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autre époque de l'histoire n'offre d'exemple, et qui, loin de s'affaiblir par le temps et les obstacles, semble redoubler de force et de persévérance.

Avant cette mémorable époque, les peuples gémissaient encore sous le joug de lois qui n'avaient d'autres bases que l'arbitraire et la terreur. Au milieu du mouvement des lumières la législation criminelle était restée stationnaire. On continuait à maintenir en vigueur des lois pénales qui pouvaient avoir constitué un progrès dans leur temps, mais qui, à coup sûr, n'étaient plus en rapport avec la civilisation moderne. La procédure criminelle était soumise à des formes condamnées par la raison et réprouvées par la justice: la torture, le secret de l'instruction et du jugement, les entraves mises à la libre défense des accusés, étaient regardés comme des moyens indispensables pour découvrir la vérité. Les abus les plus criants souillaient l'administration de la justice pénale dont les décrets étaient aussi redoutables aux innocents qu'aux criminels. Qui ne connaît ces mots du premier président de Harlai: Si l'on m'accusait d'avoir mis dans ma poche la grosse cloche de Notre-Dame, je commencerais par fuir et je me défendrais de loin.

Une réforme de la législation criminelle était devenue un des plus pressants besoins de la société ; mais, pour opérer cette réforme il fallait un événement tragique qui frappât les esprits, et une voix forte et éloquente qui fit sortir les gouvernements de leur profond sommeil. Cet événement se présenta bientôt et cette voix ne tarda pas à se faire entendre. Jean Callas tomba victime des erreurs de ses juges et de l'arbitraire des lois de son temps. L'indignation générale excitée par cet assassinat juridique inspira la plume d'un homme de génie, César marquis de Beccaria, l'auteur de l'immortel ouvrage des Délits et des Peines.

C'est de cette époque que date la révolution législative qui a renversé partout les anciennes lois pénales et les

vieilles formes de la procédure criminelle. Sans doute, cette révolution a été préparée et soutenue par le mouvement de la civilisation et la force de l'opinion publique ; mais il n'est pas moins vrai que Beccaria, le représentant et l'organe de son siècle l'a fait éclater et en " a dirigé la

marche.

Une chose digne de remarque, c'est que l'impulsion de réforme donnée par l'illustre auteur italien se fit d'abord sentir aux extrémités de l'Europe, dans deux états qui n'avaient entre eux d'autre point de ressemblance que la forme despotique de leur gouvernement. Pouvait-il soupçonner, l'éloquent défenseur de l'humanité, que sa voix aurait d'abord un retentissement sympathique sur les bords de la Newa et au-delà des Pyrénées ?

Déjà en 1767, l'impératrice de Russie, Catherine II, ordonna la confection d'un nouveau Code pénal et fit publier une instruction pour servir de guide à la commission chargée de ce travail. Cette instruction écrite dans un style philosophique, contenait un grand nombre de principes puisés dans Montesquieu et des passages entiers du traité de Beccaria.

Peu d'années après, en 1770, le roi d'Espagne demanda au tribunal suprême de lui présenter des observations sur les réformes à introduire dans la législation criminelle du royaume. Cette circonstance fit naître un ouvrage remarquable sur la théorie pénale, ouvrage dont l'Espagne peut se glorifier à juste titre, mais qui paraît aussi l'unique en ce genre que possède ce pays. Lardizabal, membre du tribunal suprême, entreprit d'exposer l'état où se trouvait alors la jurisprudence criminelle de sa patrie et d'établir les principes qui doivent former les bases d'une bonne législation pénale.

Mais les doctrines libérales de Beccaria ne purent prendre racine dans le sol de la Russie et de l'Espagne;

l'introduction d'une nouvelle législation criminelle eût trop d'obstacles à vaincre, et les Codes ne furent point achevés.

Des projets de réforme on passa bientôt à la réforme même. Léopold, grand-duc de Toscane, essaya le premier de changer entièrement le droit criminel dans ses états. L'empereur Joseph II imita l'exemple de son frère. L'esprit d'innovation s'empara des peuples et de leurs gouvernements. Partout on entreprît ou on médita des améliorations; les lois pénales et la procédure criminelle de tous les pays civilisés, non-seulement de l'Europe, mais encore des autres parties du globe, furent ou entièrement réformées ou du moins considérablement modifiées. L'Angleterre même, ce pays si attaché à ses anciennes lois et coutumes, éprouva les effets salutaires de cet esprit de réforme; la voix des Romilly et des Makintosch trouva enfin de l'écho dans le parlement et sous le premier ministère de Sir Robert Peel, une révision des lois criminelles de la Grande-Bretagne fût entreprise et exécutée.

