Page images
PDF
EPUB

dire. Enfin ne pouvant plus dormir et ne sachant surmonter son agitation, il se leva avant le jour et étant monté à cheval il s'en fut trouver un évêque catholique arménien de nation, qui vivait si exemplairement, qu'il était en réputation de sainteté partout. On croyait même qu il avait prédit l'avenir à beaucoup de gens. Cet oncle lui exposa ce qui était arrivé avec son neveu. L'évêque lui dit qu'il avait tort s'il regardait ces songes comme des vérités, mais que, comme il lui disait, que son neveu était si peu raisonnable que d'avoir voulu s'empoisonner lui-même il lui conseillait de prendre garde à lui.

L'ayant renvoyé après quelques bonnes paroles, cet homme résolut si son neveu lui faisait quelque présent, selon son habitude, d'en faire l'essai avant que de s'en servir.

Cependant son vieux singe qu'il aimait, étant devenu malade, il l'envoya à la Napolitaine pour lui donner d'une certaine drogue qu'elle savait faire. Le singe demeura chez elle cinq ou six jours et étant allé le voir il le trouva tout gaillard. Ne voyant au logis ni son neveu ni la vieille, il dit à un garçon de service de lui renvoyer le singe le lendemain.

Pendant qu'il disait cela, ce singe monta sur une chaise et s'étant dressé il tâcha de s'élancer sur la cheminée où se trouvait une cafetière. Comme il aimait le café, son maître crut qu'il y en avait là. Il prit donc cette cafetière et y vit quelque chose qui ressemblait assez à du café. Il en mit dans une tasse où son singe n'eut pas plutôt mis le nez qu'il creva un moment après. En effet, c'était justement là que la vieille esclave avait mis son poison et comme Dieu permet que les choses arrivent sans qu'on y puisse remédier, elle l'avait oublié sur cette cheminée où elle n'avait pas coutume de le laisser. Il n'y avait point encore de correctif, c'est pour quoi l'effet fut si prompt.

L'oncle, pleinement persuadé de la véracité de ses songes, appela la justice qui se transporta sur les lieux.

La vieille y revint un moment après qui fut arrêtée aussi bien que les autres domestiques du neveu. On les interrogea tous séparément et pendant que ceux-ci ne savaient pas ce qu'on leur demandait, celle-là eut l'effronterie de dire que c'était l'oncle de son maître qui avait apporté lui-même cette cafetière par la haine qu'il portait à son neveu et qui s'était manifestée plus d'une fois. Mais les autres domestiques reconnaissant cette cafetière pour être de la maison, outre que le valet qui avait introduit l'oncle de son maître déposait qu'il ne

l'avait point quitté. Les juges se moquèrent de ce qu'elle disait et la firent trainer en prison.

Cependant le neveu qui était par la ville, sachant ce qui était arrivé chez lui, s'en vint chez moi, où voyant qu'on ignorait encore tout, il demanda du papier et de l'encre au Signor Elric. Il le pria de le laisser seul un moment parcequ'il avait à écrire une chose de conséquence. En effet, il écrivit le crime projeté avec son esclave et tous ceux qu'avaient commis cette malheureuse, puis il avala le poison qu'il avait sur lui et qu'il voulait essayer sur un bête.

Comme il n'y en avait pas eu grande quantité il ne fit pas un effet si prompt que sur le singe. Il put retourner chez lui où étant tombé en convulsions devant la justice, elle vit qu'il s'était empoisonné.

Son oncle eut encore la bonté de chercher à le secourir, mais le poison qu'il avait pris était si terrible que tout fut inutile. Il mourut quatre jours après, sans néanmoins accuser l'esclave. On donna cependant la question à cette malheureuse qui la souffrit constamment sans vouloir rien avouer. Mais sachant que son maître était mort et qu'on avait trouvé sur lui un écrit qui relatait tous ses crimes, elle vomit mille injures contre lui et avoua tous ses crimes, puisqu'il lui était indifférent de vivre.

Elle reçut ainsi la punition qu'elle avait bien méritée.

Voyant comme il avait évité heureusement tant de dangers, l'oncle fut retrouver l'évêque catholique. Il lui conta tont ceci et comment Dieu l'avait préservé.

