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poser d'aller habiter avec lui à Fochies, car il n'y avait plus de sûreté pour eux à Dulcigno, surtout après le retour de Gendron qui était un homme dur et inexorable et que sa famille lui donnait mille écus en dédommagement de la perte que lui causerait son changement de domicile. Ce jeune homme accepta et tous deux partirent pour Fochies, mais à peine y étaient-ils de quatre jours que l'ami tomba malade et mourut. Avant de mourir, il avoua son crime au jeune homme qui l'écrivit à Elric pour lui montrer la noirceur des siens.

J'écrivis toutes ces choses à Gendron qui était à la veille de son retour. Il avait fait ses affaires merveilleusement bien; en sorte qu'il apportait avec lui pour un million de lettres de change. Il les avait mises sous mon nom tant l'estime qu'il avait pour moi était véritable.

Il partit avec un vent favorable, mais comme il espérait d'arriver dans un jour ou deux à Dulcigno il s'éleva une tempête si furieuse qu'elle le rejeta d'où il venait.

Cet accident l'obligea de relâcher à Fochies où il trouva une grosse rumeur. C'était justement le jeune homme qui avait voulu empoisonner Elric, lequel, s'étant saoulé sur un vaisseau s'était pris de querelle contre les matelots, en était venu aux prises avec eux et avait été jeté à la mer où il s'était noyé avant qu'on ait eu le temps de lui porter secours. Gendron entendant que c'était un marchand de Dulcigno s'arrêta pour le voir repêcher et reconnut le jeune homme dont je lui avais écrit l'histoire. Il admira la justice de Dieu qui ne manque jamais de punir le crime et qui sait frapper l'insensé qui se flatte d'avoir échappé à la justice des hommes.

Enfin le vent étant favorable, Gendron quitta Fochies et arriva à Dulcigno au moment où je venais de sortir de table. Je fus ravie de le voir et nous nous contâmes tout ce que nous avions fait pendant cette absence.

Il me montra les lettres de change en mon nom, afin que je ne doutasse nullement de ses sentiments et du souvenir qu'il avait eu de moi en son voyage. Il avait pris aussi des passeports de toutes les puissances qui ont des vaisseaux et des galères sur la mer, afin que nous puissions atteindre Rome en toute sûreté.

Il négocia cependant l'argent que j'avais à Dulcigno et prit à lá place des lettres de change sur Venise, Amsterdam et quelques autres villes de grand commerce.

Elric n'eut pas tant de facilité à vendre ce qu'il avait en

fonds de terre; mais par bonheur pour lui, un marchand arménien établi à Dulcigno eut avis qu'un oncle qu'il avait à Amsterdam et qui y faisait un gros commerce était mort. Ils se nommaient tous deux Deandati; et comme celui d'Amsterdam y avait acquis des héritages, dont celui de Dulcigno savait la valeur, il lui proposa de les échanger avec les siens, ce qu'Elric accepta et l'affaire se fit dans de bonnes conditions.

Mais il eut encore beaucoup de chicanes à essuyer de la part de ses parents qui étaient au désespoir de voir sortir tous ces biens de leur famillle. Il fallut l'intervention du Pacha et de Gendron pour arranger tout cela. Gendron fit encore à cette occasion un riche présent au Pacha, trouvant que je ne l'avais pas assez remercié du service qu'il m'avait rendu.

Je proposai alors à Gendron de conclure le mariage des deux filles d'Elric. Il me répondit qu'il le voulait bien, quoiqu'il trouvât celui de Diana précaire, puisque ni l'un ni l'autre n'avait de bien. Il me dit qu'il se proposait, si je le voulais, de leur donner 10,000 écus.

Ce présent était fort et s'il eût été précédé de quelques œillades favorables qu'il eût donné à cette fille, c'en eût été assez pour me faire croire qu'il y serait entré autre chose que de la complaisance pour moi. Mais comme il n'avait jamais rien eu de particulier avec elle et que même, depuis son retour, quand je lui avais fait remarquer sa beauté, il m'avait répondu fort obligeamment que quand on m'avait regardé une fois, il était impossible de regarder personne, comme dis-je, je ne voyais rien en lui qui pût me donner du soupçon, bien loin d'en être jalouse je l'en estimai davantage et je le remerciai de vouloir bien se montrer si libéral pour l'amour de moi.