La France, dont la civilisation est si fortement progressive, ne pouvait rester immobile au milieu de ce mouvement des esprits. A peine le traité de Beccaria fût-il publié que les écrivains les plus distingués de ce pays joignirent leurs efforts à ceux de l'auteur italien, pour signaler à l'opinion publique les vices de la législation criminelle et en réclamer la réforme au nom de la justice et de l'humanité. Cette réforme était devenue en effet d'une nécessité impérieuse (1).

A cette époque, on observait, en fait de procédure criminelle, les règles tracées par la fameuse ordonnance de 1670, dernière loi générale qui soit intervenue sur cette matière avant la révolution. Comparativement à la loi

(1) Voyez sur l'Ancien Droit criminel français, Locré, Législation civ. commerc. et crim. de la France, tome 1.

antérieure, cette ordonnance était sans doute un progrès; elle avait adouci l'apreté de l'ordonnance de 1539, fixé et régularisé les formes et donné une marche plus assurée à l'instruction criminelle. Mais considérée en elle-même, elle était indigne du siècle de Louis XIV et laissait subsister des formes extrêmement sévères et vicieuses, particulièrement le secret de l'instruction et du jugement, la défense d'accorder un conseil aux accusés et la question préparatoire employée comme moyen de forcer l'accusé à faire lui-même l'aveu de son crime. Le plus aveugle admirateur de cette ordonMuyart de Vouglans, qui l'a défendue contre les attaques de ses adversaires dans sa réfutation du traité des délits et des peines, convenait lui-même qu'elle était susceptible de réforme (1).

nance,

Parmi les vices de l'ancienne procédure criminelle, nous devons encore signaler le système des preuves légales. Toutefois, il importe de remarquer que cet absurde système ne fut pas introduit par des lois, mais établi d'abord par la doctrine des criminalistes et adopté ensuite par la jurisprudence des tribunaux.

Les reproches qu'on faisait à l'ancienne législation française, sous le rapport de la pénalité, étaient encore plus graves que ceux qu'elle méritait sous le rapport des formes.

D'abord, l'absence d'un Code pénal, d'une loi générale sur la pénalité, était un grand mal. Le nombre des lois isolées, statuant sur la punition des divers crimes et publiées successivement dans l'espace de plusieurs siècles, était immense. Les juges se trouvaient dans la nécessité de consulter les ordonnances des temps les plus reculés, de recourir jusqu'aux établissements de Saint-Louis et, dans quelques cas même, jusqu'aux capitulaires de Charlemagne (2). Il était

(1) Muyart de Vouglans, Lois crim. de France, p. 476-477. (2) Muyart de Vouglans, p. 184, 185, 192 et 193.

fort difficile de connaître toutes ces lois, et plus difficile encore de savoir lesquelles étaient restées en vigueur.

Les juges n'avaient d'autre moyen de se tirer d'embarras que de suivre aveuglément les opinions des criminalistes et les usages consacrés par la pratique. On jugeait, en matière criminelle, beaucoup plus en vertu d'une tradition qu'en vertu d'une connaissance bien claire de la loi (1). Quant aux lois pénales mêmes, elles étaient barbares. L'humanité 'se révolte quand on jette les yeux sur ce long tableau de peines cruelles et de supplices atroces que les criminalistes de ce temps semblent dérouler avec satisfaction (2), pour prouver aux juges qu'en matière de punition, il y a de quoi satisfaire les goûts les plus bizarres et les plus sanguinaires. L'ancien système pénal était aussi arbitraire que cruel. D'abord, les lois définissaient rarement les actions inscrites au catalogue des crimes; la définition en était abandonnée aux juges qui pouvaient en étendre ou en restreindre la portée selon qu'ils le trouvaient convenable. Plusieurs infractions, même les plus graves, sur lesquelles les lois avaient gardé le silence, n'étaient qualifiées crimes que par la juriprudence des parlements qui avaient ainsi le droit de créer des crimes. Souvent la loi, tout en qualifiant le délit, en laissait la punition à l'arbitrage illimité du juge. Dans le plus grand nombre de cas, la loi ne déterminait que le genre de la pénalité, de manière que le choix de l'espèce et la fixation du quantum de la peine dépendaient entièrement du pouvoir discrétionnaire des tribunaux qui pouvaient prononcer le supplice de l'écartellement aussi bien que celui de la décollation, le bannissement perpétuel aussi bien que la détention temporaire dans une maison de force. Enfin, les lois de ce temps punissaient souvent des actions

(1) Pastoret, Lois pénales, introd. P. XII. (2) Muyart de Vouglans, p. 53 et suiv.

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