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peut être touché avec la main. Ainsi, tant que leur police ne les avertit pas qu'une réunion d'hommes suspects s'assemble, la nuit, en secret, en tel lieu; tant qu'on ne leur dénonce pas un amas d'armes cachées ou une fabrique non patentée de cocardes et de drapeaux; tant enfin qu'ils ne voient pas d'œillets rouges aux boutonnières ou d'épingles noires aux cravattes, tout va bien; ils sont tranquilles, et ils nous engagent à l'être. Que si vous leur parlez morale ou politique, ils vous répondront commerce ou industrie; si vous leur signalez l'effroyable corruption des mœurs publiques et privées, ils vous raconteront la prospérité de la bourse et de la banque; si vous leur montrez les églises tombant en ruines et le sanctuaire se dépeuplant, ils vous feront voir les théâtres qui s'élèvent et l'accroissement du Conservatoire; si, dans la capitale, sur les vingt-deux mille naissances annuelles, vous comptez sept mille enfants du crime, ils vous citeront, sur cent mille ménages, quinze mille qui payent douze cents francs d'impôts; si vous leur présentez l'effrayante liste des deux mille huit cent huit suicides qui, en moins de huit ans, ont ensanglanté Paris, ils vous présenteront les registres de l'octroi et les tableaux de la régie; enfin si vous leur nommez les trois millions de livres corrupteurs qui empoisonnent la France, ils vous opposeront les cinq millions de francs que leur rapportent les jeux, la loterie, les boues et les prostituées.

Maintenant on peut aisément concevoir le parti que la révolution a dû tirer d'un semblable aveuglement, et l'on comprend comment, libre d'attaquer la société dans sa religion, dans ses institutions, dans ses mœurs, c'est-à-dire dans tout ce qui est indifférent aux hommes en pouvoir, elle est parvenue, en respectant l'unique objet de leurs sollicitudes, à les enfoncer de plus en plus dans leur apathie administrative et dans leur matérialisme financier.

Enhardie par ses succès en Europe, la révolution a étendu son vol jusqu'en Amérique. Elle a pensé que, si elle parvenoit à s'en rendre maîtresse, elle pourroit un jour, en précipitant

le nouveau monde sur l'ancien, consommer la conquête de l'univers. Elle a donc commencé par séparer les colonies des métropoles; et en établissant leur indépendance sur la révolte et le parjure, elle a alusi jeté adroitement un crime dans les fondements de ces nouveaux états, commè, sous la première pierre d'un édifice, on dépose l'effigie du fondateur.

Ce premier triomphe obtenu, elle s'en est allée semant partout des constitutions républicaines et des bibles protestantes, parce qu'elle sait que les constitutions sont à la société politique ce que le protestantisme est à la société religieuse : un poison, qui d'abord ôte la raison, et finit par donner la mort.

Mais il restoit un dernier pas à faire. C'étoit peu d'avoir soustrait des sujets à l'autorité des rois; le coup de maître, c'étoit d'obtenir que la légitimité légitimat la rébellion qui la dépouilloit. En concevoir seulement la pensée auroit pu paroître une folie: en l'essayant, la révolution a donné la mesure de sa pénétration, et en réussissant elle nous a révélé le secret de sa force. En Espagne, il est vrai, elle n'a pu encore se faire écouter: c'est un pays sauvage, où il y a des moines, et où l'on ne trouve ni pairs, ni députés ; mais en Portugal, où règne le roi d'Angleterre; mais en Angleterre, où règne la révolution; mais en France, où la révolution et l'Angleterre exercent à l'envi leur influence, la révolte a trouvé d'éloquents avocats, de puissants protecteurs; et tandis que le républicain Boyer portoit la santé de Charles X le libéral (1), un ministre du roi de France entendoit, à sa table, trois nègres boire à la santé de Boyer le légitime. Il est vrai que cent cinquante millions ont été promis, en retour, par la révolution : c'est, suivant son estimation, ce que vaut le sang des colons égorgés.

Cependant il ne faut pas croire qu'entièrement absorbée par

(1) Les journaux du ministère, dans la relation officielle qu'ils ont donnée des fêtes d'Haïti, ont rapporté, sans observations, ce toast insolent. Si ce blasphème n'avoit pas été purifié en passant par des plumes si royalistes, nous n'aurions pas osé le transcrire ici.

ces grands intérêts, la révolution néglige les détails. Comme César, elle suffit à tout; rien n'échappe à son attention, et dans tout ce qui arrive, elle saisit avec un instinct merveilleux la circonstance qui peut lui être favorable. Pour le prouver, nous citerons quelques faits.

Par exemple, on soumet à l'investigation des magistrats les paroles qu'elle dépose dans ses deux journaux favoris. Pensezvous qu'elle s'en effraye? Bien loin de là : où l'on croyoit voir un danger pour elle, elle, au contraire, ne voit qu'un scandale, c'est-à-dire un triomphe. Au lieu de défendre ce qu'elle a dit, elle attaque ce qu'ont fait les papes et les jésuites ; et ce nouveau genre de justification devient, en effet, un des considérants de son absolution.

