Page images
PDF
EPUB
[graphic][merged small]

Si, à l'aide du Sénat, transformé en une sorte de pouvoir supérieur à la constitution, il brisait l'opposition du Corps législatif et du Tribunat, en éliminant ceux de leurs membres qui se montraient contraires à son gouvernement, Chénier, Daunou, Benjamin Constant, etc., on se disait que cette opposition intempestive empêchait le bien qu'il voulait faire. S'il déportait sans jugement, en vertu d'un sénatus-consulte, quelques malheureux innocents du crime dont on les accusait, mais, pour la plupart, restes impurs de la Révolution, on disait que les temps n'étaient pas encore assez calmes pour que l'observation des formes de la justice, signe des temps paisibles, fût religieusement gardée. S'il n'épargnait pas les sarcasmes à quelques hommes, comme Siéyès, de Tracy, Garat, Cabanis, qui avaient gardé du dernier siècle et de la Constituante l'habitude de remonter, en toutes choses, aux principes, om riait avec lui de leur métaphysique, et on les appelait du nom qu'il leur donnait, les idéologues. Si enfin les vives allures du Premier Consul, ses déterminations promptes, sa puissante initiative montraient toute la vie, toute l'activité du gouvernement concentrées en lui seul, on ne s'irritait pas de la liberté ajournée, on répétait avec lui que « la France était soustraite à l'esclavage de l'anarchie, » et on se félicitait de ce qu'elle eût trouvé un génie supérieur pour lui confier le soin de ses destinées.

La machine infernale (déc. 1800). Ces sentiments de gratitude et de confiance éclatèrent quand les incorrigibles des partis extrêmes, n'espérant le vaincre autrement, recoururent à l'odieuse et lâche ressource de l'assassinat. Le complot républicain d'Aréna et de Céracchi, auquel la police se mêla trop, fut prévenu (octobre 1800). Mais Bonaparte faillit périr par la machine infernale qui éclata sur son passage, dans la rue Saint-Nicaise, comme il se rendait à l'Opéra (24 décembre 1800). Cinquante-deux personnes furent tuées ou blessées. C'était l'œuvre de quelques royalistes. Le gouvernement l'attribua aux Jacobins, et 130 individus furent déportés; les auteurs véritables furent pourtant ensuite connus et punis de mort.

-

Le consulat à vie (2 août 1802). Des tentatives de cette sorte ont pour effet d'affermir ce qu'elles veulent renverser. Tout le monde se dit qu'il fallait que la France prolongeât le pouvoir de celui que les partis menaçaient, et que le pacificateur du continent méritait une récompense natio

nale, la plus belle qu'on pût lui décerner, la plus utile au pays, celle qui lui permettrait de mûrir de longs projets. Peu après la paix d'Amiens, les sénateurs ayant proposé de proroger de dix ans ses pouvoirs consulaires, le peuple lui donna le consulat à vie, avec le droit de se choisir un successeur (2 août 1802).

Pour mettre les institutions en harmonie avec les nouveaux droits accordés au Premier Consul, la constitution de l'an VIII fut remaniée. Les listes de notabilités furent supprimées et remplacées par des colléges électoraux à vie, ce qui ne valait pas mieux. Le Sénat, investi du pouvoir constituant, obtint le droit de régler par des sénatus-consultes tout ce qui n'aurait pas été prévu par les lois organiques, le droit de suspendre le jury, de dissoudre le Corps législatif et le Tribunat, de mettre les départements hors de la constitution. Un conseil privé, composé de consuls, de ministres et de deux sénateurs, deux conseillers d'État et de deux grands officiers de la Légion d'honneur, dut être seul consulté sur la ratification des traités, et eut mission de rédiger les sénatus-consultes organiques. Le Tribunat, réduit à 50 membres, ne fut plus, à vrai dire, qu'une section du conseil d'État. J'ai oublié, comme tout le monde les oubliait déjà, les deux autres consuls, témoins silencieux du gouvernement de leur collègue. Ils furent comme lui nommés à vie, mais ils n'en restèrent pas moins obscurs. 4 568 885 suffrages sur 3 577 259 adoptèrent le sénatus-consulte organique de la constitution de l'an x. Dans le petit nombre des votes négatifs se trouvait celui de Masséna.

Politique extérieure du Premier Consul : changements en Italie (1802). — Les républiques nées de la nôtre modifièrent, à l'exemple de la France, leurs constitutions, dans le sens du principe d'autorité. Les Cisalpins avaient déjà donné à Bonaparte la présidence de leur gouvernement (janvier 1803); la république ligurienne lui demanda de choisir son doge. Cette influence du Premier Consul en Italie était acceptée des puissances étrangères, comme une conséquence forcée de nos victoires. La réunion à la France du Piémont, qui forma sept départements nouveaux (11 septemere 1802), l'occupation du duché de Parme et de l'île d'Elbe étaient prévues d'avance et furent effectuées sans opposition, mais non sans exciter de sourdes colères.

