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tence légale, c'est le néant, et le néant ne saurait exercer aucun droit. La cour de cassation jugea conformément au réquisitoire du procureur général : « qu'aux termes de la loi du 2 janvier 1817, qui n'a fait que proclamer de nouveau l'un des principes permanents du droit public de la France, consacré sous l'ancienne monarchie par la déclaration du roi du 27 juin 1659, et par l'édit du mois d'août 1749, aucune communauté religieuse d'hommes ne peut tenir l'existence et la capacité civiles pour recevoir des libéralités que d'un acte de l'autorité législative (1) Si la cour ne parle que des communautés religieuses d'hommes, c'est que, dans l'espèce, il s'agissait d'une communauté de frères, et l'on sait qu'en France, une loi de la Restauration (24 mai 1825) permet au roi d'autoriser l'établissement de communautés de femmes; tandis que les communautés d'hommes restent sous le coup des lois révolutionnaires, qui ont supprimé toutes les corporations religieuses.

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88. En Belgique, il n'y a pas eu de lois pareilles, véritables lois de réaction catholique, que l'on est étonné de voir subsister dans la patrie de Voltaire. Nous restons donc sous l'empire de ce principe que Pasquier déclare indépendant de toute loi positive, et qui a été si souvent consacré par nos anciens souverains. Cependant, ce principe a été contesté devant la cour de cassation : on a prétendu que la Constitution avait introduit un droit nouveau en proclamant la liberté d'association, d'où l'on induisait que les sociétés, religieuses ou autres, établies en vertu de cette liberté, formaient autant de personnes juridiques, distinctes des membres qui les composent. On s'étonne qu'un non-sens pareil ait pu se produire devant notre cour suprême. Il va sans dire que c'est dans l'intérêt des corporations religieuses que ces énormités ont été soutenues, et l'on sait aussi qu'il n'y a point d'absurdité que les gens d'église n'osent défendre. Je me trompe; comme ce ne sont pas des moines qui plaident, mais des avocats, ceux-ci auront refusé de défendre en justice les incroyables

(1) Rejet, chambre civile, 3 juin 1861 (Dalloz, 1861, 1, 218).

prétentions des canonistes: l'Eglise est mieux qu'une personne civile, elle forme une société parfaite, c'est-à-dire un Etat dans l'Etat, hors de l'Etat, au-dessus de l'Etat. Demandez à l'Eglise ses titres, elle dira qu'elle les tient de Dieu, et que le droit divin domine le droit laïque, que l'Eglise n'a pas besoin d'être reconnue par l'Etat, qu'elle existe, au besoin, malgré l'Etat. Pourquoi les gens. d'Eglise ne font-ils pas consacrer cette lumineuse doctrine par la cour de cassation? Et si la cour demandait des textes, pourquoi l'Eglise ne les demande-t-elle pas aux Chambres quand elle y a la majorité ?

Les avocats des gens d'Eglise en furent réduits à soutenir une théorie qui est une véritable hérésie juridique, et au premier chef, à savoir que la liberté de s'associer veut dire le droit de s'incorporer. La cour de cassation répond à ce non-sens : « que l'article 20 de la Constitution reconnaît aux Belges le droit de s'associer, mais qu'il n'accorde pas la capacité civile aux associations comme êtres collectifs; qu'il résulte, au contraire, clairement des discussions dont cet article a été l'objet que le Congrès national a seulement voulu écarter les entraves qui avaient été précédemment mises au droit d'association, mais qu'il n'a pas entendu conférer aux associations le caractère de personnes juridiques (1) ». On voit que le pourvoi lui-même reconnaissait implicitement la nécessité d'un acte législatif pour constituer une personne civile, alors même qu'il s'agit d'une congrégation religieuse; et c'est pour trouver ce texte impossible qu'il citait la Constitution, comme les naufragés s'attachent à une planche de salut, qui doit nécessairement les engloutir.

89. Le chancelier Pasquier n'avait pas tort de dire que le principe qui exige l'intervention du législateur pour la formation de personnes civiles, résulte de l'essence des choses; voilà pourquoi il est universel, on le trouve dans tous les pays, dans toutes les législations. J'ai dit bien des fois, dans le cours de ces Etudes, que les

(1) Rejet, 17 mai 1862, au rapport de Paquet, sur les conclusions conformes du procureur général Leclercq (Pasicrisie, 1862, 1, 274).

Anglo-Américains forment comme un monde à part, qui rejette les règles de droit civil international admises par les jurisconsultes du continent européen. Cette opposition n'existe point, en ce qui concerne le principe de l'incorpo- ration; ils sont beaucoup plus favorables à la personnification civile; mais bien qu'ils l'accordent à toute association qui se forme dans un but littéraire, scientifique, de charité, d'instruction, de religion, ils maintiennent strictement la règle qu'il n'y a pas d'incorporation sans un acte législatif, ou au moins sans charte royale. Ils poussent ce scrupule si loin, qu'ils imaginent une concession. là où, en réalité, il n'y en a point. On n'a jamais découvert la charte d'incorporation de la Cité de Londres, certes, après l'Etat, la corporation la plus puissante qui existe dans le Royaume-Uni ; et il est plus que probable qu'il n'y en a point; la Cité se sera formée comme l'Etat, sans loi ni acte politique quelconque. En va-t-on conclure qu'il peut y avoir des corporations sans un acte du souverain? Non, certes, cela est juridiquement impossible. On présume qu'il a existé une charte dans les vieux temps, c'est comme la prescription acquisitive que les légistes justifient en supposant que le possesseur a eu un titre qui a été détruit ou qui s'est perdu (1).

