelle, parmi les méchans à figure contrefaite, pále et cadavereuse, qui, dans le désespoir de leur conscience, conspirent la nuit comme le jour, rêvent le crime, jurent le crime, et n'attendent que l'instant de le commettre avec la plus affreuse barbarie ; indépendans, autrement dits assassins, qui voudraient un second 21 janvier. On finit par dire que, selon moi, l'on n'aurait jamais dû faire électeurs les bons paysans et les petits commerçans, tandis que j'ai, dès le principe, défendu la loi des élections.

ma désapprobation de la conduite passée des ministres, si désormais ils proposent des mesures sages, nos représentans doivent les accepter. Si la presse est enfin garantie, si le jury est introduit dans le jugement des écrivains, si la formation du jury en général est remise au sort, électeur impassible; en un mot, si l'on exécute cette fois les promesses que l'on nous fait périodiquement quand les élections approchent, profitons de ces biens, de quelques mains qu'ils nous viennent. Mais que nos députés examinent avec attention chaque article de chaque loi, chaque mot de chaque article; qu'ils se souviennent qu'on nous a donné la loi du 28 février, comme un bienfait pour les écrivains. Nous avons vu les fruits de cet étrange bienfait. On nous a vanté la renaissance du crédit par les emprunts; nous savons quelle sorte d'emprunts on a négociés: soyons-donc prudens dans notre confiance; et, si nous voulons encore être indulgens pour le passé, soyons au moins sévères pour l'avenir.

J'écrivais il y a un mois que la destinée de la nation était dans ses mains. Elle s'en est montrée la digne dépositaire. Elle a pronvé que ce qu'on nommait un parti, c'était la totalité de la France. Elle a prouvé qu'anie de principes, elle l'était aussi d'intention et de suffrages. Elle a trompé l'espoir de ces hommes qui épient les divisions pour en profiter : l'un d'eux imprimait naguères que je faisais mon parti à moi tout seul. Deux jours après, trois mille sept cents électeurs m'ont rassuré sur ma solitude. C'est que l'union ne saurait être troublée entre ceux qui ne veulent que le bien. Quels dissentimens pourraient les désunir? Des places? ils n'en cherchent point. Du pouvoir? ils ne reconnaissent que celui des lois. Des priviléges? ils ne réclament que l'égalité. Ils seront à jamais unis, parce que la liberté est le lien puissant qui les retient ensemble, la liberté dont les bienfaits se multiplient, à mesure qu'elle s'étend, et qui, d'autant plus avantageuse à cha

cun qu'elle est plus assurée pour tous, ne saurait jamais devenir un objet, ni de rivalité ni d'envie.

BENJAMIN CONSTANT.

VARIÉTÉS.

LETTRES SUR PARIS.

No. 32.

Paris, le 1. novembre 1818.

Le triomphe des amis de la liberté est complet. Jamais la France n'a montré plus de zèle, n'a fait éclater plus d'esprit public que dans les élections de cette année. Presque partout les citoyens livrés à eux-mêmes, sans autre direction que leur conscience, sans autre guide que leur patriotisme, ont déconcerté toutes les manoeuvres de l'intrigue. Les séductions, les menaces, les libelles, rien n'a pu les ébranler; les noms les plus honorables et les plus nationaux sont sortis de l'urne électorale. Le mérite persécuté a trouvé des vengeurs; le talent courageux a reçu la plus noble récompense. Plus on a éprouvé d'injustices, plus on a obtenu de suffrages; les citoyens semblaient avoir pris à tâche de réparer les torts de l'autorité; grande leçon morale qui doit l'éclairer enfin sur les véritables sentimens des Français, et dont elle fera son profit, pour peu que la sagesse ait de part à ses conseils..

Je vous ai donné une première idée des élections, en vous disant ce que sont et ce que furent les élus; je vais continuer cet examen, et vous en conclurez sans doute comme moi, que les nominations nouvelles doivent de

toute nécessité apporter des changemens, notables dans le système du ministère.

Je commence par l'élection qui a produit la sensation la plus vive, par celle de la Vendée. Le choix de M. Manuel dans ce pays est un événement, et ce n'est pas un des

moins remarquables du temps où nous vivons. On nẹ saurait se faire une juste idée des impressions diverses qu'il a excitées; la consternation sur certaines figures, le dépit sur quelques autres, un malicieux sourire sur le plus grand nombre. Aux réflexions amères de la vanité, et aux railleries piquantes de l'opposition, a bientôt succédé un autre sentiment, celui de l'incrédulité la plus complete. Impossible, disaient les uns, on nous mystifie, ce n'est pas de la terre classique de la féodalité que nous arriverait un député libéral. C'est une mauvaise plaisanterie, s'écriaient les autres, les ministres savent notre projet de nommer M. Manuel à Paris, et ils nous trompent pour détourner nos suffrages. On avait beau jurer qu'on avait vu des lettres, elles étaient supposées; que des courriers étaient arrivés, ils avaient de fausses dépêches. Mais M. Manuel, a reçu sa nomination. M. Manuel est dupe. Enfin on convient de se rendre chez lui; et M. Manuel exhibe l'extrait du procès verbal; les signatures sont-elles bien authentiques, dit l'orateur des incrédules ? — Qui, sans doute. Mais est-il bien sûr que vous soyez M. Manuel? Oh! c'est que nous sommes en défiance, on nous en a tant fait l'année dernière.

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Les ministres, comme vous pensez bien, n'ont pas trouvé cette nomination de leur goût. Ils s'abordaient d'un air pensif, et gardaient un morne silence. C'était un mauvais moment pour les solliciteurs, ce n'en était pas même un bon pour les familiers. Le jour où six ministres ont de l'humeur, il y a dans Paris bien des gens qui souffrent. Combien, depuis deux jours, de brouilleries ou de querelles de famille qui ne sont que, des ricochets de la Vendée! .

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