Médiation en Suisse (1802). — La Suisse était livrée à de déplorables agitations. Bonaparte, invoqué comme média

[blocks in formation]

teur par le gouvernement de ce pays, lui envoya 20 000 hommes, qui rétablirent l'ordre matériel, et lui donna une constitution dont l'Europe put admirer la sagesse (9 février 1803). Notre antique alliance avec les cantons fut renouvelée, et 16 000 Suisses entrèrent au service de la France. Malheureusement il ajouta à cette médiation modérée des paroles altières et menaçantes pour l'Angleterre.

Intervention en Allemagne. - Son intervention dans les affaires bien autrement compliquées de l'Allemagne fut aussi intelligente et vive. La diplomatie allemande fut contrainte de renoncer à ses lenteurs proverbiales pour marcher du même pas que le jeune conquérant, qui menait les négociations comme les batailles. Des indemnités avaient été promises aux princes allemands qui avaient perdu leurs domaines sur la rive gauche du Rhin. Le clergé les fournit. On sécularisa les trois électorats ecclésiastiques, et ces puissants évêchés, ces riches abbayes, débris du moyen âge, qui valaient des principautés, on les donna aux princes dépossédés. Des villes impériales perdirent aussi leurs anciens priviléges pour passer sous l'autorité d'un prince. Le chaos de l'Allemagne fut simplifié ; il le sera bien plus encore après Austerlitz et Iéna.

Expédition de Saint-Domingue. Le Premier Consul s'était promis de relever notre marine et notre commerce, il était donc naturellement conduit à la pensée de relever aussi notre empire colonial. Il fit d'abord un sacrifice habile; il vendit la Louisiane aux Américains pour 60 millions et il justifiait cet acte qu'on lui reprochait par des paroles profondes: « Il faut pour l'intérêt de la France que l'Amérique soit grande et forte. Je lis plus loin que vous dans l'avenir; je me prépare des vengeurs. » Et les Américains l'auraient été, si en 1812 il les avait attendus. Leur déclaration de guerre à l'Angleterre est du 18 juin, celle de Napoléon à la Russie, du 22. Il n'avait pas eu à cette date le temps d'apprendre la résolution des Américains.

Saint-Domingue, la reine des Antilles, qui, avant 1789, exportait pour 160 millions de produits, n'était plus entre nos mains. Les doctrines libérales de la Constituante, jetées sans précaution au milieu de cette colonie florissante, y avaient causé d'incalculables malheurs : les noirs y avaient massacré les blancs, et cette terre, couverte de sang et de ruines, était retournée à la barbarie.

Premier Consul voulait recouvrer cette ile, le plus riche joyau de notre ancien empire colonial. Il envoya, sous les ordres du général Leclerc, son beau-frère, des forces considérables contre le noir Toussaint Louverture, qui, nommé par lui gouverneur de Saint-Domingue, après sa victoire sur les mulâtres, s'était déclaré indépendant et s'appelait le Bonaparte des noirs. La capture de cet homme remarquable fut le seul succès d'une expédition inopportune qui irrita profondément l'Angleterre et que la fièvre jaune décima. Christophe et Dessalines, successeurs de Toussaint, favorisés par la rupture entre l'Angleterre et la France, chassèrent les Français de l'île, et fondèrent la république d'Haïti (1804).

Rupture de la paix d'Amiens (mai 1803). L'Angleterre avait fait la paix pour arrêter l'accroissement de la France, et la France grandissait plus dans la paix que dans la guerre. Son commerce, son industrie, prenaient un immense essor; son pavillon reparaissait sur toutes les mers et il allait faire une concurrence redoutable à ceux qui s'appelaient les maîtres de l'Océan. De plus, elle intervenait avec autorité en Allemagne et en Suisse. La Hollande était sous sa direction. Le Piémont était devenu une de ses provinces, il semblait que la haute Italie allait en former une autre. Ainsi, disait-on, l'ambition française ne se contente plus de ce qu'on appelait naguère les frontières naturelles de la France. Elle franchit les Alpes, elle déborde sur l'Italie; bientôt elle franchira le Rhin et ses autres barrières. Et l'Angleterre récriminait contre chacun de ces faits de politique extérieure, qui étaient accomplis ou prévus quand elle avait signé la paix d'Amiens; elle s'en faisait un prétexte pour ne pas restituer Malte, la clef de la Méditerranée. Bonaparte exigea cette restitution, condition principale du traité. Le ministère anglais lui répondit par une de ces indignes violations du droit des gens, qu'on ne retrouve que trop dans l'histoire de l'Angleterre. Il fit saisir, sans déclaration de guerre, sur toutes les mers, 1200 navires français et bataves (13 mai 1803).

Ainsi les hostilités recommençaient. Rupture fatale qui força Bonaparte à abandonner la paix pour la guerre, qui le mena, et avec lui la France, à travers tant de gloire, à tant' de misères '!

1. Bonaparte comprit dès le premier moment que cette guerre allait changer tout le système politique de l'Europe et sa situation à lui-même. Dans les négociations qui précédèrent la rupture, il écrivait à son ministre à Lon

« PreviousContinue »