ODETTE Il est étrange, qu'on se passionne ainsi, pour la guerre quelle folie d'aller au bout du monde... SOPHIE Hélas! oui, ma bonne Odette, et dans un pays où les femmes ne passent pas, non plus, pour être très-heureuses... ODETTE Qu'en sait-on? (Nanine reparaît, apportant le courrier sur un plateau; Odette s'en saisit). Enfin, nous allons savoir... (Nanine sort.) SOPHIE, pendant qu'Odette feuillette le courrier. Je trouve cela horrible la guerre; mais c'est, dit-on, uu mal nécessaire. ODETTE, examinant les lettres. Ah! de Bordeaux, c'est d'Andrée, justement... Une autre de Paris, je ne connais pas l'écriture... Mais si, c'est de Julie... Et celle-ci? de Moulins? c'est de Pauline... En voilà encore une que nous avions oubliée... j'espère qu'elle est heureuse, celle-là; quel mari, quel fils!... SOPHIE Tu peux même dire aussi: quel frère! Ce missionnaire fait l'admiration de l'armée, en même temps que son neveu en est la gloire, (avec feu) à vingt-deux ans, décoré sur le champ de bataille... ODETTE, regardant une autre lettre. En voilà une qui m'intrigue fort.... C'est pour mon mari.... ministère de la guerre... je n'y connais personne... nous verrons tout à l'heure... Ah! tu as bien raison Sophie, Pauline est heureuse, heureuse de toutes les manières, elle est adorée de son mari, elle a pour frère un saint, pour fils un héros... Si j'étais comme elle, je ne me plaindrais pas. (Reprenant la dernière lettre.) Mais que peut contenir cette lettre? SCÉNE VII Les mêmes, Agenor, entrant AGENOR Il n'y a rien pour moi? ODETTE Si, une lettre qui m'intrigue fort, (la lui tendant) du ministère de la guerre. AGENOR Voyons. ODETTE, l'arrêtant au moment où il va l'ouvrir. Non! pas encore. Attendez que je lise d'abord les miennes, nous ferons ainsi durer plus longtemps le plaisir. AGENOR Quelque circulaire; à votre aise, (il pose la lettre) voyons les vôtres. ODETTE, brisant un cachet. Celle de Pauline d'abord... chère Pauline... (lisant), <<< Tu ne saurais comprendre, ma bonne Odette, quelles angoisses sont les miennes. Songe done! Gabriel, mon frère (mouvement de Sophie) là-bas, exposé, chaque jour, comme prêtre et mon adoré Charles, mon fils, blessé!... Je suis cependant bien heureuse. » (S'interrompant) tu vois Sophie? (reprenant sa lecture) car je suis fière de voir ceux que j'aime, porter aussi loin et si haut, le renom de leur pays, la gloire de leur nom... » Continue. SOPHIE ODETTE, se contentant de parcourir la lettre des yeux. Elle me raconte ensuite, comment son Charles a été blessé, légèrement, heureusement... les journaux l'avaient dit... tout à l'heure, j'y reviendrai... Voyons la lettre de Julie... SOPHIE Elle va parler fête, celle-là, plaisirs. ODETTE Mais, certainement (elle a brisé le cachet de la lettre). Oh! elle a été au bal des Guichard... un bal d'été... tu sais, Sophie, cette fête magnifique qui a, dernièrement, bouleversé tout ce qui reste encore de monde, à Paris? Un bal costumé, dans de grands salons Henri II... Quel regret j'ai eu de ne pouvoir être là... des toilettes superbes, un luxe asiatique... et une musique, un entrain, (lisant). «< Depuis longtemps, on ne s'était autant amusé... le roi, de la fête était le comte de Vesle, en polichinelle... » AGENOR Dans un salon Henri II, le costume me paraît singulier. On l'aura pris pour le fou du Roi. ODETTE Vous n'y connaissez rien: affaire de contraste. (Continuant sa lecture.) << Madame de Prie était en chèvre blanche... >> AGENOR