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peu important en lui-même; mais quand M. le préfet affirme qu'il n'a pas été répandu de libelles, il oublie sans doute, ou plutôt il n'a pas connu certain écrit distribue à domicile avec une profusion scandaleuse. Le nombre des électeurs n'était pas selon lui de dix-sept cents, il était de treize cent soixante-dix. Ainsi, de l'aveu même de M. le préfet, il y en aurait un bon tiers qui ne se serait pas présenté, et je ne vois pas qu'on ait sonné le tocsin et battu la générale à Melun comme on l'a fait à Paris. Pourquoi donc n'a-t-on pas gourmandé les absens? Pourquoi n'a-t-on pas proclamé qu'ils auraient à se faire éternellement des reproches? Je prendrai aussi la liberté de demander à M. le comte Germain si la liste générale des électeurs n'a pas été publiée un peu tard, si un nombre assez considérable d'entre eux n'y avait pas été oublié, et si, occupés des semailles et des travaux de l'agriculture, ils ont eu le temps nécessaire pour réclamer contre cette omission sans doute bien involontaire. Je pourrais même faire à M. le comte des questions plus délicates; je pourrais le prier de me dire si c'est pour assurer l'entière liberté des élections que des places de juges ont été offertes, s'il n'y a pas eu de nobles refus et des acceptations que je ne veux pas caractériser. Mais ce petit débat est désormais superflt. L'élection du Mans lui ôte toute l'importance qu'il pouvait avoir.

Un bruit confus circulait depuis quelques jours à Paris, que M. de La Fayette était sur les rangs dans le département de la Sarthe. Le public n'y croyait pas plus que le ministère. En effet, on ne pouvait guère plus s'attendre à voir le compagnon de Washington nommé par le pays des chouans, que M. Manuel par le pays des Vendéens. Ccpendant nos feuilles ministérielles avaient donné quelques extraits du journal du préfet de la Sarthe, et les efforts que l'on y faisait pour décréditer le général démontraient assez qu'on commençait à le craindre. Comment se fait-il,

disait l'écrivain ministériel de province, qui est au moins de la force de ceux de Paris, comment se fait il qu'on nous propose un homme dont le plus beau titre est d'avoir fondé la liberté américaine? La France est-elle une république? Voilà une puissante manière de raisonner; c'est à peu près comme si on disait qu'un général qui a servi en Russie ne doit occuper aucune place chez nous, parce que la France n'est pas une monarchie absolue. Cependant, le 26 au matin, le collége électoral est ouvert sous la présidence de M. Jules Pasquier, naguère préfet du département, et l'un des candidats ministériels. Onze cent quatrevingt-six votans se présentent, et au premier tour de scrutin trois députés indépendans sont nommés à une immense majorité. Ce sont MM. Hardouin, juge destitué, Delahaye, propriétaire, l'un et l'autre anciens membres de la chambre des représentans, et Thoré, un des négocians les plus considérables du chef-lieu. M. le général La Fayette avait obtenu à ce premier tour cinq cent soixante-neuf suffrages, et M. de La Bouillerie, candidat ministéric!, trois cent quatre-vingt-quatre. A peine ce résultat était proclamé, que M. le président lit une lettre de M. Thoré, portant que sa santé et ses occupations ne lui permettent pas d'accepter. Ne se trouvant pas compétent pour juger cette difficulté, M. Pasquier remet la séance au lendemain pour nommer le quatrième député; mais dans la nuit il se ravise, et à l'ouverture de la séance il annonce qu'il a expédié un courrier extraordinaire à Paris; et, pour avoir le temps de recevoir sa réponse, il ajourne l'assemblée au 30. Mais, s'écrient à la fois cinq cents électeurs, en supposant que vos scrupules soient fondés pour le démissionnaire, il reste un quatrième député à choisir; procédons à sa nomination, nous emploierons du moins le temps jusqu'au retour de votre courrier. Quelle réponse pouvait faire M. le président à une observation si juste? aucune. Aussi garde-t-il lé silence le plus obstiné. Les bureaux des

trois sections, consultés, sont d'avis de nommer le quatrième député. Refus opiniâtre de M. le président; le mécontentement est à son comble, les scrutateurs et les secrétaires protestent, et l'assemblée se sépare au milieu des murmures universels. Mes amis, s'écrie en sortant un électeur des campagnes, on sait que nos travaux nous rappellent; on veut fatiguer notre patience, parce qu'on n'a pu conquérir nos suffrages. Eh bien, jurons de ne pas désemparer, et de rester six mois s'il le faut pour donner nos voix au général La Fayette. Dans le même temps M. Goyet, écrivain courageux, qui a montré dans cette circonstance une fermeté et un patriotisme inébranlables, adressait aux électeurs une invitation conçue dans les termes les plus pressans et les plus énergiques.