Kent dit la même chose du droit américain. Il n'y peut plus être question de chartes royales, à moins qu'elles ne soient antérieures à la Révolution; dans ce cas, elles conservent leur autorité en vertu du droit acquis. Quant aux nouvelles corporations, elles ne peuvent s'établir que par un acte du pouvoir législatif de chaque Etat. On admet la prescription, d'après le droit commun, c'est-àdire que l'on suppose qu'il y a eu une charte ou une loi, les corporations ne pouvant pas s'établir autrement (2).

90: Les légistes anglo-américains ne procèdent jamais par principes, ils ne se demandent pas pourquoi il faut un acte du pouvoir souverain pour constituer une corporation; s'ils le faisaient, ils ne pourraient pas admettre la

(1) Blackstone-Stephen, Commentaries on English laws, t. III, p. 8 (de la e édit.).

(2) Kent, Commentaries on American law, t. II,

p.

349 (277).

prescription dans une matière où il s'agit de choses qui sont hors du commerce. Une corporation non autorisée est le néant; que ce néant ait duré trente ans, est-ce une raison pour qu'il acquière une existence qu'il ne peut pas avoir? Supposer qu'il y a eu un acte d'incorporation, par cela seul que le corps existe, c'est oublier la fraude. Nos anciens édits constatent que des corporations se sont établies en fraude de la loi: la longue possession peut-elle jamais effacer ce vice dans une matière d'ordre public? Il en serait autrement si l'établissement datait d'une époque où la nécessité d'une autorisation n'était pas encore légalement requise. Au moyen âge, l'Etat existait à peine, et par suite, l'individu avait d'autant plus de pouvoir; un établissement charitable créé par un testateur pouvait donc être considéré comme incorporé, sans qu'un acte du souverain fût intervenu pour le légaliser. En France, l'édit de 1666 est le premier qui ait exigé l'autorisation du souverain pour la création d'un établissement de ce genre; il en résulte que les établissements antérieurs à cet édit sont valablement incorporés par la volonté seule du fondateur (1). Il ne faut pas confondre cette hypothèse avec la prescription; la prescription suppose la nécessité d'un acte législatif, tandis que je suppose qu'il y a eu une époque où cette nécessité n'était pas légalement établie. Il est plus que probable qu'il en a été ainsi dans tous les Etats modernes. J'ai dit que l'on a vainement cherché la première charte d'incorporation de la Cité de Londres; c'est pour y suppléer que les légistes anglais ont imaginé une fiction, à savoir que la charte existait, mais qu'elle a été perdue ou détruite. C'est peut-être là l'origine de leur théorie de la prescription. Pourquoi ne pas avouer que l'intervention du pouvoir législatif n'a pas toujours été requise; qu'elle ne pouvait même l'être à une époque où il n'y avait pas d'Etat organisé, où la démarcation entre le pouvoir de l'Etat et le pouvoir de l'individu n'était point établie?

91. La règle qui exige un acte législatif pour l'exis

(1) Rejet, 24 novembre 1868 (Dalloz, 1869, 1, 93).

tence d'une personne juridique reçoit-elle des exceptions? Savigny enseigne que l'Etat et la commune sont des personnes nécessaires; il entend par là que l'Etat jouit de la personnification par cela seul qu'il existe, sans qu'il soit besoin d'une loi qui lui reconnaisse les droits dont jouissent les personnes physiques (1). Que l'Etat soit une nécessité, personne ne le contestera; c'est la société organisée, et on ne nie plus que la société soit la condition naturelle de l'homme; la théorie du contrat social a perdu tout crédit.

Mais de ce que l'Etat est nécessaire, on ne peut pas conclure qu'il jouit nécessairement des droits qui appartiennent à l'individu; il y a toujours entre les droits de l'Etat, considéré comme personne juridique, et les droits des personnes physiques, une différence radicale, c'est que l'homme est un être juridique, dès que Dieu l'appelle à la vie, et à ce titre il jouit de tous les droits privés qui lui sont nécessaires pour accomplir sa destinée. L'Etat n'a pas cette personnalité; on ne peut pas dire de lui qu'il naît avec la mission de se perfectionner, ou, comme disent les théologiens, de faire son salut. Il n'a que les droits que la loi lui accorde, plus ou moins étendus, selon les diverses constitutions. Pourquoi y a-t-il des constitutions? Précisément pour définir l'Etat et ses droits. Et il y a aussi des lois qui définissent, en les limitant, les droits privés de lEtat. Le droit de propriété est le droit essentiel de l'individu, droit d'où découlent tous les autres. L'Etat est propriétaire est-ce à dire qu'il jouisse, comme tel, de tous les droits du propriétaire ? A-t-il le droit illimité de disposition? Peut-il user et abuser comme il l'entend? A toutes ces questions, il faut répondre non; donc, l'Etat n'est pas une personne naturelle, c'est une personne fictive, quoique nécessaire.

On dit que la reconnaissance de l'Etat comme personne dépend, non du droit civil, mais du droit des gens. Cela est vrai de l'Etat considéré comme corps politique, et dans ses rapports avec les autres puissances. Quand un

(1) Savigny, System des heutigen römischen Rechts, t. II, §§ 86 et 89.

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