Nous convinmes de donner à la cadette quelques diamants et un collier et nous envoyâmes quérir un notaire pour faire leur contrat. La joie du chevalier et de Diana fut extrême, mais Van Eck et sa maîtresse furent atteints d'une jalousie mortelle à la vue de la différence que nous faisions à son égard, et le mariage même eût été rompu si Elric n'eût remis toutes choses en ordre en montrant à Van Eck un contrat de 50,000 francs qu'il avait sur la banque d'Amsterdam, en lui promettant d'ajouter à son contrat 10,000 écus, ainsi que j'en donnais à Diana.

Cependant, avant que nous fussions encore en état de partir, deux vaisseaux, l'un français, l'autre hollandais, poussés par la tempête vinrent échouer tout près de Dulcigno.

Il n'y eut pourtant que six hommes de noyés et le reste s'étant sauvé, je fus sur le port avec Gendron pour donner secours, autant qu'il me serait possible, à ces malheureux et surtout à ceux de ma nation.

Gendron qui, de son côté, était fort charitable me seconda dans ce dessein, de sorte que l'un d'eux s'étant fait connaître à nous pour le consul de France à Smyrne, nous l'emmenâmes dans notre maison et nous lui fimes fort bon accueil. Après qu'il nous en eut remercié fort civilement, il nous dit qu'il s'en retournait à Marseille d'où il était; que, malheureusement pour lui, il était pulmonaire, ce qui le mettait hors d'état d'exercer la fonction pour laquelle le Roy l'avait envoyé dans le Levant. Nous lui offrimes de le ramener en France avec nous, mais comme il connaissait Gendron pour un corsaire il ne voulut pas encore se décider et ne savait quel parti prendre, parceque des gens lui disaient que Gendron voulait retourner au christianisme et que d'autres lui affirmaient qu'il n'en avait nulle envie, qu'il était amoureux de moi éperdûment et qu'ainsi il ne serait pas si fou que de me ramener entre les bras de mon mari, qui n'aurait garde de me laisser dans les siens, quand ce ne serait que pour sa réputation.

Ces gens-là lui apprirent ainsi qui j'étais et il commença à me regarder avec respect. Cela le devait empêcher, aussi bien que sa santé qui était mauvaise, de devenir amoureux de moi; mais comme on n'est pas maître de ces sortes de choses, non seulement il le devint mais il eût encore la hardiesse de me le dire. Je ne voulus pas l'en reprendre aigrement de peur qu'il n'osât plus accepter notre secours; je lui parlai donc avec beaucoup de douceur lui disant qu'il n'était pas le premier à qui ce fût arrivé, tant il est vrai que les hommes sont remplis de faiblesses, mais que je les avais fait tous rentrer en euxmêmes, ce qui me faisait croire que je ne réussirais pas moins à son égard, car il n'avait qu'à considérer le peu de temps qu'il avait encore à vivre sur la terre pour trembler à la vue de la malheureuse passion à laquelle il donnait entrée dans son cœur ; que ce n'était pas un crime de peu de conséquence de parler d'amour à la femme de son prochain et que s'il voulait me croire il en ferait sérieusement réflexion.

Ces paroles opérèrent dans le même moment et m'ayant demandé pardon d'avoir osé lever les yeux sur moi, il me remercia de l'avoir fait songer à sa dernière heure dont il avait tout lieu de se croire près. Ce fut ainsi que je me défis de ce nouvel amoureux, qui, étant devenu plus sage, me dit que mes

aventures méritaient bien d'être écrites et qu'il m'offrait sa plume pour les donner au public, car elle passait pour assez bonne. Mais comme il y avait déjà quelque temps que j'y travaillais moi-même à mes heures de loisir, je crus que je serais capable de les achever sans son secours et je le remerciai. Il ne se rebuta pas et s'adressa à Margot pour la prier de lui procurer ce que j'avais refusé. Elle m'en parla, ne sachant pas que j'avais été déjà priée, parcequ'il lui avait promis une bonne place dans cette histoire. Je lui refusai donc encore, mais j'appris qu'elle lui avait donné tous les renseignements qu'il lui avait demandés.