Il faut le dire à la gloire des électeurs de la Sarthe, aucun n'a quitté la ville, aucun n'a sacrifié aux intérêts d'un jour les intérêts de la patrie; honneur à leur bon esprit, honneur à leur persévérance! Ils ont donné à tous les départemens le plus noble exemple, et tous s'empresseront de le suivre. Cependant des tables somptueuses, servies à la Préfecture, attendaient vainement de nouveaux convives. Les maires et les percepteurs s'y trouvaient sculs, tous les électeurs indépendans restaient dans les auberges, ou bivouaquaient dans les rues. Enfin le courrier arrive de Paris. Le ministère prononce, que M. Thoré ne peut se démettre qu'à la chambre des députés, décision qui paraît un peu étrange, et qui semble confondre le refus d'accepter une fonction qu'on n'a point encore exercée, avec la démission d'une place qu'on occupe. Mais le ministère ordonne au président de faire procéder à la nomination du quatrième député, et M. de La Fayette est nommé à une forte majorité, et au bruit des plus vifs applaudissemens. La plupart des bulletins portaient le général La Fayette de Seine-et-Marne, d'autres portaient simplement le général La Fayette. Le scrupuleux président prétendait

que cette dernière désignation n'était pas suffisante; mais comme il n'a pu indiquer un second général La Fayette aux secrétaires et aux scrutateurs, ceux-ci ont persisté à penser qu'il n'y en avait qu'un, et les votes ont été comptés.

En historien fidèle, je dois dire que M. Talhouet, colonel de la garde royale, président de la deuxième section, s'est concilié tous les suffrages, par sa loyauté chevaleresque. Il est impossible de s'acquitter d'une mission, qui semblait devoir lui être peu familiere, avec plus de noblesse, de bonne foi et d'impartialité. M. Pasquier, qui présidait le collége, et qui a administré le département pendant trois ans, a obtenu trois voix, il en avait eu cent trente-neuf au premier scrutin. L'ajournement inconcevable qu'il avait prononcé, contre l'avis de tous les bureaux, a excité le plus vif mécontentement. Un électeur, qui n'avait pas voté pour M. de La Fayette au premier scrutin, a déclaré hautement qu'il lui donnait sa voix au second; et, comme le président lui a fait observer qu'il n'était pas permis d'influencer les électeurs; il fallait donc, Monsieur, a-t-il répondu, donner vous-même l'exemple, et ne pas me demander ma voix pour M. de la Bouillerie.

Il est heureux que les électeurs de la Sarthe aient montré cette fermeté. C'est avoir un grand mépris pour le peuple français, que de vouloir le mener ainsi, Si, après l'ajournement, M. de La Fayette n'eût pas été nommé, dix départemens l'auraient élu l'année prochaine. C'était un gant jeté aux colléges électoraux, tous l'auraient relevé. Les Français sont solidaires quand il s'agit de venger une injustice; persécuter l'homme de bien, c'est lui assurer les suffrages de tous les hommes géné

reux.

La ville de Lyon vient de le prouver d'une manière éclatante; on ne voulait point qu'elle nommât M. Camille Jordan; elle l'a élu à une immense majorité, quoiqu'elle sût

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fort bien qu'il avait été choisi quelques jours auparavant, par le département de l'Ain. Mais il avait parlé le premier du fatal tombereau. Du haut de la tribune nationale, avait fait entendre un cri de douleur et d'indignation, et les Lyonnais reconnaissans ont ombragé son front des palmes civiques, repoussant ainsi la doctrine d'un de leurs anciens magistrats, qui voulait qu'on creusât dans le centre de la terre, pour ensevelir les erreurs sanglantes des tribunaux: de graves personnages, je le sais, sont intéressés à ce qu'on ne scrute point une affaire où ils ne sont pas sans reproches; ce serait troubler leur repos, que de rechercher si le sang de l'innocence fut versé. Il faut, pour leur tranquillité, que toutes les larmes se tarissent, que tous les regrets s'éteignent, que toutes les douleurs soient muettes. Le choix de M. Camille Jordan est une grande leçon qui ne sera perdue, ni pour la morale, ni pour l'histoire. Puisse-t-elle ne pas l'être pour le ministère! Mais, dans tous les départemens, les nominations sont animées du même esprit de patriotisme. La Corrèze nous envoie M. Bédoch, orateur habile, dialecticien profond; la Nièvre, M. de Bogne, diplomate éclairé, et dont je crois faire le plus bel éloge, en disant qu'il est l'élève de M. Otto et l'ami de M. Bignon; la Loire, MM. Fournas et Populle, ancien maire de Montbrison, que la Minerve avait présentés au choix de leurs concitoyens; le Nord, MM. Revoire Saint-Hilaire, sous-préfet destitué, et Frémicourt, ancien maire de Cambrai, tous amis d'une liberté sage, oublant de justes ressentimens, et ne se rappelant l'arbitraire, dont ils furent victimes, que pour en préserver les Français de quelque opinion qu'ils soient.

Cette manifestation si vive, si spontanée, si unanime de l'opinion, ne frappera-t-elle pas les ministres ? Elle les entouré, elle les presse de toutes parts. N'y répondront-ils que par les injures de leurs pamphlétaires, et prendrontils toujours leurs salons pour Paris, et leurs flatteurs pour

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