C'est joli cela. Mais, c'est encore un anachronisme; Esméralda date d'avant. ODETTE Laissez-moi donc finir... « Berthe Savy avait pris le costume de Marie-Stuart, »> (s'interrompant). Comment! Madame Pontcastel était là ?... oh! par exemple si l'on admet, maintenant, de pareilles femmes dans le monde... SOPHIE, qui est restée songeuse. Elle est riche, ma chère, et elle aussi, donne de belles fêtes. AGENOR D'ailleurs, on dit M. d'Angennes du dernier mieux avec elle, et il était là certainement. ODETTE Vous calomniez le mari de Julie. (Reprenant la lettre.) Ah! madame Ascart qui avait une toilette feu... Feu ? AGENOR ODETTE Ce sera la couleur à la mode, cet hiver... elle a pris les devants comme toujours... heureuse madame Ascart! Pourquoi heureuse? AGENOR ODETTE Parce qu'elle devance toujours les modes. AGENOR Ce n'est peut-être pas une raison... En tout cas, feu me paraît hardi pour une femme qui a le teint rouge et les cheveux de la couleur de son teint... similia similibus... une Proserpine sans doute? ODETTE Mon Dieu, Agenor, ne parlez donc pas de choses que vous ignorez. Feu, en effet, est risqué. SOPHIE ODETTE Risqué mais c'est ce qui en fait le charme! Vouliez-vous donc que Madame Ascart allât au bal Guichard, en robe gris-perle? Si c'est la mode! AGENOR ODETTE Ce sera la mode de demain, c'est bien mieux! (Parcourant de nouveau la lettre.) La petite Godin était en robe absolument courte, costume de la Restauration... ah! c'est joli, cela... on va y revenir... plus de pouffs, l'an prochain, plus de traînes, plus de paniers... des robes courtes et le coup de pied découvert, avec des cothurnes aux jambes, comme en 1824... Autre affaire M. de Jouy se marie... il épouse, devinez qui? SOPHIE Mile Debry? ODETTE Non. SOPHIE Amélie Gardon? ODETTE Pas du tout. AGENOR Sa cousine, M. Degas? ODETTE, étonnée. Oh! par exemple, voilà qui est fort! Pour une fois, vous devinez juste ?... Petit mariage... (Reprenant la lettre.) Ah! Madame de Tably a obtenu son divorce... quel scandale!... enfin la voilà libre. SOPHIE, bas à Odette. Et selon toi, parfaitement heureuse ?... AGENOR Libre de faire des folies, après comme avant. SOPHIE Eh bien, tu ne lis pas ta lettre, Agenor? AGENOR, montrant les autres lettres. J'attends. ODETTE, gaiement. La consigne est levée. AGENOR (Il prend la lettre et en brise le cachet; il ne l'a pas plutôt lue, Un grand malheur! C'est de Denty, le secrétaire du ministre... il sait notre intimité avec une famille cruellement frappée, me dit-il, et me charge de la préparer à apprendre... SOPHIE Mais quoi donc, pour l'amour de Dieu ?... AGENOR, lisant. « Une dépêche arrivée toute à l'heure au ministère, annonce la mort... Mais de qui donc? ODETTE AGENOR, avec accablement. Du fils de Pauline! Ah !... ODETTE AGENOR, continuant. ...tué en donnant l'assaut malgré sa blessure à peine fermée. » SOPHIE, atterrée. C'est affreux ! AGENOR Et ce n'est pas tout (lisant). « L'abbé Gabriel, lui aussi, en portant des secours aux blessés, dans la tranchée, a été frappé d'une balle perdue... SOPHIE, reprenant son empire sur elle-même. Tu ne prétendras plus, n'est-ce pas, ma pauvre Odette, que tu es la plus malh..... ODETTE, s'élançant et lui mettant la main sur la bouche. N'achève pas. (Elle se dirige précipitamment vers la porte.) Jet vais écrire à Pauline. (Elle sort. Un silence.) SCÈNE DERNIÈRE AGENOR, regardant sa sœur avec un profont sentiment Pauvre sœur! tu souffres plus qu'elle... |