Des questions théologiques dormoient dans des controverses presqu'oubliées. La révolution les réveille pour aigrir, pour diviser les esprits : elle et les siens prennent parti dans la discussion; ils prêchent, ils dogmatisent; et dans le siècle de l'indifférence religieuse, ce singulier spectacle nous est donné, de voir des hommes qui ne croient pas en Dieu, se faire les champions des prétendues libertés d'une Eglise qu'ils voudroient anéantir, et se constituer, d'office, les défenseurs du pouvoir temporel des rois, qu'ils travaillent à détrôner (1).

(1) Ce qui est peut-être plus singulier encore, c'est que des personnes, que leur costume, leur caractère, leurs fonctions et leur âge devroient faire supposer prudentes et instruites, ont aidé de tous leurs efforts au succès de cette jonglerie révolutionnaire, en se montrant obligeamment saisies des mêmes sollicitudes pour les couronnes que la Tiare menace, et en se rendant ainsi les échos chrétiens des doléances hypocrites de l'impiété; et à cette occasion, nous remarquerons aussi que ce sont des écrivains laïcs qui ont envisagé cette question sous son véritable point de vue. La Quoti dienne a donné, sur ce sujet, trois excellents articles (j'entends parler de ceux qui n'étoient pas signės); l'un étoit de l'illustre auteur de la Législa. tion primitive; les deux autres, quoiqu'ils ne fussent pas de lui, lui ont été attribués; et c'est assurément le plus bel éloge qu'on en pouvoit faire, et aussi le plus justement mérité.

Un nouveau pontife monte sur la chaire de saint Pierre. A son avénement, l'Eglise ouvre à ses enfants les trésors de sa miséricorde. C'est pour toute la chrétienté une époque de bonheur et d'allégresse. A l'aspect de cette joie catholique, Satan rugit de fureur; et, de l'écume qui tombe de sa bouche, la révolution écrit, contre le vicaire de Jésus-Christ, d'exécrables blasphèmes, qui, dans quelques procédures à venir, se changeront peutêtre encore pour elle en circonstances atténuantes. (1)

Enfin, un homme de Waterloo meurt. Aussitôt elle fait un appel à la douleur, un appel à l'enthousiasme, et toutes les bourses libérales s'ouvrent. Les souscripteurs accourent en foule; il y a des banquiers qui donnent jusqu'à cinquante mille francs, et des princes jusqu'à dix mille. On vote un imonument; les plans, les projets abondent, et l'on n'a plus qu'à désigner le lieu. Lequel choisira-t-on ? on l'ignore encore; mais peut-être sera-ce la Place Louis XV: l'emplacement est vacant. Ainsi, tout sert à la révolution, même la mort des siens; et jusque dans leurs funérailles, elle trouve l'occasion d'un dénombre

ment.

Nous n'avons pas cru inutile de signaler à l'attention publique cette direction nouvelle qu'a prise la révolution, et qui, ce nous semble, n'avoit pas encore été suffisamment observée; non que nous croyions qu'on la poursuivra là plus qu'on ne l'a poursuivie ailleurs ; mais si l'on ne peut espérer de savoir où la combattre, c'est toujours quelque chose de savoir où la trouver. Peut-être aussi ces réflexions tireront-elles de leur bénigne léthargie quelques-uns de ces hommes qui ne s'éveillent que lorsqu'on sonne le tocsin, et qui ne voient de danger que lorsqu'ils entendent le canon. Pour ménager leur conscience délicate, nous n'avons nommé personne (car aujourd'hui nommer sculement est un manque de charité, tant il y a de noms qui sont des injures!) mais nous avons cité des chiffres et

(1) Voyez et lisez, si vous en avez le courage, les articles du Constitutionnel sur la Bulle du Jubilé.

des faits, parce que, dans ce siècle, les chiffres et les faits sont, après l'or, les argumens les plus irrésistibles que nous connoissions. Nous désirons sincèrement qu'ils produisent quelque impression sur leur esprit ; nous désirons que, du moins, ils leur fassent entrevoir qu'un Etat peut avoir de plus fermes appuis que, des bayonnettes et de plus redoutables ennemis que la poudre à canon; que l'exact recouvrement de l'impôt n'est pas un signe infaillible de prospérité, et que ceux qui, comme nous, aiment leur pays d'un amour véritable, peuvent, sans être taxés d'exagération ou de folie, lui souhaiter autre chose encore qu'une armée de deux cent mille hommes et un budjet d'un milliard.

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OBSERVATIONS DE M. DE BONALD, SUR LES ARRÊTS RENDUS PAR LA COUR ROYALE, DANS LE PROCÈS DU Constitutionnel ET DU Courrier Français.

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Quoique ces Observations aient déjà paru dans la Quotidienne, le Mémorial a dû aussi les publier : on ne sauroit trop faire noître les réflexions de l'illustre auteur de la Législation primitive, sur un objet aussi important.

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Quand l'État est en péril, les sujets se rallient autour du chef de l'État, et attendent leur salut de sa fermeté et de sa vigilance; quand l'Église est en péril, les fidèles se rallient autour du chef de l'Église, spécialement chargé de sa conservation. C'est là tout l'absolutisme et tout l'ultramontanisme contre lesquels on déclame aujourd'hui avec tant d'acharnement, et dont ceux qui troublent l'État et l'Église par leurs écrits impies ou séditieux, sont l'unique cause,

» Cette disposition des esprits est si nationale, que partout où une réunion d'hommes sous une autorité quelconque est exposée à quelque

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