L'évêque prit sujet de là de le cathéchiser un peu. Il lui remontra que pour reconnaître une si grande grâce il devait sortir de l'aveuglement où il était, qu'il croupissait depuis longtemps dans le schisme et dans l'erreur qui étaient un poison bien plus dangereux que celui qu'il venait d'éviter. Il lui parla si fortement et si saintement, et la grâce de Dieu opérant en lui, il fit abjuration de ses erreurs entre les mains de l'évêque.

Il s'en revint ensuite à Dulcigno et commença à faire bâtir un hôpital dans lequel il avait résolu de se retirer lui-même. Il était déjà bien avancé lorsque je quittai ce pays.

Il est si commun en ce pays-là de se servir du poison, quand on a quelque chose contre quelqu'un, que peu s'en fallut que le Signor Elric ne périt lui-même de cette manière. Ses parents, qui avaient été fâchés de ce qu'il voulait donner

ses filles à des étrangers, voyant qu'il n'attendait plus que le retour de Gendron pour exécuter ce projet et que même il mettait déjà ses effets en vente pour passer en France, gagnèrent un jeune homme qui faisait ses affaires. Ils lui promirent de lui faire épouser Diana s'il voulait empoisonner son père.

Comme cette fille était une fortune pour lui et que d'ailleurs sa beauté avait de quoi le tenter, il se laissa aller à leurs persuasions. Ils n'avaient pas d'ailleurs dessein de lui tenir parole, ils auraient voulu après lui faire empoisonner la sœur de Diana et se défaire de lui ensuite. Mais Dieu permit que leur crime fût découvert. Un de leurs enfants âgé de neuf à dix ans en ayant ouï quelque chose dit à Diana, un jour qu'elle était venue voir sa mère qui par bonheur n'était pas au logis, qu'elle ne savait pas à qui toute sa parenté la destinait. Elle dit que c'était au chevalier; mais l'enfant dit que non et lui conta que s'étant caché sous son lit, un jour que sa mère lui voulait donner le fouet, il avait ouï son père venir en sa chambre avec plusieurs parents et ce jeune homme et qu'on lui avait promis de lui donner Diana sitôt que le Signor Elric et sa sœur seraient

morts.

Diana, qui avait du bon sens, ne négligea point cet avis. Elle en avertit son père qui, connaissant les mœurs du pays, songea aussitôt au poison. Il m'en parla. Je lui dis de se défier de ce jeune homme sans faire semblant de rien et de se défier aussi de ceux que cet enfant avait nommé à Diana, car c'étaient ses héritiers directs après ses deux filles. Il me crut et ne fut plus manger chez eux, quoiqu'il y allât quelquefois auparavant.,

Cependant le jeune homme lui fit présent d'une perdrix qu'il disait avoir été tuée de sa main, il lui dit, en la lui donnant, qu'il en voulait venir manger avec lui et sa fille cadette. Quant à Diana il ne la nommait pas puisqu'il savait qu'elle mangeait toujours avec moi.

Comme tout cela s'accordait merveilleusement avec les dires de l'enfant, le Signor Elric ne douta plus que ce ne fût là le boucou (?) qu'il lui voulait donner. Il ne voulut pas lui répondre qu'il ne m'en eût parlé. Je lui conseillai de lui dire qu'ils mangeraient cette perdrix ensemble quand il voudrait et même. de prendre le jour pour le lendemain.

Nous remarquâmes que cette perdrix était marquée à la patte. Nous en fimes quérir une de même grosseur et nous lui

fimes la même marque. Quand cela fut fait, je gardai la perdrix de présent et je donnai l'autre à Elric qui en pouvait ainsi manger en toute assurance. Je lui donnai aussi deux autres perdrix pour mettre avec celle-là, ainsi que quelques autres pièces de gibier, afin que ce jeune homme crût qu'on voulait lui faire bonne chère. Il vint le lendemain et je voulus que Diana fût de la fête, afin que, si ce que l'on soupçonnait était vrai, on le pût reconnaître plus facilement. Il fut fort surpris quand il la vit se mettre à table avec eux et voulut me la renvoyer sous prétexte qu'elle me devait tenir compagnie; mais le Signor Elric lui dit que j'avais pris médecine ce jour-là et que jusqu'à ce que je l'eusse rendue elle n'avait que faire dans ma chambre.

On servit cependant la soupe dont il mangea de bon appétit, pendant qu'Elric et ses filles l'observaient sans en avoir l'air, car on avait peur qu'il n'empoisonnât un plat quand on y penserait le moins et elles surveillaient ses mains.