Je témoignai à Margot mon ressentiment, lui disant qu'elle se serait trompée en beaucoup de choses; qu'elle ne pouvait pas savoir aussi bien que moi; que je n'aurais guère de plaisir à me voir ainsi défigurée et que ce serait à elle que j'en aurais.

Je m'attendais ainsi tous les jours à ma rentrée en France à me voir paraître sur la scène de la manière dont il plairait à ce consul; je pouvais espérer de bons traitements après l'amour qu'il avait eu pour moi, mais aussi j'avais tout à craindre de son ressentiment.

Quoi qu'il en soit jusqu'à présent, je me suis vue heureusement trompée et je crois être la première qui annoncerai mon histoire.

Enfin n'y ayant plus rien qui retardât notre départ, nous fùmes prendre congé du Pacha qui, à ma considération et à celle de Gendron, relâcha quelques marchandises qui appartenaient aux gens qui avaient fait naufrage. Il avait prétendu qu'elles lui appartenaient par droit d'aubaine, mais Gendron lui persuada de les laisser et le souvenir des cadeaux que nous lui avions fait l'emporta sur son avarice. Ces gens s'embarquèrent sur nos vaisseaux avec leurs marchandises et le consul qui avait pris confiance en moi vint aussi avec nous.

J'étais encore avec Gendron sur le pont d'où je voyais embarquer tout le monde, quand il y vint deux femmes qui se désespéraient comme si elles eussent été possédées. Comme je n'entendais point leur langage, Gendron m'apprit que le sujet de leurs lamentations était que les deux filles d'Elric emmenaient avec elles deux servantes dont ces deux femmes étaient les mères. Leurs cris et leurs gémissements furent cause que je dis à Elric de commander à Madame d'Ailly et à sa sœur de renvoyer ces servantes. Mais elles, qui

étaient misérables dans leur pays, ne voulurent point retourner. Elric me le vint dire et comme j'avais pitié de tout le monde et que je jugeai que ces deux misérables étaient aussi pauvres que leurs enfants, je leur fis dire de venir avec nous si bon leur semblait. Elles demandèrent une heure pour se défaire de ce qu'elles avaient, car elles étaient vraiment pauvres et s'en revinrent en moins de temps encore qu'elles ne m'avait demandé.

L'une d'elles amena avec elle une jeune fille de quatorze à quinze ans qui était encore plus belle que Diana ne l'avait jamais été et j'appris que c'était sa fille. Je fus charmée à sa vue et je ne pus m'empêcher de baiser cette jeune fille, nonobstant les haillons dont elle était revêtue et qui avaient de quoi faire mal au cœur à une femme comme moi.

Je la fis causer, car je l'admirai de plus en plus tant elle était charmante de toutes façons et je conçus aussi bonne opinion de son esprit que je faisais cas de sa beauté. Gendron me servait d'interprète et m'expliquait mot à mot ses réponses.

Je lui fis apporter une de mes chemises que je lui fis mettre et après l'avoir fait décrasser je lui donnai un habit de Mademoiselle Van Eck, parceque les miens étaient trop grands pour elle.

Ce n'était qu'en attendant que je lui en pussse faire faire d'autres et j'étais résolue de lui donner dans mon cœur la même place que j'avais donné à Diana. La considération que j'avais pour la fille fit que je pris soin de la mère et de la sœur que je fis passer à mon service.

Je leur donnai à toutes deux quelques habits de Margot, à qui je donnai des miens à la place; de sorte que j'en fis des demoiselles au lieu qu'elles n'étaient que des misérables auparavant.

La jeune fille qui s'appelait Suzanne, dont je fis Suzon, eut tant d'envie de me plaire qu'elle commença le jour même à vouloir apprendre le français. Mais comme elle avait plus d'esprit que l'on ne saurait dire, elle se fit un livre du vaisseau. Quand elle savait un mot de français elle l'écrivait contre le bois avec de la craie et mettait à côté le mot de sa langue et comme elle avait une mémoire admirable, il est impossible de dire le peu de temps qu'il lui fallut pour venir à bout de son dessein.

Lorsque nous avions levé l'ancre le vent nous était extrême

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