Quand la soupe fut mangée et qu'on eut desservi le bouilli, on vit une certaine joie dans les yeux du jeune homme d'abord qu'il vit paraître le rôt. Il remarqua d'abord la perdrix qui était marquée et l'ayant mise sur son assiette il en leva les cuisses. et les ailes, puis ayant laissé toutes les pièces dessus, il remit la main au plat sur lequel il depeça une autre perdrix, ne voulant pas que celle-ci touchât à l'autre qu'il croyait être la sienne. Quand cela fut fait, il servit une aile et une cuisse de la première perdrix au Signor Elric et une aile et une cuisse de la seconde à Diana, puis revenant sur son assiette, il prit l'aile et la cuisse qui y restaient et les donna à la cadette. Il n'y avait plus que la carcasse dont il semblait devoir être embarrassé, mais la donnant encore à Elric il lui dit qu'il se souvenait que c'était ce qu'il aimait le mieux; qu'ils trouvassent bon cependant qu'après les avoir servi il ne s'oubliât pas lui-même et ayant demandé une autre assiette, sous prétexte de propreté, il y mit le reste de la perdrix qu'il avait dépecé dans le plat.

Tout cela ne signifiait que trop que ce n'était pas à faux qu'on l'avait soupçonné, mais Elric et ses filles n'en témoignèrent rien, burent et mangèrent à leur ordinaire, parce qu'ils savaient qu'il n'y avait rien à craindre pour eux. Le jeune homme, de son côté, était très satisfait de voir tout réussir à souhait.

Enfin quand ils eurent tenu table deux bonnes heures et que les uns et les autres commençaient à s'en lasser, je leur

envoyai par Inglebert la perdrix du jeune homme, qu'il avait eu soin de faire rotir. Je l'avais mis dans le secret afin qu'il fût spectateur de la comédie et qu'il pût rendre témoignage au besoin. Il la présenta de ma part à Elric et lui dit que le Pacha m'en ayant envoyé deux, j'avais trouvé l'autre si bonne que, comme je savais qu'il avait de la compagnie, j'avais cru ne lui pouvoir rien envoyer de meilleur. Elric, sous prétexte de la faire sentir au jeune homme, l'approcha de son nez, mais il retira la tête précipitamment, de peur, dit-il, qu'elle ne le brulât. Elric avait fait cela, afin qu'il pût reconnaître que c'était sa perdrix, mais la crainte qu'il eût d'être empoisonné le fit retirer si vite. Mais quand il vit que c'était sa perdrix marquée, il changea de couleur. Elric, sans faire semblant de rien, y mettant le couteau, lui en présenta une aile et le pria de lui dire si elle était aussi bonne que je le lui avais mandé, Mais il n'eut garde d'en manger et s'étant excusé sur ce qu'il avait fait trop bonne chère pour avoir encore faim, Elric dit la même chose et en donna une cuisse au chien qu'Inglebert avait amené avec lui tout exprès. Il ne l'eut pas plutôt mangée qu'il commença à vomir et Inglebert étant venu me le dire, je m'en fus dans la chambre où était ce jeune homme que je trouvais tout interdit. Je commençai d'abord à le traiter de scélérat et d'empoisonneur, lui disant que javais voulu me donner le plaisir tout au long de le confondre et qu'il n'y avait d'autre moyen de sauver sa vie que de nommer ses complices. Il voulait tout nier au commencement, mais m'entendant dire à Inglebert d'aller chercher la justice, il se jeta à mes pieds et me cria miséricorde. Elric sut ainsi les noms de ceux qui avaient voulu le faire mourir, et il me pria de pardonner à ce jeune homme, de peur qu'en le faisant punir il ne fût obligé de faire punir avec lui la plupart de ses parents.

Je n'en étais pas d'avis, mais quand il m'eut dit qu'il mourrait de douleur de voir tous ses proches périr de la main du bourreau, je lui accordai sa demande.

Ses complices attendaient le jeune homme à son retour. Mais ils furent bien surpris de ce qu'il leur raconta et ils tinrent conseil entre eux le même jour pour savoir ce qu'ils allaient faire.

on Le jeune homme n'y était point, car on agita la question de savoir si on ne l'ôterait pas de ce monde, afin qu'il ne pût rendre témoignage contre eux et ils conclurent tous d'une voix qu'il fallait s'en défaire au plutôt. Ils en chargèrent celui d'entre eux qui était son plus grand ami. Cet ami alla lui pro

[graphic]
« PreviousContinue »